Eclairant

« Compatibilité » de l’islam avec la République ou incompatibilité de la République avec les musulmans ?

Il faut voir dans le renforcement de la Puissance indigène, revigoré par la revendication musulmane, l’une des causes fondamentales de ces crispations sur la République, la « laïcité à la française » et la nation. De même, l’hystérie anti- communautariste », si elle révèle quelque chose, c’est bien la crainte que les indigènes n’aspirent à une libération collective et plus seulement à une émancipation individuelle – nécessairement intégrationniste -, qu’ils ne se contentent pas d’interpeller les normes dominantes s’imposant aux individus mais en viennent à interroger les principes institutionnels de la République. Une crainte qui n’est pas d’ailleurs complètement injustifiée. Certes, aucune organisation musulmane, ou plus généralement indigène, ne revendique aujourd’hui de droits collectifs particuliers. L’égalité juridique entre individus abstraits – cette « valeur » républicaine qui masque la réalité persistante de communautés ou de groupes dotés de droits inégaux – n’est contestée par personne en tant que fondement du droit, de la citoyenneté et des institutions de l’État. Les revendications « régionalistes » apparues dans les années 1970 avaient déjà ébranlé le socle de la République nationale jacobine, « Une et Indivisible ». Nos organisations s’en défendent en revanche avec force. Par conviction intégrationniste ou pour ne pas donner des armes à l’adversaire, bien souvent les indigènes se revendiquent des principes sacrés de la République. Nombreux sont ceux qui, même s’ils sont français depuis des lustres, persistent en effet à se penser illégitimes. Ils s’interdisent le droit de discuter les « valeurs » de la France ni a fortiori de refaire la France.

Seuls les «vrais propriétaires » de la France, les Français blancs, européens, chrétiens, les « souchiens », seraient en droit de dire ce qui est sacré et ce qui ne l’est pas. Nous ne pourrions, quant à nous, que revendiquer notre insertion dans les dispositifs de l’égalité juridique (l’égalité abstraite « des chances »), tout en nous prosternant devant le drapeau français. Sauf que les « trois couleurs » ne sont pas simplement le symbole de l’égalité juridique; elles sont aussi l’affirmation de la hiérarchie des groupes raciaux. L’égalité juridique porte en elle, en même temps, l’inégalité réelle et la réelle égalité. La première comme sa forme d’existence concrète, la seconde comme virtualité politique qui suppose la négation de la première. Lorsque les musulmans réclament, dans le strict cadre de l’égalité juridique des individus, la reconnaissance de l’islam comme culture collective d’une fraction de la population, ils débordent constamment les limites de ce cadre, fondé à la fois sur la négation des intérêts de groupes, des cultures collectives et sur l’infériorisation statutaire de l’islam. En d’autres termes, si elle reste prise aujourd’hui dans les filets de l’intégrationnisme, la revendication de l’égalité juridique des musulmans recèle en son sein l’exigence de l’égalité réelle, laquelle contient la volonté d’exister collectivement, d’être représentés institutionnellement en tant que tels et de participer à la définition même de la nation. Revendication intolérable au regard de la République nationale-raciale. Lorsque les républicains s’interrogent sur la « compatibilité » de l’islam avec la République, ils avouent, tout simplement, l’incompatibilité de la République avec les musulmans.

Loin d’être, comme certains d’entre nous le pensent, une régression par rapport à la Marche de 1983, l’expansion de l’islam s’inscrit ainsi dans la continuité, à côté et en rupture. Elle porte une charge subversive inédite. Elle décale la résistance indigène par rapport au clivage droite-gauche républicain qui lui interdisait de penser pour elle-même et de construire son autonomie politique. On pourra, bien sûr, objecter que les grandes organisations musulmanes participent aujourd’hui des dispositifs du Pouvoir blanc. Ce qui me paraît bien plus important, c’est la dynamique potentielle de la revendication musulmane. Sans conteste, la politique de la direction de l’UOIF, pour ne citer que cet exemple, vise notamment à assurer sa propre emprise sur les musulmans dans le cadre d’un partage des tâches avec l’État; elle entrave, de ce point de vue, l’éclosion de toutes les virtualités de la Puissance indigène. Mais dans le même temps, les centaines de milliers d’indigènes qui affluent, annuellement, à la foire du Bourget font acte de résistance quelles que soient leurs motivations individuelles. Je me répète? Il le faut. La constitution du CFCM, appareil bureaucratique de contrôle de l’islam, ne s’explique que comme réaction au potentiel déstabilisateur de la Puissance indigène. Sans concevoir clairement une politique anti-intégrationniste, les musulmans adoptent une démarche anti-intégrationniste en creusant la différence culturelle, en s’affirmant comme corps collectif et, pourquoi pas, comme « communautaristes ».

Même s’il ne se dit pas en termes de contestation politique, si on ne voit pas d’immenses manifestations et des grèves de musulmans, s’il n’y a pas encore de candidats musulmans drainant des centaines de milliers de voix aux élections, l’augmentation du nombre de mosquées, de barbes et de voiles constitue un phénomène politique majeur, une défaite flagrante de la stratégie de « beurisation» des jeunes issus de l’immigration. Cet islam procède du mouvement de consolidation de la puissance politique indigène. Éminemment contradictoire? Oui, mais c’est le propre de toute résistance indigène (et de toute lutte des dominés). Sa signification historique n’est jamais donnée en amont, elle appartient au futur; elle sera le fruit de l’évolution des rapports de forces.

Sadri Khiari

Extrait de son livre : La contre-révolution coloniale en France. De de Gaulle à Sarkozy, 2009 édition la fabrique

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