Intervention de notre frère Azzedine Ben Abdallah pour le PIR à la table-ronde « Faire face à la guerre globale par-delà les frontières : Palestine, islamophobie, racismes d’Etat, colonialisme, répression » le 22 juin 2025 dans le cadre de la mobilisation « Guerre à La Guerre » contre le salon de la mort du Bourget.
Je ne peux pas commencer cette intervention sans saluer toute cette assistance, et tous les militants et militantes qui ont participé au succès de ce sommet, le collectif Guerre à la Guerre et l’inter-orga Stop Bourget, et l’ensemble des organisations qui se sont mobilisées contre ce salon de la mort du Bourget.
Je salue en particulièrement celles et ceux qui ont animé, participé et assisté durant ces derniers jours à l’espace souverain Malcolm X, avec nos frères et soeurs d’Urgence Palestine, de Cage International, de la Ligue Panafricaine Umoja, de Perspectives Musulmanes et bien sûr du Parti des Indigènes de la République. Pour ceux qui n’ont pas eu la chance d’assister à nos groupes de travail, nous vous attendons encore plus nombreux la prochaine fois, incha’Allah. Ceci est important, et la suite de ce que je vais dire va tenter d’expliquer pourquoi.
Durant ces deux jours, plusieurs excellentes interventions ont été faites sur l’islamophobie d’Etat, sur la répression en France, en Angleterre et en Autriche, et sur le lien avec l’offensive génocidaire israélienne. Je voulais donc dans les quelques minutes qui me sont imparties ajouter une dimension qui à mon sens est importante.
Nous parlons d’islamophobie, comme nous parlons de négrophobie pour désigner une forme spécifique de racisme. A cela nous pouvons ajouter l’anti-tsiganisme, l’antisémitisme, ou encore ce que certains frères et soeurs désignent comme le racisme anti-palestinien. Cette compartimentation est nécessaire, et j’expliquerai pourquoi plus tard, mais nous avons besoin d’une perspective conceptuelle claire, afin de ne pas transformer nos mouvements en foire d’empoigne à qui sera le plus opprimé, en « Jeux Olympiques de l’oppression », comme disent de nous les imbéciles du camp du colonialisme.
Ce que je veux donc d’abord éclaircir avec vous aujourd’hui, c’est que le spectre de la race nous recouvre tous, nous descendants et survivants du génocide, de la colonisation et de l’esclavage, car nous participons toutes et tous de la même altérité radicale, contre laquelle l’Europe Occidentale a constitué son identité. Cette altérité radicale, le gouvernement français l’appelle depuis quelques temps « Frères Musulmans », mais tout cela vient de bien plus loin.
Je commencerai donc par vous rappeler les tableaux de classification que le régime nazi produisait pour décrire les races inférieures. Le Juif européen y était présenté comme une expression subversive de la noirceur[1], une cinquième colonne puissante et organisée, réputée mener à bien un projet cosmopolite visant au renversement de la suprématie de la race blanche. Je ne sais pas pour vous, mais je trouve que c’est un beau programme. Dans cette représentation, les Juifs sont une étape dans la chaîne qui mène à l’altérité radicale que constituent les peuples africains. Le projet cosmopolite est réputé ouvrir la porte a des changement sociaux, démographiques et civilisationnels menant finalement à la disparition de la race blanche et au triomphe de la barbarie. Dans le cadre de cette perspective apocalyptique, ceux qu’on désigne aujourd’hui pudiquement comme les gens du voyage viennent également incarner le péril de la contamination raciale transfrontalière[2], tout comme les migrants aujourd’hui, avec le péril culturel qu’ils sont censés représenter pour les frontières sacrées des sectateurs de l’état nation occidental. C’est précisément contre cela, contre cette gigantesque menace, que les nazis se racontaient leur croisade, leur guerre éternelle, et je choisis ce mot à propos, car ce sera le second temps de mon exposé.
Laissez-moi citer Ernest Renan dans une conférence au Collège de France[3], dans la seconde moitié du 19ème siècle. Si vous ne le savez pas, Renan est encore souvent cité comme source pour la définition de « qu’est-ce qu’une nation », et manifestement il n’y a pas de cancel culture pour ce genre de grand intellectuel. D’ailleurs tant mieux, car la citation que je vais vous présenter est éclairante. Voyez plutôt :
« L’avenir, Messieurs, est donc à l’Europe et à l’Europe seule. L’Europe conquerra le monde et y répandra sa religion, qui est le droit, la liberté, le respect des hommes, cette croyance qu’il y a quelque chose de divin au sein de l’humanité. Dans tous les ordres, le progrès consistera à s’éloigner de plus en plus de l’esprit sémitique. Notre religion deviendra de moins en moins juive, de plus en plus elle repoussera toute organisation politique appliquée aux choses de l’âme. Elle deviendra la religion du cœur, l’intime poésie de chacun. »
« À l’heure qu’il est, la condition essentielle pour que la civilisation européenne se répande, c’est la destruction de la chose sémitique par excellence, la destruction du pouvoir théocratique de l’islamisme, par conséquent la destruction de l’islamisme, car l’islamisme ne peut exister que comme religion officielle ; quand on le réduira à l’état de religion libre et individuelle, il périra. L’islamisme n’est pas seulement une religion d’État, comme l’a été le catholicisme en France ; c’est la religion excluant l’État ; Là est la guerre éternelle, la guerre qui ne cessera que quand le dernier fils d’Ismaël sera mort de misère ou aura été relégué par la terreur au fond du désert. L’islam est la plus complète négation de l’Europe ; l’islam est le fanatisme, l’islam est le dédain de la science, la suppression de la société civile ; c’est l’épouvantable simplicité de l’esprit sémitique. » [4]
Nul besoin de vous rappeler bien-sûr que « l’islamisme » ici désigne l’Islam tout entier, car c’est sous ce terme qu’on désignait notre Tradition jusqu’au début du XXe siècle. Tout est donc là, et est là depuis très longtemps.
La « guerre éternelle », donc, une guerre de l’Occident contre le reste du monde, prêt à toutes les instrumentations et à toutes les ruses pour poursuivre son œuvre, que nous voyons sous sa forme la plus crue aujourd’hui. Cette guerre éternelle est le véhicule de toutes les guerres menées au nom de la civilisation chrétienne puis européenne, depuis les Francs à l’assaut de ce qu’ils appelaient leur « terre sainte » en Palestine, jusqu’à l’État colonial d’Israël qui innocente les auteurs du génocide juif, et joue le rôle de pointe avancée de la civilisation sécularisée prophétisée par Ernest Renan.
Je voulais juste, à travers cet exemple, rappeler que l’autre nom du racisme et du colonialisme, et donc de la guerre, c’est la suprématie blanche. L’autre nom du racisme, c’est la défense de la civilisation et du progrès. L’autre nom du racisme, c’est la lutte pour imposer partout et en tout temps la suprématie de la religion, des institutions et de l’histoire européenne sur tous les autres. Et tous ces motifs, nous les retrouvons aujourd’hui dans la fuite en avant raciste, autoritaire et identitaire des gouvernements occidentaux, et dans le répertoire des régimes coloniaux à l’instar de l’État génocidaire d’Israël. Que tous nos amis progressistes prennent le temps de méditer encore et encore les conséquences de ceci.
L’islamophobie n’est donc pas que l’affaire des musulmans, la négrophobie n’est pas que l’affaire des noirs, la lutte contre les frontières des état-nations n’est pas que l’affaire des migrants, et l’anti-tsiganisme ne concerne pas que les Rroms, manouches et voyageurs. Nous faisons tous face à un même camp, transnational, une internationale colonialiste, qui en même temps se transforme aujourd’hui en petites forteresses nationales, rabougries, vulgaires et grotesques, mais toujours meurtrières et menaçantes, parce que tout simplement ils se sentent menacés, et ils ont raison de se sentir menacés. Notre combat est donc un, contre le colonialisme, le génocide, la suprématie blanche, et contre l’enfermement nationaliste à l’intérieur des frontières artificielles des États Européens. Voilà un beau motif de convergence.
Et pourtant, bien que notre combat soit un, et que nous fassions tous face au même système d’oppression, il nous faut résolument nous organiser pour nous-mêmes, et non pas dans un bloc populaire aveugle à la race où nous disparaitrions au sein du camp progressiste. Nos luttes ne peuvent exister que par nous-mêmes. Nous ne pouvons exister que dans le cadre d’un rapport de force, car il nous faut conquérir nos alliés un à un, et rien ne nous est acquis. Nos luttes ne peuvent exister qu’en s’imposant de manière souveraine au sein d’un champ politique pour lequel nous n’existons que comme des victimes ou un réservoir électoral[5].
Salutations donc à nouveau à tous ceux qui ont fait exister et ont soutenu l’existence de notre espace souverain, au sein de cette belle assemblée. J’insiste sur l’importance de cette notion de souveraineté : l’organisation de la lutte contre l’oppression raciale passe par l’organisation souveraine de ceux qui en sont l’objet premier. A eux, à nous revient le devoir et droit de définir les termes et les modalités de la lutte, et les conditions de toute convergence. C’est cela que nous appelons aujourd’hui la politique des puissances.
C’est pourquoi notre espace ici, dans cette bourse du travail, se nommait « Espace souverain Malcolm X ». Nous avons besoin d’un Pouvoir Noir. Nous avons besoin d’un Pouvoir Musulman. Nous avons besoin d’un Pouvoir Kanak. Nous avons besoin de Centralité Palestinienne. Nous avons besoin de voir toutes les puissances de décolonisation s’organiser sans l’entrave de toutes les réticences euro-centriques et racistes que l’on rencontre encore dans les organisations blanches. Notre souveraineté est la condition de toute alliance, et aucune lutte contre la guerre éternelle de l’Occident en déliquescence ne pourra être victorieuse sans nous. Merci.
[1] Voir, par exemple ce montage de propagande présentant les Juifs comme situés à la confluence des « Kamites », « Nègres », « Asiatiques » et « Orientaux » et intitulé « le Juif est un bâtard ».
[2] En témoigne encore la présence, dans la toponymie de plusieurs lieux-dits en Moselle et en Alsace, de noms associés à la présence des « Égyptiens » tels que Mohrenkirche (église des Maures) ou Mohrenhof (ferme des Maures). Voltaire les présente comme des descendants de prêtres égyptiens dans son Essai sur les mœurs et l’esprit des nations. Voir la thèse de doctorat de Jules Admant, « L’existence régionale de la « nation bohémienne » : les Bohémiens lorrains à la fin de l’Ancien Régime »; Université de Bourgogne, 2015.
[3] Renan (Ernest), « De la part des peuples sémitiques dans l’histoire de la civilisation : discours d’ouverture du cours de langues hébraïque, chaldaïque et syriaque, au Collège de France » (4e édition), Michel Lévy, 1862
[4] Citations utilisées par Gil Anidjar dans sa préface à « Sémites. Religion, Race Et Politique En Occident Chrétien », Le Bord de l’eau, 2016.
[5] « Épouvantail ou bouc émissaire pour les uns qui cherchent à capter les voix les plus à droite ou un électorat populaire désemparé par la crise, vivier de voix pour les autres qui se présentent comme le seul barrage possible aux courants les plus racistes de la scène politique française : nous n’aurions pas d’autre choix que de renoncer à nous-mêmes pour permettre, contre le ‘pire’, l’avènement du ‘moins pire’. » MIR, 2006. Lire ici
Podcast: Play in new window | Download