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Un racisme chic et tendance

Il est bizarre, voire honteux, que les critiques et les chroniqueurs les plus crédibles du milieu littéraire aient salué le dernier roman de Michel Houellebecq, Plate-forme, en le couvrant d’éloges, en s’arrêtant longuement sur les thèmes du tourisme sexuel, de l’Occident décadent, de la déprime des cadres, mais en se gardant bien de s’attarder sur la haine raciale et les tonnes d’injures contre les Arabes et les musulmans dont regorge le roman. Les musulmans et leur civilisation y sont la cible d’insultes répétées et font l’objet des amalgames racistes les plus mensongers et les plus dégradants.

Mais commençons d’abord par l’intrigue hyperréaliste de cette fiction sans limites où Jospin se nomme Jospin, Chirac se nomme Chirac et Jacques Maillot idem, mais où il ne faut surtout pas confondre Michel, le héros-narrateur, avec Michel Houellebecq, le poète confidentiel devenu romancier à succès et coqueluche des médias. Une telle confusion, semble-t-il, serait une grave atteinte aux lois de la fiction et aux exigences de la critique littéraire bien française, comme le rappelle avec une bonne dose d’humour forcé Jérôme Garcin dans le Nouvel Observateur daté du 23 août: «Le héros et narrateur se prénomme Michel et il a la quarantaine. (C’est donc l’auteur, s’écrieront ses contempteurs avec la stupide jubilation des gagnants de « Qui veut gagner des millions? »).»

Michel, le narrateur donc, un fonctionnaire quadragénaire, apprend l’assassinat de son père dont il va hériter un bon paquet d’argent. Michel se fiche du destin de son père mais souligne que l’assassin est le frère de la bonniche du père, Aïcha. Le frère assassin, un Arabe musulman de France, a tout à fait «l’allure d’une petite brute ordinaire». Michel, ce qui est normal dans ce cas-là, est envahi d’un sentiment de vengeance: «Tuer cette petite ordure ne m’apparaissait pas seulement comme un acte indifférent mais comme une démarche bienfaisante, positive.» Le narrateur tire ses premières balles et nous met l’eau à la bouche: «Le soir tombait: quelques moutons terminaient leur journée. Eux aussi étaient stupides, peut-être encore plus que le frère d’Aïcha; mais aucune réaction violente n’était programmée dans leurs gènes» (page 28).

Le narrateur décide d’aller se vider les couilles et jouir de chair fraîche et bon marché en Thaïlande. Là-bas, il rencontre Valérie. Un amour naît. Ils se revoient à Paris, baisent comme des fous, partent en vacances à Cuba avec le collègue de Valérie. Le narrateur propose une formule pour améliorer le rendement du tourisme: les Occidentaux frustrés et bourrés de fric iront baiser dans les pays du tiers-monde dans des clubs de vacances où le sexe est inclus dans le forfait. Une dizaine de pages avant la fin du roman, Valérie meurt dans un attentat perpétré par des terroristes islamistes. Et là, ça ne rigole plus. Finie la soft analogie entre musulmans et moutons, c’est carrément la tornade raciale qui nous attend page 357: «L’islam avait brisé ma vie, et l’islam était certainement une chose que je pouvais haïr; les jours suivants, je m’appliquais à éprouver de la haine pour les musulmans. J’y réussissais assez bien, et je recommençais à suivre les informations internationales. Chaque fois que j’apprenais qu’un terroriste palestinien, ou un enfant palestinien, ou une femme enceinte palestinienne, avait été abattu par balles dans la bande de Gaza, j’éprouvais un tressaillement d’enthousiasme à la pensée qu’il y avait un musulman de moins.»

Mais, dans sa manie pathologique de voir coûte que coûte l’islam comme une religion de barbares et les Arabes comme une race de meurtriers, le narrateur ne cesse de rencontrer des gens partageant ses idées et celles de l’auteur lui-même. Et là, il n’y a pas plus crédible qu’un Egyptien «très basané et impeccablement vêtu», qui considère que l’islam est la cause de la décadence de l’Egypte, page 260: «Depuis l’apparition de l’islam, plus rien. Le néant intellectuel absolu, le vide total. Nous sommes devenus un pays de mendiants pouilleux. Des mendiants pleins de poux, voilà ce que nous sommes. Racaille, racaille (…), il faut vous souvenir cher monsieur que l’islam est né en plein désert, au milieu de scorpions, de chameaux et d’animaux féroces de toutes espèces. Savez-vous comment j’appelle les musulmans? Les minables du Sahara. Voilà le seul nom qu’ils méritent (…). L’islam ne pouvait naître que dans un désert stupide, au milieu de bédouins crasseux qui n’avaient rien d’autre à faire pardonnez-moi que d’enculer leurs chameaux.» Très fort le Houellebecq, rien à dire. Question: si le désert est si stérile, si cette religion est si improductive et si les musulmans ne sont que des enculeurs de chameaux, pourquoi cet acharnement à les détruire?

Qui dit mieux, qui dit pire que Michel le narrateur de Plate-forme? Eh bien, il y a l’autre Michel, le Michel Houellebecq en chair et en os qui déclare au Figaro Magazine daté du 25 août textuellement: «La lecture du Coran est une chose dégoûtante. Dès que l’islam naît, il se signale par sa volonté de soumettre le monde. Dans sa période hégémonique, il a pu apparaître comme raffiné et tolérant. Mais sa nature, c’est de soumettre. C’est une religion belliqueuse, intolérante, qui rend les gens malheureux.» Le Pen peut aller se rhabiller. François Nourissier, de l’académie Goncourt, dans ce même numéro, titre sa chronique: «Michel Houellebecq tête de série numéro un». Après une sympathique analyse de fond, le monsieur de l’académie Goncourt conclut sobrement: «Houellebecq réintroduit l’amour au coeur d’une démarche réputée scandaleuse: c’est lui donner une force peu commune. Il y fallait de l’audace, du naturel: l’écrivain n’en manque pas.» Pas un mot, donc, sur le mépris des bougnoules qui suinte tout le long du récit. Etrange silence. L’islam serait-il une sous-marque de chaussures signée Tati? En tout cas, le prix Goncourt est en marche. Et monsieur Nourissier a raison sur un point: il faut effectivement de l’audace pour aligner autant d’inepties et de clichés. De l’audace ou même de la connerie pour déclarer, au magazine Lire (septembre 2001), ceci: «Et la religion la plus con, c’est quand même l’islam. Quand on lit le Coran, on est effondré… effondré! La Bible, au moins, c’est très beau, parce que les juifs ont un sacré talent littéraire… ce qui peut excuser beaucoup de choses.» Il s’agit bien ici d’un entretien que ne nous confondons nullement avec de la fiction…

Parce qu’une telle stigmatisation de l’islam met pêle-mêle dans la même poubelle: un terroriste qui se proclame de l’islam, un jeune banlieusard de confession musulmane, un vieux travailleur immigré titubant dans la rue, n’importe quel salarié informaticien ou garagiste s’appelant Mohamed, tout ça, c’est kif kif aux yeux de la vedette number one de Flammarion. Ce sont tous des Arabes, des musulmans envahisseurs, porteurs de tous les maux et de tous les dangers. A quoi rime donc cette minicroisade digne d’un pamphlétaire de bas étage? La reconnaissance littéraire ne lui suffit-elle pas? Aspire-t-il à un statut de star mondiale à la Salman Rushdie, provoqué par une fatwa gratuite émise par un imam du Pakistan ou du fin fond de l’Egypte? Serait-il ravi de voir dans tous les JT du monde sa photo brûlée et son nom scandé par des foules manipulées? Ou bien tout ce cirque ne serait-il qu’un règlement de comptes familial: l’enfant blessé qui se venge de l’islam, «religion à laquelle s’est convertie sa mère, qui l’a peu aimé», selon une parenthèse précieuse dans un article écrit par Pierre Jourde dans la revue Hesperis datée de l’automne 1998 (page 98). Si tel était le cas, c’est-à-dire un triste et banal complexe oedipien, je ne pourrais pas m’empêcher de citer Gilles Deleuze, un nom que Houellebecq ne déteste pas sans raison, quand il parle de la manie qui traverse la littérature française, la manie du sale petit secret: «D.H. Lawrence reprochait à la littérature française d’être incurablement intellectuelle, idéologique et idéaliste, essentiellement critique de la vie plutôt que créatrice de vie. Le nationalisme français dans les lettres: une terrible manie de juger et d’être jugé traverse cette littérature: il y a trop d’hystériques parmi ces écrivains et leurs personnages. Haïr, vouloir être aimé, mais une grande impuissance à aimer et à admirer.»

Ce n’est pas parce que Houellebecq est un grand écrivain aux yeux de la terre entière que je dois fermer l’oeil sur son racisme affiché. Ce même racisme ambiant qui, par sa bêtise, me fait pleurer parfois de rage et d’impuissance, et me fait payer cash le simple fait de m’appeler Abdel-Illah. Que le reste de la société soit raciste est une autre affaire. Mais que, grâce à des écrivains comme Houellebecq, la haine raciale, «ce petit caillot de venin lové en chacun de nous, Blancs et Noirs, gays et Juifs», selon l’émouvante expression de Lester Bang, devienne carrément tendance, chic et tolérable au lieu d’être tout simplement ce qu’elle est: une attitude honteuse et dégradante, ça, c’est tout simplement abject.

Abdel-Illah Salhi

SOURCE : Libération

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