Nassée par la paranoïa suprémaciste et la violence conspirationniste, la communauté se prépare à une nouvelle loi islamophobe

Rayan Freschi est chercheur à CAGE, organisation de défense des droits basée à Londres. Il est l’auteur du rapport “We are Beginning to Spread Terror”: The State-Sponsored Persecution of Muslims in France qui couvre en détail la répression sans précédent de l’islam et des musulmans en France sous le gouvernement d’Emmanuel Macron.

A la suite du meurtre tragique d’Aboubacar Cissé, poignardé 57 fois dans une mosquée, l’État aurait pu suspendre son implacable programme islamophobe, quelques semaines à peine, par simple souci de décence. C’est évidemment l’exact inverse qui a eu lieu. Bruno Retailleau a tout d’abord refusé de visiter la mosquée où notre frère a perdu la vie. Puis, moins d’un mois après le meurtre, un rapport sur l’infiltration présumée de la société française par les Frères musulmans a été divulgué par le ministère de l’Intérieur.

La publication a exacerbé une panique morale islamophobe déjà intense, dépeignant les musulmans comme des conspirateurs sur le point de prendre le pouvoir. Naturellement, un second meurtre raciste a eu lieu : un homme a poignardé à mort son voisin, Hicham Miraoui, et a ensuite publié une série de vidéos sur les réseaux sociaux dans lesquelles il déclarait sa motivation raciste.

Le contraste frappant avec la réponse institutionnelle offerte après l’attaque islamophobe de Christchurch en Nouvelle-Zélande il y a six ans — où l’ancienne Première ministre Ardern porta un hijab afin d’exprimer sa solidarité — met en évidence l’effondrement de toute passerelle empathique entre la France et la communauté musulmane. Les sociétés occidentales sont aveugles à notre humanité, une cécité nourrie par des théories conspirationnistes désormais adoptées par leurs États. Si la perte d’empathie est le signe le plus révélateur de la barbarie comme le suggérait Hannah Arendt, il devient de plus en plus difficile d’exonérer la France — comme d’autres — de cette accusation.

Un rapport inconséquent

La recherche a été commanditée il y a un an par le président Macron et l’ancien ministre de l’intérieur Gérald Darmanin, quelques semaines avant les Jeux olympiques de Paris. Elle a été annoncée dans le cadre d’une vaste série de mesures visant à nous discipliner, sous le prétexte de protéger la cohésion nationale et la sécurité des Jeux. Le rapport était censé donner une description précise de la « menace islamiste » dans le pays. En d’autres termes, des fonctionnaires de l’État — dont un ancien ambassadeur auprès du monde musulman — ont été chargés de recueillir des preuves attestant d’un complot frériste visant à renverser la République par une stratégie d’entrisme. Le document devait être publié à l’automne 2024 mais l’instabilité politique du pays, caractérisée par un Parlement fracturé et un gouvernement précaire, a sévèrement retardé à la fois sa publication et son emploi. Le nouveau ministre de l’intérieur, Bruno Retailleau, a tenté d’expliquer en mars ce retard à travers une surenchère conspirationniste. Selon lui, les conclusions étaient tellement alarmantes qu’elles devaient demeurer confidentielles. Il a dès lors demandé à des “experts” de rédiger une version édulcorée qu’il pourrait dévoiler au public . Le texte de 76 pages a été rédigé conformément à ses directives.

Mais que contient donc ce rapport ? Une analyse historique des Frères musulmans, de leur situation politique actuelle dans le monde musulman et une description de l’écosystème politique que le mouvement aurait planté et nourri en France, principalement au niveau local. Les organisations présentées comme des émanations du groupe opèrent dans des espaces très différents : soutien humanitaire, éducation islamique, défense des droits des musulmans. Qu’ont-elles en commun, en réalité ? Elles sont dirigées par des musulmans et démontrent leur croissance politique, croissance naturelle et attendue d’une communauté dont la présence sur le pays s’étend sur plus d’un siècle. Aucune preuve ne démontre l’affiliation ou l’allégeance de ces organisations à la confrérie. En outre, et de manière assez ironique, le rapport lui-même reconnaît dans sa première page qu’il ne peut prouver de manière définitive la présence du mouvement en France…

De la paranoïa suprémaciste blanche

En un sens, le contenu précis du rapport importe moins que les récits conspirationnistes qu’il soutient et l’objectif politique qu’il sert. En substance, des menaces civilisationnelles et existentielles sont fabriquées à partir d’une « expertise » biaisée, pour ne pas dire complètement fausse, afin d’entraver la croissance politique légitime de la communauté musulmane. Ce modèle n’est pas propre à la France : c’est une caractéristique de la “guerre contre la terreur”. Depuis l’invasion de l’Afghanistan, la paranoïa suprémaciste a employé de faux témoignages ou des analyses pseudo-académiques afin de promouvoir des politiques islamophobes aux portées draconiennes. Les exemples de cette mécanique sont malheureusement nombreux.

En 2003 par exemple, des dizaines de musulmans ont été accusés de préparer une attaque chimique au Royaume-Uni et en France, connue sous le nom de « complot de la ricine ». Les accusations, bien qu’entièrement fondées sur de faux aveux, justifièrent leurs arrestations et entrainèrent un procès qui, Dieu soit loué, s’effondra ensuite sur lui-même.

Le programme Prevent, élément clé de la stratégie britannique de lutte contre le terrorisme, repose sur un guide préventif — Extremism Risk Guidance 22+ (ERG22+) — dont les fondements scientifiques ont été remis en question par 140 chercheurs et universitaires, qui le qualifièrent d’absurde « science du pré-crime ». Malgré l’absence totale de fondement sérieux, cette politique est devenue une obligation civique pour l’ensemble des fonctionnaires outre-manche. Les statistiques de Prevent ont démontré que 95 % des personnes dénoncées étaient musulmanes. En d’autres termes, le programme sert en réalité d’outil de surveillance de la minorité musulmane britannique.

Le danger de tout ce processus réside ici : des narratifs infondés ont des conséquences dévastatrices. Puisque les expressions naturelles de la présence musulmane sont jugées illégitimes, il suit dès lors que la véritable question soulevée par la France est la légitimité même d’une présence musulmane sur le territoire. La paranoïa des suprémacistes blancs, fondement émotionnel d’une « vieille théologie du complot croyant fermement en la capacité des sémites à contaminer, détruire et défaire l’Europe », s’aggrave de jour en jour. Elle a atteint de nouveaux sommets avec la publication du rapport qui a permis de tout à la fois ignorer le meurtre d’Aboubacar Cissé et stimuler l’imaginaire islamophobe du meurtrier de Hicham. En France, où l’imagination conspirationniste et raciste ne connaît que très peu de frontières, des meurtres sont provoqués et justifiés par ce paysage mental irrationnel.

Demain, la servilité ou le pouvoir

Il est attendu que cette séquence politique aboutisse sur davantage d’islamophobie. La publication a eu comme premier débouché institutionnel la mise en place d’une commission d’enquête sur des liens présumés entre LFI et des réseaux islamistes. Nous nous préparons déjà à l’introduction d’une nouvelle loi islamophobe à l’Assemblée Nationale. Comme en témoignent les législations passées, ce genre d’investigation sert d’incitation institutionnelle. Un rapport commandé par l’État sur la « radicalisation islamiste », publié en 2020, a servi de base à la loi antiséparatiste adoptée en 2021. Le rapport Stasi de 2003 a annoncé l’interdiction du hijab dans les écoles publiques en 2004. À quoi devons-nous nous attendre alors, précisément ? De nouvelles mesures facilitant l’escalade répressive de la société civile musulmane ? Une interdiction du hijab au sein des universités ? Toutes les options sont sur la table.

« Il faut du pouvoir pour se faire respecter par le pouvoir » déclarait Malcolm X en 1965. Les musulmans de France et d’ailleurs suivront ce conseil avisé.

Ce contenu a été publié dans Actualités, Actus PIR, Archives. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.