Sionisme et antisémitisme

Une géographie déplacée de l’antisémitisme : une réflexion politique sur le sionisme à partir de Joseph A. Massad

Alors qu’actuellement le terme « sionisme » est utilisé à toutes les sauces, et qu’il apparaît soit comme une sorte de complot menaçant la France, dans une veine très patriotique, soit comme la solution à la question Juive, il est important de redéfinir ce que signifie réellement le sionisme et comment celui-ci questionne le colonialisme et le racisme européen. En effet, lorsque l’on entend interroger la réalité engendrée par le sionisme, il est primordial aujourd’hui de lire un petit essai écrit par Joseph A. Massad : La persistance de la question palestinienne.

« Les antisionistes ont interprété le projet sioniste ; il s’agit désormais de le défaire. » 

Joseph A. Massad, XIème thèse sur le sionisme1

S’il est bien un reproche que l’on peut faire à la lecture hégémonique – en Europe – de la question palestinienne, c’est que celle-ci est sans cesse lue à la lumière de l’histoire européenne. En effet, comme l’a récemment écrit la revue américaine Jacobin :

« Bâtir un État européen hors d’Europe impliquait la destruction, l’expulsion ou l’assimilation des indigènes, ce que l’historien Patrick Wolf a appelé la « logique de l’élimination ».  Cette logique fut par la suite rationalisée en tant que réparation pour les horreurs infligées aux Juifs européens – même si cela retomba sur les Palestiniens qui n’étaient en rien responsables de ces horreurs.2 »

Finalement, alors qu’actuellement le terme « sionisme » est utilisé à toutes les sauces, et qu’il apparaît soit comme une sorte de complot menaçant la France, dans une veine très patriotique, soit comme la solution à la question Juive, il est important de redéfinir ce que signifie réellement le sionisme et comment celui-ci questionne le colonialisme et le racisme européen. En effet, lorsque l’on entend interroger la réalité engendrée par le sionisme, il est primordial aujourd’hui de lire un petit essai écrit par Joseph A. Massad : La persistance de la question palestinienne. J. Massad est un ancien élève d’Edward Saïd, Palestinien, né en Jordanie en 1963, arrivé aux États-Unis au début des années 1980. En 2001, il publie l’ouvrage, inspiré de sa thèse de doctorat, Colonial Effects : The Making of National Identity in Jordan dans lequel il s’intéresse à la construction d’une identité jordanienne à travers l’évolution des institutions ; il s’intéresse notamment à l’armée et au droit, à propos desquels il écrit dans son introduction que ces deux institutions, toutes deux créations du colonialisme, demeurent centrales dans la Jordanie postcoloniale. Massad analyse ainsi, dans cet ouvrage, le rôle de ces deux institutions dans la construction de l’État-Nation jordanien.

Mais c’est seulement en 2009 que Massad est traduit en langue française à l’occasion de la parution de La persistance de la question palestinienne (La fabrique)3 qui réunit deux articles sur le sionisme et la Palestine. En effet, dans cet ouvrage, Massad refuse de séparer question juive et question palestinienne mais pas de la manière habituelle, puisqu’il affirme qu’il existe en effet un lien entre Israël et l’antisémitisme. Cependant, l’antisémitisme, dans ce texte, ne vient pas de là où l’on croit puisque la thèse de l’ouvrage tend à démontrer que c’est en voulant devenir des Européens blancs que les sionistes durent faire des Palestiniens des nouveaux juifs. Ici, nous nous intéresserons principalement à la première partie de l’ouvrage de Massad, concernant la persistance de la question palestinienne.

Massad se questionne dès le début de son texte sur les raisons qui font que la question palestinienne demeure un élément central dans les débats politiques après toutes ces années. Il se demande ainsi pourquoi celle-ci est toujours aussi tenace qu’au moment de la déclaration Balfour en 1917, qui scella un accord entre le ministre des affaires étrangères d’alors, A.J. Balfour, et le président de la fédération sioniste Chaïm Weizmann (qui deviendra par la suite, le premier président d’Israël en 1948), en vue de la création d’un foyer national de peuplement juif (à l’époque il ne s’agissait pas encore d’un État). Cependant, dans l’abstraction théorique de cette déclaration, l’établissement d’un foyer juif en Palestine ne devait pas« porter atteinte ni aux droits civiques et religieux des collectivités non juives existant en Palestine, ni aux droits et au statut politique dont les Juifs jouissent dans tout autre pays ».

Le sionisme : véritable projet assimilationniste

Massad questionne le rôle de l’antisémitisme dans la situation actuelle des Palestiniens, afin de montrer de quelle manière le sionisme fait largement écho au racisme européen. Massad envisage ainsi à juste titre l’antisémitisme comme un « spectaculaire édifice idéologique d’altérisation4 ». Il revient donc sur les tentatives européennes d’appréhension de la question juive (et notamment le sentiment anti-juif) et par là, l’antisémitisme. Massad dresse donc un rapide panorama des débats intellectuels européens à travers Marx, Freud, Arendt, Adorno, Horkheimer, I.Deutscher, A.Léon et Sartre. Ceci dit, il passe très rapidement sur ces divers auteurs et préfère analyser l’antisémitisme à partir du reflet que lui procure le colonialisme européen. Il met ainsi en lumière les liens entre l’altérisation du colonisé et l’altérisation du Juif :

« Alors que le colonialisme commençait à régenter des peuples et des cultures en les altérisant a priori, les Juifs vivant en Europe avaient déjà une expérience déjà longue quoique intermittente, de cette altérisation.5 » 

En effet, si la figure du Juif fut haïe en Europe c’est justement parce que celui-ci était considéré comme non-européen. Ainsi, dans une Europe en plein processus de construction d’États-Nations, les Juifs étaient considérés comme apatrides – rappelons que si Hitler pensait que la lutte des races biologiques était le moteur qui faisait progresser l’histoire, les Juifs n’avaient, selon lui, pas la même place que les autres « peuples » dans cette lutte puisqu’ils n’avaient pas de patrie. Ainsi, si les Juifs subissaient l’antisémitisme, ce fut en premier lieu parce que considérés comme étrangers, parasites de l’Europe blanche. Massad montre par là de quelle manière l’assimilation apparut comme une réponse à l’antisémitisme. Il fait notamment référence au XVIIIe siècle qui vit naître la Haskala, (que l’on traduit souvent par « Lumières juives »), un mouvement qui entendait minimiser les différences (culturelles notamment) entre les Juifs et les Gentils (non-juifs). Afin de détruire l’antisémitisme, il fallait donc détruire le Juif, l’assimiler, le fondre dans les sociétés européennes : « Le rejet de ce qui est juif en faveur de ce qui est européen allait définir une part considérable du projet de la Haskala, qui voyait dans l’assimilation l’intégration définitive d’une judaïcité altérisée au sein de la nouvelle identité européenne.6 ». Ainsi, la Haskala utilisait les mêmes références que les Lumières – qui pensaient les Juifs comme non-européens – afin de juger de la question juive, ce qui n’est pas réellement étonnant. Cependant, Massad montre que ce fut également le cas du sionisme, lorsque celui-ci se théorisa réellement à la fin du XIXe siècle, ce qui pourrait apparemment sembler contradictoire avec le projet sioniste initial de bâtir un État-Nation hors d’Europe. Massad a dès lors le mérite de clairement montrer la complicité entre l’antisémitisme européen et le sionisme :

« Ce n’était pas tant que les antisémites eussent tort, de l’avis de Herzl qui trouvait par exemple que les Juifs français avaient en effet  »de gros nez difformes, des regards rusés et fuyants » et qu’ils parlaient un allemand dégradé, « les langues clandestines des prisonniers », comme il l’écrit dans L’État juif. Le problème était plutôt que les antisémites ne proposaient pas de solution à cette vile condition juive. Le sionisme épousait cette vision des Juifs tout en étant conscient de son pedigree antisémite ; il voulait seulement débarrasser les Juifs de ces traits et leur apprendre à être des Européens.7 »

Alors que l’Europe considérait qu’il existait une « anomalie Juive », les sionistes entendaient donc combattre cette « anomalie » eux-aussi. Il était donc vain – selon les sionistes – de combattre l’antisémitisme, mais ceux-ci allaient encore plus loin en affirmant la nécessité d’établir un Judenstaat (littéralement : un État des Juifs et non pas un État Juif) afin de détruire cette image du Juif apatride, victime de l’antisémitisme. Ainsi, comme l’écrit Amnon Raz-Krakotzkin :

« Les victimes de l’antisémitisme européen ont repris intégralement à leur compte les principes mêmes qui fondent l’antisémitisme et le colonialisme.8 »

Les sionistes s’en prirent donc brutalement à la diaspora juive souhaitant combattre l’antisémitisme en Europe, et l’on vit, dès lors, antisémites et sionistes s’engager dans la même direction. La plupart des leaders sionistes reprirent d’ailleurs la rhétorique antisémite à leur compte afin de démontrer que les Juifs n’avaient rien à faire en Europe. C’est notamment le cas d’Aharon-David Gordon, l’un des principaux membres du mouvements socialisant Hapoel Hatzaïr, dont la pensée fut à l’origine des premiers Kibboutz écrivait en 1911 :

« Nous sommes un peuple parasite : nous n’avons aucune racine dans la terre, aucun sol sous nos pieds. Nous ne sommes pas uniquement des parasites économiques, mais aussi des saprophytes de la culture des autres, de leur poésie, de leur littérature et même de leurs valeurs et de leurs idéaux. Tout courant de leur vie nous entraîne, toute brise soufflant dans leurs régions nous porte. Faut-il alors s’étonner de n’être rien aux yeux des autres peuples ? (…) ce n’est pas de notre faute si nous en sommes là, mais telle est la réalité, telle est la diaspora.9 »

Massad rappelle que ce que le sionisme reprochait à l’antisémitisme n’était pas sa lutte contre les Juifs, mais plutôt le fait que l’antisémitisme n’offrait aucune chance aux Juifs de montrer qu’ils pouvaient eux-mêmes devenir des Européens, et donc détruire « le Juif intérieur ». Le sionisme qui se présente souvent aujourd’hui comme un argument de lutte contre l’antisémitisme apparaît donc initialement dans la même logique que celui-ci. L’antisémitisme était selon les sionistes une haine justifiée mais abstraite, tant celle-ci manquait de solution :

« La colonie de peuplement serait le lieu de la transformation des Juifs. Pour devenir européens, les Juifs devaient quitter l’Europe. Ils pourraient y revenir et en faire partie intégrante à condition d’en imiter la culture à distance géographique. Les Juifs avaient été asiatiques en Europe, ils deviendraient européens en Asie.10 »

À ce moment de notre lecture du texte de Massad, on peut se poser la question de la place des Palestiniens dans ce désir d’européanisation des Juifs par le sionisme. Ce lien avec les Palestiniens, premières victimes du projet colonial sioniste, se fait pourtant assez logiquement, car si Massad débute son ouvrage par le projet sioniste de transformation du Juif en Européen, c’est pour montrer que ce projet va nécessairement de paire avec celui de la transformation du Palestinien en juif :

« En cherchant à métamorphoser les Juifs en Européens, le sionisme déclencha un processus de métamorphose des Arabes palestiniens en Juifs, dans une géographie déplacée de l’antisémitisme.11 »

C’est cette « géographie déplacée de l’antisémitisme » qui donne sa force politique au texte de Massad, puisque pour prouver qu’ils étaient devenus des Européens, les sionistes firent du Juif un antisémite. Dans l’idéologie sioniste, les Juifs ne pouvaient donc pas devenir européens sans s’insérer dans la normalité raciste de la plupart des États-Européens :

« le projet du sionisme se révéla double : pour transformer le Juif en antisémite (ou « antijuif », suivant la formulation du psychologue clinicien Benjamin Beit-Hallahmi) il fallut faire de l’Arabe palestinien un Juif européen en voie de disparition.12 »

Colonialisme de peuplement

Afin de devenir Européens et, dans la même logique, de poursuivre la « mission civilisatrice » de la colonisation, les sionistes durent donc faire de la Palestine une terre européenne et légitime. Ainsi, comme le rappelle Massad, la construction de la légitimité juive sur la Palestine passa par un travail archéologique important visant à mettre en lumière le passé hébreu des Juifs. La colonisation de la Palestine par les sionistes passa donc premièrement par la biologisation et la nationalisation des Juifs, faisant fi de toutes les distinctions géographiques, entre Juifs européens et arabes par exemple : « Le sionisme comprenait que pour devenir européens, le Juifs ne pouvaient plus s’identifier en termes tribaux ou religieux ; il leur fallait désormais le faire en terme de races et de nationalité.13 »

Par ailleurs, Massad montre bien que ce projet d’homogénéisation des Juifs passa logiquement par les évolutions scientifiques du début du siècle, appareils mis au service du racisme eugéniste de l’Europe. L’auteur de La question palestinienne prend ainsi l’exemple de Arthur Ruppin, économiste et sociologue, qui dirigea le bureau des statistiques juives de Berlin entre 1902 et 1907, et dont l’objectif était de faire des Juifs, un Volk (peuple) à une période où les mouvements aryens völkisch14 entendaient donner aux Allemands une homogénéité historique et raciale (biologiquement). Si le mouvement sioniste fut donc particulièrement influencé par le nationalisme européen (qui fut pourtant à l’origine de l’antisémitisme moderne), Massad montre que ce sont ces mêmes principes qui guidèrent la colonisation de la Palestine par les sionistes. En effet, les sionistes entendirent faire de la terre « ancestrale des Hébreux » une terre européenne et ainsi faire fleurir le « désert asiatique ». Pour devenir Européens, les sionistes proposèrent donc à ce nouveau Volk juif de continuer la « mission civilisatrice » que s’était donnée le colonialisme européen  :

« L’image même du Juif comme vecteur de la civilisation européenne des Gentils dans une géographie barbare est constitutive de l’argumentaire politique sioniste.15 »

Massad cite ainsi Chaïm Weizmann : « Nous souhaitons épargner aux Arabes autant que possible les souffrances que subit toute race arriérée à l’arrivée d’une autre nation, plus avancée. ». Ainsi, la colonisation de la Palestine – motivée comme nous l’avons vu par une volonté de normalisation, donc d’européanisation, des Juifs – fut en toute logique portée par les arguments classiques du colonialisme civilisateur. Par ailleurs, l’homogénéisation du Volk juif par un retour aux sources hébraïques impliquait dans le même temps une légitimité des Arabes palestiniens à revendiquer cette terre. C’est d’ailleurs ce qu’écrit Massad dans sa Ve thèse sur le sionisme :

« Les sionistes européens et euro-américains, aussi bien juifs que chrétiens, ne considèrent pas comme controversé que les Égyptiens modernes prétendent descendre des Égyptiens anciens et des pharaons, ni ne jugent cette pratique controversée lorsque les Irakiens modernes prétendent descendre des Babyloniens, ou lorsque les Libanais prétendent descendre des Phéniciens, ou lorsque les Jordaniens prétendent descendre des Nabatéens. La seule controverse concerne la revendication des Palestiniens selon laquelle ils sont les descendants des Hébreux anciens.

Dans le même temps, il demeure tout à fait incontestable que les juifs européens modernes, qui sont des descendants de convertis européens au judaïsme, qui étaient et sont étrangers à la géographie de la Palestine, affirment au contraire que eux, et non les Palestiniens autochtones, sont les véritables descendants des Hébreux anciens.16 »

L’anéantissement de la résistance palestinienne fut donc une obligation pour la création d’une terre fertile par les sionistes et ainsi la création d’un nouveau pays européen. Massad rappelle ainsi dans son ouvrage le rôle de la destruction culturelle des Palestiniens, la négation même d’une quelconque identité nationale palestinienne afin de délégitimer leur présence sur cette terre :

« La Cisjordanie porte toujours ses noms sionistes exhumés, « Judée et Samarie », des noms utilisés dans le parler gouvernemental et journalistique, non seulement par les dirigeants et les partisans du Likoud, mais aussi par ceux du Parti travailliste.

[…]

Depuis 1948, l’implantation coloniale sioniste a transformé le territoire palestinien en érigeant de nouveaux bourgs et de nouvelles villes sur les ruines et les traces des vies palestiniennes.17  »

En effet, pour que le Judenstaat soit légitime, il fallait créer un lien entre cette terre et le « peuple » juif. La légitimation des Juifs sur la terre palestinienne passa donc logiquement par son reflet : la dé-légitimation des Palestiniens sur cette même terre et, par là même, le refus de toute revendication palestinienne. Les sionistes tentèrent de s’homogénéiser en tant que Volk à travers la construction d’un attachement historique fantasmé entre des juifs européens – principalement convertis donc – et la Palestine. Ces mutations et changements provoqués par le sionisme en Palestine participent ainsi totalement de cette création des Juifs en Européens et des Arabes palestiniens en Juifs. Massad cite assez justement Tom Segev :

« Des hommes libres, les Arabes, partirent en exil comme de misérables réfugiés ; et des misérables réfugiés, les Juifs, s’emparèrent des maisons des exilés pour commencer leur nouvelle vie d’hommes libres.18 »

Les sionistes bâtirent ainsi des villes sur le modèle européen, tout en revendiquant un héritage hébraïque et par là, se fixèrent à l’héritage Grec de l’Europe. Les Juifs devinrent pleinement européens et européanisèrent de la même manière les racines arabes et hébraïques de l’histoire de la Palestine :

« C’est dans cet esprit que la division schismatique entre les éthiques juive et chrétienne fut colmatée après la Seconde Guerre mondiale sous l’appellation d’héritage « judéo-chrétien » commun à tous les civilisés.19 »

Israël est donc évidemment considéré comme un « refuge » face à l’antisémitisme. Cependant, cet État apparaît également comme une solution pour créer et homogénéiser l’identité juive. En effet, il ne faut pas perdre de vue que tous les courants sionistes n’envisageaient pas comme première « option » la Palestine, ainsi certains sionistes laïcs pensaient à d’autres terres (mais toujours dans le monde non-occidental). L’Ouganda fut par exemple sérieusement envisagé comme refuge en 1903, mais cette solution suscita une virulente opposition, comme l’explique Amnon Raz-Krakotzkin :

« Le projet Ouganda a suscité une vive opposition chez la majorité des militants du mouvement sioniste d’Europe orientale pour lesquels « il n’y a pas de sionisme sans Sion », slogan qui affirme clairement la primauté de la terre d’Israël sur l’idée de refuge. (…) L’année qui suit l’affaire de l’Ouganda et la mort de Herzl voit débuter ce qu’on appelle la « deuxième alya », la deuxième vague d’immigration : les candidats de 1904 au départ pour la Palestine sont majoritairement des sionistes issus des milieux socialistes. Cette émigration en Palestine marque la victoire de l’idée qu’il n’y a pas de sionisme sans Sion – pas de sionisme en dehors de la Palestine. (…) Le refus du projet Ouganda (…) signifie la consécration du mythe du retour et sa primauté sur l’idée de refuge.20 »

Ainsi, ce paradoxe apparent à la fois d’un devenir européen des Juifs (donc de la suppression du « Juif intérieur ») mais également d’un « retour à l’histoire » et donc de l’homogénéisation d’un Volk Juif, légitime sur la terre de Palestine, participa d’une double transformation : une déconstruction des Juifs européens et, parallèlement, la construction de la question palestinienne pour prendre le relai de la question juive, donc de la fabrication de l’Arabe palestinien comme nouveau Juif. Mais Massad ne s’arrête pas seulement à une description de la transformation qu’a subi la Palestine avec la colonisation ; il lie directement ce processus à la résistance palestinienne et donne ainsi un élément de réponse à la persistance de la question palestinienne, c’est là que son texte dépasse la simple pertinence historique pour poser clairement la question de la résistance à la domination sioniste :

« (…) de même que la colonisation sioniste, la résistance palestinienne se poursuit. La question palestinienne dure donc aussi longtemps que dure l’aventure coloniale sioniste.21 »


Racisme

Cependant, garantir sa légitimité sur une « nouvelle terre européenne » n’était pas suffisant au projet colonial sioniste qui entendait garantir son européanité à travers la transformation des Palestiniens en nouveaux Juifs. En effet, si Israël se voulait dès l’origine un Judenstaat, il se voulait surtout un État blanc-européen :

« Comme l’a montré Ella Shohat, l’anxiété suscitée par les Juifs arabes était aussi forte que celle causée par les Palestiniens, auxquels s’ajoutaient les « hordes » d’Arabes qui entouraient cette oasis de culture européenne – ce que les Juifs israéliens appellent aujourd’hui leur « quartier difficile ».22 »

Massad met ainsi en évidence la manière dont les Palestiniens furent transformés en parasites, illégitimes sur une terre prétendument juive. En effet, au-delà de la légitimation historique, le Judenstaat devait se justifier par son caractère juif justement, et donc avoir une majorité de Juifs. Cela signifiait de la même manière avoir une minorité d’Arabes, ce qui ne pouvait aller sans chasser ces derniers et en faire une nouvelle diaspora, un nouveau peuple errant :

« Le mécanisme d’expulsion permet de faire en un éclair du Palestinien, dont le mode de vie est lié à la terre, ce Juif diasporique errant sans terre, pour qui le sionisme n’a que mépris. (…) l’expulsion physique devint le principal instrument à disposition du sionisme et d’Israël pour l’effectuation de cette métamorphose.23  »

Mais que faire des Palestiniens que le sionisme n’a pas réussi à expulser ? Et bien la même chose que l’Europe antisémite a fait aux Juifs, c’est-à-dire en faire des étrangers dont la place dans la société repose sur un système raciste. Cette totale négation des rapports de force raciaux engendrés par l’antisémitisme en Europe a ainsi amené le sionisme à recréer un système de séparation raciale, d’apartheid, sur la terre de Palestine. Si Massad utilise donc pour sa démonstration l’analogie avec la situation des Juifs de l’Europe antisémite, nous pourrions ici reprendre le terme d’apartheid : car c’est bien cela qui fut engendré par la transformation du Palestinien arabe en Juif. La convention contre l’apartheid définit – dans son art. 2 – en 1973, le crime d’apartheid comme « englobant les politiques et pratiques semblables de ségrégation et de discriminations raciales, telles qu’elles sont pratiquées en Afrique australe », complétant cette définition par « les actes inhumains (…) commis en vue d’instituer ou d’entretenir la domination d’un groupe racial d’êtres humains sur n’importe quel autre groupe racial d’êtres humains et d’opprimer systématiquement celui-ci. ». La convention dresse également une liste de ces « actes inhumains » : le meurtre, la torture, les traitements inhumains et l’arrestation arbitraire de membres d’un groupe racial ; l’imposition délibérée à un groupe racial de conditions de vie destinées à entrainer leur destruction physique, les mesures législatives destinées à empêcher un groupe racial de participer à la vie politique, sociale, économique et culturelle ; les mesures visant à diviser la population selon des critères raciaux ; l’interdiction des mariages entre personnes appartenant à des groupes raciaux différents ; et la persécution des personnes qui s’opposent à l’apartheid.

Mais, au-delà de l’aspect juridique, il nous semble important ici d’utiliser le terme d’apartheid par analogie avec l’Afrique du Sud – sa définition restant valable pour d’autres États que l’Afrique du Sud qui institutionnalisent les discriminations ; discriminations qui sont inhérentes au principe même du sionisme et de la constitution d’un Judenstaat. Car c’est un fait : bâtir un tel État dans une région majoritairement peuplée de non-Juifs implique que tant que l’ensemble des résidents indigènes n’ont pas quitté la Palestine, ils constitueront des citoyens de seconde classe. Par ailleurs, Massad va jusqu’à utiliser le terme Palästinenser-rein (littéralement : « épuré des Palestiniens ») pour définir le projet sioniste, qui passe par cette double transformation (du Juif européen et du Palestinien) :

« À l’évidence, ce désir sioniste de pureté nationale, raciale et religieuse préservée de toute contamination se distingue à peine de ses antécédents nationalistes et antisémites européens.24 »

Face au risque que constituait les Juifs arabes face à l’identité européenne des sionistes, David Ben-Gourion déclara par exemple :

« Nous ne voulons pas que les Israéliens deviennent des Arabes. Nous sommes tenus de lutter contre l’esprit du Levant25 qui corrompt les individus et les sociétés, et de préserver les valeurs juives authentiques telles qu’elles se sont cristallisées dans le Diaspora (européenne).26 »

Massad s’appuie ainsi sur l’ouvrage The Aryanization of the Jewish State (1967) de Michael Selzer afin de montrer le déplacement de la haine des Juifs occidentaux pour les Juifs les plus « orientalisés » :

« L’antisémitisme allemand considérait les Juifs allemands comme sales et fourbes, médiévaux et efféminés. Les Juifs d’Europe occidentale avaient projeté ces images sur les Ostjuden – les Juifs d’Europe orientale – dans nombre de leurs descriptions. C’était à présent au tour des Ostjuden d’utiliser les mêmes adjectifs pour décrire les Juifs arabes. Selzer ne pousse pas son argument suffisamment loin pour inclure les Palestiniens.27 »

C’est là l’objet du travail de Massad : montrer ce glissement de l’antisémitisme vers les « moins européens », jusqu’à faire des Palestiniens des intrus sur leur propre terre :

« Dans la colonie de peuplement, la population juive, quelle que soit son origine ethnique, avait intériorisé l’épistémologie antisémite dans sa description des Palestiniens.28 »

Massad pousse même l’analogie entre le racisme européen et le sionisme jusqu’à faire du nazisme un « modèle pédagogique » pour l’administration coloniale sioniste à travers l’exemple des camps de détention israéliens qui, depuis 2002, inscrivent des numéros sur les bras des Palestiniens. C’est par ailleurs une idée parfaitement illustré dans Le nazi et le barbier, roman de Edgar Hilsenrath, qui décrit l’évolution de Max Schulz, aryen, servant dans la S.A. (Sections d’Assaut) pendant la Seconde Guerre Mondiale et se vantant des massacres auquel il participe. Pourtant, alors que Schulz affirme être un antisémite authentique, il gagne Israël afin d’échapper à son sort après la Seconde Guerre Mondiale et se fond parfaitement dans le paysage jusqu’à devenir un sioniste tout aussi authentique. Le racisme inhérent au projet sioniste découle ainsi bien d’un déplacement de l’antisémitisme européen. D’où l’idée centrale de cet ouvrage, selon laquelle, on ne peut séparer la question palestinienne de la question juive. C’est à travers la première que subsiste la seconde.

La nationalisme

Ainsi, l’antisémitisme porté par le sionisme est (logiquement) lié au nationalisme inhérent de ce projet, d’où la nécessité de marquer une frontière nette entre soi et l’autre. Ce processus d’altérisation, par lequel Massad définissait l’antisémitisme au début de son essai est donc un élément primordial du colonialisme-nationaliste israélien. Massad s’appuie par ailleurs sur la citation suivante de Max Nordau, médecin sioniste dont le titre de l’œuvre principale, Dégénérescence, en dit long sur son projet :

« Nous ne deviendrons pas des Asiatiques là-bas (en Palestine), pour ce qui est de l’infériorité anthropologique et culturelle, pas plus que les Anglo-Saxons ne sont devenus des Indiens en Amérique du Nord, des Hottentos en Afrique du Sud ou des membres des tribus papoues en Australie.29 »

Cette volonté de supprimer le « Juif errant » passait ainsi par une continuation du projet colonial européen, qui se trouvait ébranlé par les révolutions coloniales et les diverses indépendances du Tiers-Monde des années post-1945. Le nationalisme animant Israël repose donc sur un besoin de conforter sa place dans le théâtre des Nations. L’ironie que pointe Massad est que, puisque l’antisémitisme est la conséquence logique du nationalisme israélien, la résistance palestinienne, que l’on caricature souvent comme étant un « monstre antisémite », représente l’opposition authentique à l’antisémitisme. C’est cela le message politique de Massad : la résolution de la question juive passera nécessairement par la résolution de la question palestinienne, donc par le soutien à la résistance :

« Ce n’est pas pour se voir défait par les « nouveaux Juifs » que le sionisme s’est acharné durant un siècle à transformer le Juif en antisémite et à s’intégrer ainsi à l’Europe. Sa persistance à opprimer les Palestiniens est précisément persistance à réprimer le Juif intérieur. Les engagements antisémites américain et européen à soutenir les Juifs déjudaïsés en Israël sont au cœur de la question palestinienne. La persistance de la question palestinienne est donc persistance de la question juive.30 »

L’intérêt de l’article formant la première partie de l’ouvrage de Massad est de revenir à la définition initiale du sionisme comme un projet colonial, inscrit dans le maintien de l’hégémonie occidentale et de ce que Sadri Khiari analyse en terme de « pouvoir blanc » à l’échelle internationale31. Le texte de Massad apparaît ainsi comme un texte hautement politique puisqu’il ne nie pas le lien entre l’histoire européenne et la question palestinienne, mais il fait ce lien en partant de la situation des Palestiniens eux-mêmes. Le sionisme participe ainsi de la continuation de cet antisémitisme européen. Les antisémites des temps modernes, comme on le voit, ne sont pas forcément ceux que l’on pointe constamment du doigt, mais bien plutôt les sionistes à travers leur entreprise d’européanisation des Juifs et de redéfinition de l’antisémitisme. L’antisionisme n’est donc pas un combat patriotique, ni un travestissement de l’antisémitisme, mais bien plutôt un questionnement des rapports de force découlant du colonialisme sioniste et interrogeant par là directement l’Europe et les relations de pouvoir qui la constituent. Ainsi, une fois le sionisme replacé dans son contexte européen et raciste de production on ne peut que constater que l’antisionisme est le plus légitime des combats antiracistes et anticolonialistes.

Selim Nadi, Membre du PIR

 

 

1 Joseph A. Massad, Thèses sur le sionisme

2 « Palestine and the Left », Jacobin

3 http://lafabrique.fr/catalogue.php?idArt=426

4 Joseph A. Massad, La persistance de la question palestinienne, La Fabrique, Paris, 2009.

5 Ibid.

6 Joseph A. Massad, La persistance de la question palestinienne, op. cit.

7 Ibid.

8 Amnon Raz-Krakotzkin, Exil et souveraineté. Judaisme, sionisme et pensée binationale, La Fabrique, Paris, 2007.

9 Cité in : Zeev Sternhell, Aux origines d’Israël. Entre nationalisme et socialisme, Gallimard, Paris, 2004.

10 Joseph A. Massad, La persistance de la question palestinienne, op. cit.

11 Ibid.

12 Ibid.

13 Ibid.

14 Mouvements racistes du début du XXe siècle en Allemagne.

15 Ibid.

16 Joseph A. Massad, Thèses sur le sionisme, op. cit.

17 Joseph A. Massad, La persistance de la question palestinienne, op. cit.

18 Cité in : Ibid.

19 Ibid.

20 Amnon Raz-Krakotzkin, op. cit.

21 Joseph A. Massad, La persistance de la question palestinienne, op. cit.

22 Ibid.

23 Ibid

24 Ibid.

25 Le terme « Levant » renvoie à ce que certains nomme aujourd’hui « Moyen-Orient ».

26 Cité in : Joseph A. Massad, La persistance de la question palestinienne, op. cit.

27 Ibid.

28 Ibid.

29 Cité in : Ibid.

30 Ibid.

31 Voir Sadri Khiari, La Contre-révolution coloniale en France, La fabrique, 2009.

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