En guise d’introduction, je voudrais commencer par dire que la situation en France et en Europe est préoccupante. La crise économique aidant, nous observons partout sur le continent la progression inquiétante des forces d’extrêmes droites, fascistes ou néo-nazies. Ces nationalismes radicaux sont de plus en plus décomplexés. Une partie d’entre eux participent démocratiquement aux différentes échéances électorales et s’institutionnalisent tranquillement. Le Front National français est la troisième force politique de l’hexagone, et sa présidente est une femme de poigne qui ne cache pas ses ambitions à la magistrature suprême et qui pour atteindre cet objectif ne recule devant rien pour rendre son parti respectable. Et elle y réussit admirablement. Il faut reconnaître que cette tâche lui est facilitée. En effet, l’islamophobie, et plus exactement, le racisme d’État anti-musulman est un sport national. Le champ politique blanc qui va de l’extrême droite à l’extrême gauche est gangréné. Il faut cependant être précis dans nos analyses. L’islamophobie institutionnelle n’est pas un produit de l’extrême droite. C’est un produit de la social-démocratie représentée d’abord et avant tout par la gauche institutionnelle (le PS) et la droite républicaine. Un des symboles intellectuels de cette sociale démocratie est le philosophe Alain Finkielkraut qui vient de rentrer à l’Académie Française. En fait, on peut interpréter cela comme une récompense faite par la France pour services rendus. Il est en effet un illustre islamophobe, un des pires néo-conservateurs des dix dernières années. Mais aussi un grand sioniste. La France sait reconnaître ses grands hommes. Finkelkraut qui a été élu au fauteuil de Félicien Marceau devra prononcer son éloge. Cet académicien s’est illustré par ses activités antisémites et pro-nazies qui lui ont valu, en janvier et octobre 1946, d’être condamné par contumace à 15 ans de travaux forcés par le Conseil de guerre de Bruxelles et d’être déchu de sa nationalité. J’attends l’éloge avec une certaine jubilation…C’est donc sous administration de la droite républicaine que la loi islamophobe de 2004 est passée avec le soutien de la gauche institutionnelle. Précisons également que la gauche de gauche, parfois institutionnelle (PC) ou non à la fois anticléricale, bouffeuse de curés, coloniale et eurocentrique a largement participé au climat islamophobe et a en grande partie soutenu la loi de 2004. Parfois quand elle ne l’a pas ouvertement soutenue, elle ne l’a pas combattue non plus, sauf exceptions, ce qui revient au même. De plus, mis à part une petite minorité comme le groupe Action Antifasciste (AFA), le Collectif Antifasciste Paris-Banlieue ou l’appel des libertaires contre l’islamophobie1 qui a suscité des débats très virulents dans la communauté libertaire, une grande partie de la frange la plus radicale et la plus antifasciste de la gauche française continue de suspecter les musulmans et les femmes voilées et continuent de scander « ni Dieu ni Maître ». Un slogan révolu, peut être pertinent dans le cadre d’enjeux passés où l’Église était au pouvoir mais qui est ridicule aujourd’hui quand on sait que l’islam n’est pas une religion d’État et surtout qu’elle est la religion des nouveaux prolétaires, des classes subalternes, des plus pauvres que les antifascistes prétendent défendre. En juin dernier, une série d’agressions contre des femmes voilées ont eu lieu dans la banlieue parisienne par des groupes d’extrême droite ne suscitant que très peu de réactions. Pourtant, seules des femmes étaient ciblées, l’une d’entre elles a même perdu son bébé. Les antifascistes n’ont pas beaucoup réagi, les féministes non plus mis à part une petite minorité d’entre elles. A la même période, un jeune antifasciste blanc, Clément Méric, a été agressé et tué par ces mêmes milieux d’extrême droite. La réaction a été immédiate et l’émotion a aussitôt pris une dimension nationale. Certes, il s’agissait d’un assassinat. Je ne remets pas en cause ici la légitimité de la rage qui s’est emparée des milieux antifascistes. Mais force était de constater que les milieux de gauche, antifascistes et antiracistes se sont fortement mobilisés pour protester contre l’assassinat de Clément Méric dans toutes les grandes villes françaises et qu’ils ont été terriblement absents des mobilisations organisés par les musulmans. C’est un constat amer mais il n’est pas nouveau. Je vous propose quelques explications pour comprendre cet état de fait2 :
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La plupart des antifascistes n’envisagent pas l’antiracisme comme un combat politique mais comme un combat moral. Ainsi, ils ne comprennent pas que l’antiracisme est un combat contre une oppression institutionnelle et non contre des sentiments diffus portés par des individus malveillants, qu’il englobe les résistances anticoloniales, le combat contre l’apartheid en Afrique du sud et contre la ségrégation aux États-Unis. Ils ne comprennent pas cette unité.
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La plupart des antifascistes ne comprennent pas que les luttes décoloniales des populations post-coloniales sont une composantes majeure du combat contre le fascisme et qu’il faut les traiter comme des égaux avec leur propre agenda, leurs priorités et non pas comme une espèce à protéger.
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Ils ne comprennent pas que les musulmans sont des victimes et que l’islam est une religion dominée tant à l’intérieur des démocraties libérales occidentales qu’à l’extérieur dans le cadre des relations impérialistes. Or, eux, voient dans les manifestations de « conservatisme » ou de « dogmatisme religieux », le signe du fascisme. Ce sont des raccourcis mais ils sont efficients.
La résultante de ce constat, c’est qu’il n’y a pas de solidarité spontanée entre l’antifascisme et l’antiracisme, parfois ils rentrent même en conflit. Il y a même eu dans le passé des collusions entre l’antifascisme et l’impérialisme contre les luttes d’indépendances. Voici trois exemples édifiants :
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En 1937, en France, le Front Populaire, né dans le creuset de l’antifascisme mais qui était aussi un mouvement populaire puissant, représentant les classes laborieuses a dissout l’Étoile Nord-Africaine qui luttait pour la fin de l’indigénat et pour l’indépendance nationale de l’Algérie. Le mobile était que l’Étoile Nord-Africaine avait des accointances avec les fascistes. La vérité c’est que le Front Populaire sur la question coloniale était à peine réformateur et non révolutionnaire. Souvenons-nous du projet de loi Blum-Viollette qui promettait de donner le droit de vote à 20 000 indigènes (pas plus !) mais qui n’a même pas été avalisé par le Sénat3. Quant au code de l’indigénat, il n’a même pas été égratigné. Même si les antifascistes ne se revendiquent pas explicitement de cette expérience, le Front populaire reste exemplaire d’un antifascisme « par en-haut » dont il est nécessaire de faire le bilan historique pour rompre définitivement avec sa forme réformatrice et par conséquent coloniale. Messali Hadj avait pourtant prévenu : « Un gouvernement de Front populaire devra s’attacher à renoncer à la politique de la race privilégiée qui a inspiré jusque-là toute la législation et l’organisation administrative dans les colonies »4.
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Un deuxième exemple de malentendu entre les antifascistes et les anticolonialistes : les antifascistes européens ont aidé à l’effort de guerre contre l’Allemagne nazie en collaboration avec leurs États respectifs. De nombreux anticolonialistes du Maghreb et d’Afrique ont refusé de participer à la libération car ils ne comprenaient pas pourquoi ils devaient restaurer des impérialismes démocratiques.
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Dernier exemple : Nous sommes au moment du Front Populaire en Espagne entre 36 et 39. L’hostilité du gouvernement aux revendications nationalistes marocaines est telle qu’elle provoque par dépit une indifférence des Marocains aux malheurs de la république confrontée au putsch de Franco. Certains iront même jusqu’à combattre dans les troupes franquistes. Non seulement, le passage au Front Populaire n’a pas provoqué de changement notable dans la politique coloniale espagnole mais en plus celui-ci s’est privé d’un des rares soutiens, le peuple marocain, qui aurait pu changer la donne face au franquisme.
On voit ici, que l’intérêt de classe des prolétaires et antifascistes européens ne correspondait pas aux intérêts des damnés de la terre.
Il est possible de dépasser ces antagonismes car il va de soi que le fascisme est l’ennemi des post-colonisés, des musulmans mais aussi des classes populaires blanches et non blanches. Pour cela, il est nécessaire d’articuler anti-fascisme et anti-colonialisme, antifascisme et antiracisme. Mais tout ceci reste théorique car rien ne se fera si l’antifascisme n’est pas décolonisé. Il est urgent que les antifascistes fassent leur aggiornamento, c’est-à-dire qu’ils affrontent leur blanchité (dit autrement leurs intérêts de race) car tant qu’ils focaliseront toute leur énergie contre l’extrême droite, ils négligeront deux questions prioritaires : la transformation de la gauche et les alliances avec celles et ceux qui subissent de plein fouet le racisme et qui sont les cibles privilégiées du fascisme. Pire que cela, ils seront complices du fascisme même s’ils prétendent le contraire du haut de leur radicalité de façade. Mais si on leur dit « aujourd’hui, il va falloir envisager des alliances avec des barbus et des femmes voilées, pire avec des mosquées », ils peuvent faire des syncopes. Nous, nous sommes évidemment très conscients de cela, c’est pourquoi nous savons que des alliances se construisent sous la pression et le rapport de forces, ce qui signifie créer notre propre existence politique pour inventer nos alliés. Comme le disait Abdelmalek Sayyad, un grand sociologue algérien : exister, c’est exister politiquement.
Je voudrais conclure par un vœu. L’année dernière, cette conférence avait fait une déclaration dénonçant la montée de l’islamophobie en France. Cette déclaration avait été suivie par la tenue d’une conférence internationale à Paris en décembre dernier qui fut un énorme succès. Je souhaite vivement que cette expérience se renouvelle et que nous trouvions en France les forces pour la réitérer. J’ajoute que cette conférence a eu des effets bénéfiques en Europe puisque des organisations britanniques, hollandaises, belges et peut-être allemandes souhaitent suivre l’exemple français et organiser des rassemblements politiques du même type à la même période. Aussi, je ne peux pas ne pas remercier Hatem Bazian et Ramon Grosfoguel ici présents pour leur dévouement et leur engagement auprès de nous. J’espère de tout cœur que cette collaboration entre Berkeley et les milieux antiracistes français se poursuive et continue de faire des petits. Merci.
Houria Bouteldja, membre du PIR
1 Libertaires et sans-concessions contre l’islamophobie !
2 Cette analyse est inspirée par l’intervention de Félix Ewanjé-Epée et Stella Magliani-Belkacem « Quel antiracisme pour quel antifascisme ? » à l’occasion des 6èmes rencontres interdépartementales pour un avenir sans fascismes le 19 janvier 2013 à Voiron à l’initiative de Ras L’Front Isère.
3 Article de Messali Hadj, suite à la dissolution de l’ENA, publié dans La Gauche Révolutionnaire, n° 15, 1er mars 1937.
4 La revendication des libertés publiques dans le discours politique du nationalisme algérien et de l’anticolonialisme français (1919-1954), (source : Journal El Ouma sept-oct. 1936.)