Intéressant

La pensée abstraite

Il est assez effarant de constater à quel point les « concepts » (car ce ne sont que des concepts) qui font l’actualité semblent être des catégories immuables et figées dans le temps : LA femme, LA France, LA République, L’égalité, etc. … sans oublier le fameux : L’Islam. Ainsi, ces termes peuvent être associés à tort et à travers afin de créer des problèmes « aussi vides que des dents creuses » : « La situation de la femme en France », « Islam et République », etc. … Ces catégories ainsi figées nous servent donc dans nos débats politiques de tous les jours : « Et toi, tu penses quoi de l’Islam en France ? », « La manière dont l’Islam traite la femme est horrible », etc. … Comme si LA femme existait et qu’il n’y avait pas de femmes musulmanes ; idem pour LA France : de quoi parle-t-on ? D’une histoire ? D’un gouvernement ? …

Dans un ouvrage fort intéressant – publié aux éditions Amsterdam – Pierre Macherey fait le commentaire suivant dans son analyse de la deuxième thèse sur Feuerbach de Marx : « Ce dont la pensée a à faire la preuve, c’est de sa Wirklichkeit, c’est-à-dire sa disposition à mettre en œuvre une dynamique de réflexion et d’explication qui reproduise le mouvement même de la réalité, sans dénaturer ce mouvement, c’est-à-dire sans le figer, donc le fixer dans la considération de certains de ses résultats isolés, coupés des conditions complexes de leur élaboration. » . En effet, ce que Marx reproche à Feuerbach dans ses fameuses thèses écrites en 1845, mais publiées par Engels en 1888, c’est de séparer l’objectif du subjectif. La réforme du matérialisme qu’entend faire Marx veut ainsi faire de la philosophie une « praktische Frage » (une question pratique) en considérant que « la praxis se tient à l’articulation de l’objectivité et de la subjectivité et les fait communiquer ; elle représente le processus par lequel l’objet, au lieu d’être donné tout fait se prête à la prise exercée à son égard par l’activité d’un sujet qui le transforme et qui investit son être de sujet dans ce mouvement de transformation. » .

Et L’Islam dans tout ça ? Et bien, l’Islam éternel – objet donné – n’existe pas ! Il n’y a que des musulmans vivants dans des contextes différents. Il est aisé de parler de « l’Islam » de manière totalement abstraite et essentialisante en pensant que d’un côté se trouvent les hommes et leurs croyances et de l’autre côté, le monde réel. Étant étudiant, j’ai l’habitude de discuter avec certains camarades qui – ayant grandi dans un esprit anticlérical « à la française » – me rétorquent qu’ « on a tout de même le droit de critiquer la religion sans être taxé de racistes ». Et à ce moment-là, je perds le fil ! On est passé de L’Islam à LA religion en occultant totalement le rôle historique de telle ou telle religion dans tel ou tel contexte social. Mes camardes anti-religieux deviennent ainsi les prophètes d’une toute autre religion qui prône une pseudo-transcendance du sentiment religieux au lieu de le considérer comme un produit social. Il est ainsi totalement absurde de crier à qui veut l’entendre que « La religion (enfin, en ce moment, c’est plutôt l’Islam) c’est mal ! ». Car s’il fut un temps ou le combat contre la religion d’État fut réellement émancipateur, la transposition de cette haine dans la sphère individuelle sert quant à elle une idéologie d’État réellement dominatrice créant ainsi des reflets de catégories qui ont servies l’entreprise coloniale et qui se sont simplement adaptées.

De la même manière, nombre de personnes se référant au marxisme me donnent toujours comme contre-argument le fameux « la religion, c’est l’opium du peuple » que Marx avait écrit dans son « Introduction à une critique du droit hégélien » . Cependant, cette phrase, que signifie-t-elle ? Rien (en elle-même) ! Reprenons un extrait un peu plus long : « La misère religieuse est tout à la fois l’expression de la misère et la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’un état de chose où il ,n’est point d’esprit. Elle est l’opium du peuple. ». Ainsi, mes contradicteurs regardent l’Opium au lieu de regarder le peuple. Mais cette essentialisation de l’Islam est loin d’être le simple reflet d’une bêtise humaine : elle est stratégique ! En effet : lorsque l’Islamophobie était le combat de la droite, tout le monde pouvait s’indigner et dénoncer « les méchants fachos ». Mais, alors que les frontières idéologiques entre la droite et « la gôôôche » se font de plus en plus floues, il n’est pas toujours évident d’identifier « un ennemi clair». L’Islamophobie se camoufle, en effet, souvent derrière une rhétorique émancipatrice. On s’acharne sur les musulmans au nom du féminisme, de la lutte contre l’homophobie, etc. … Ainsi, lors de la Gay Pride berlinoise de 2010, la théoricienne queer Judith Butler refusa le prix du courage civique en dénonçant l’instrumentalisation du combat LGBT à des fins racistes et islamophobes (ce qui provoqua l’indignation d’une partie du public et du Parti vert Bündniss 90/Die Grünen). Ce qui fait la pertinence de la critique de Butler au mouvement LGBT est qu’elle nous oblige à repenser les modèles d’émancipation. En effet, nombre de mouvements se voulant (sincèrement sans doute) émancipateurs se transforment par cette dynamique en mouvements totalement conservateurs. Car, on n’est pas soit « genré », soit « racisé », etc. … Mais les différentes variables qui font notre identité se croisent en faisant de nous des dominés ou des dominants. Mais en étant dominé du point de vue du genre, on peut tout à fait être dominant racialement.

En excluant les subalternes de leur combat, ces mouvements créent ainsi un nouveau système de domination dans lequel les femmes, trans, gays et lesbiennes seraient tout-es blanc-hes et athées. Dans un tel système, il reste bien des dominés.

Lorsque Harald Welzer traite des processus d’ethnisation en Yougoslavie ou de la rapide nazification en Allemagne à partir de 1933, il écrit la chose suivante : « ce ne sont pas seulement des catégories abstraites, comme « la société » ou « les formes de pouvoir » qui se transforment en l’espace de quelques mois, mais ce sont les hommes eux-mêmes, constituant les sociétés et instituant les formes de pouvoir, qui peuvent changer rapidement dans leurs orientations normatives, leurs convictions en matière de valeur, leurs identifications et aussi leurs actes les uns envers les autres. » . En effet, les systèmes de domination ne sont pas immuables, mais sont des constructions. Nos sociétés modernes sont ainsi en train de créer un nouveau modèle de domination basé sur une rhétorique progressive mais dont la conclusion n’est pas très originale : après le problème juif, le problème musulman. Si la gauche mettait autant d’énergie à s’occuper de la question sociale qu’à s’occuper des musulmans, la révolution serait déjà finie depuis longtemps.

Sélim Nadi

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