Shlomo Sand, le peuple et l’exil

Dans ce texte de 2012, Joëlle Marelli propose une critique du livre « Comment le peuple juif fut inventé » de Shlomo Sand, ouvrage qui exerça une certaine influence dans les milieux pro-palestiniens contemporains en raison de sa supposée valeur heuristique. Si tous deux s’entendent sur la nécessité d’une critique du sionisme et de l’État d’Israël, et de ses mythes fondateurs, Marelli montre ici que l’option, adoptée par Sand, du recyclage de la « théorie des Khazars » à cette fin n’est pas la bonne. Selon cette théorie, tournée contre la tradition juive, les Ashkénazes ne sont pas des descendants des Judéens dispersés suite à la destruction du second Temple par Rome en 70, mais de populations turco-mongoles massivement converties au VIIIe siècle. Sand en conclut alors qu’il n’existe rien de tel qu’un peuple juif exilé, en diaspora, en s’ancrant dans le cadre de pensée de la modernité chrétienne sécularisée européenne, principalement franco-allemande (et de sa progéniture : le sionisme politique), inventeuse des notions coextensives de race, de nation, de peuple et de religion. L’argument est simple : les juifs ne constituant ni une entité nationale, ni une race ou une ethnie, ils ne sont pas un peuple ; seulement une religion. Comme Marelli l’explique, Sand nie la notion juive de peuple — ‘am — et son historicité, une notion auto-référentielle fondamentale pour cette collectivité en ce qu’elle lui permet de s’auto-désigner comme collectivité séparée. Il se rend ainsi incapable de saisir ces notions de « peuple » et d’ « exil », auxquelles il substitue celles de « religion » et de « conversion », et de comprendre à tel point l’exil est central dans la conscience collective juive, encore aujourd’hui, quand bien même il n’a pas d’épaisseur historique, au même titre que l’espérance messianique d’un retour en terre d’Israël à la fin des Temps historiques. Depuis Sand a poursuivi sa tâche anti-traditionaliste et post-structuraliste dans la même perspective, notamment dans les ouvrages Comment la terre d’Israël fut inventée et Comment j’ai cessé d’être juif, tout en produisant des émules, à l’exemple de Julien Cohen-Lacassagne qui dans « Berbères juifs : l’émergence du monothéisme en Afrique du Nord » utilise la même argumentation au sujet des juifs d’Afrique du Nord. La Rédaction

Si l’on s’accorde avec Shlomo Sand sur la nécessité d’une critique fondamentale des présupposés du sionisme, faut-il pour autant le suivre quand il prétend récuser la légitimité de l’auto-désignation de « peuple » juif ? Retour sur l’ouvrage majeur de Shlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé, à l’occasion de la parution de Comment la terre d’Israël fut inventée (Flammarion, 2012) qui en prolonge le projet.

Les mots « peuple » et « exil » occupent une place centrale dans le discours de – et sur l’identité juive. Toute réflexion critique sur ces termes et leur  fonction dans l’histoire, l’identité et la politique des Jjuifs1 se situe aujourd’hui entre deux positions  adverses. L’une admet ou revendique l’idée de Herzl, le fondateur du mouvement sioniste, que « les Juifs » constituent un « peuple un » longtemps exilé de sa terre et que le processus de prise de conscience déclenché  par l’échec de l’émancipation annoncée  par les Lumières, échec dont le corollaire fut le développement de l’antisémitisme, débouche nécessairement sur le « retour » des Jjuifs en Palestine2– partiellement transformée en État d’Israël. L’autre position consiste à rejeter un ensemble de postulats plus ou moins implicites prêtés à la notion de peuple, qui peuvent se synthétiser sous les chefs d’ethnicisme, de particularisme ou d’élitisme. Cette seconde position est aujourd’hui emblématisée par le livre de Shlomo Sand, intitulé Comment le peuple juif fut inventé dont le propos central vise à démontrer que l’identité juive n’est pas une identité ethnique, et que le terme peuple ne convient donc pas pour désigner leur collectivité, plus adéquatement circonscrite comme religion. Sand appuie sa démonstration sur la réfutation de l’idée d’un exil massif des jJuifs de Palestine pendant la période romaine, s’opposant en cela à la tradition juive, aux conceptions historiques chrétiennes et aux idées communément reçues au croisement de l’une et de l’autre. La masse des jJuifs dans le monde n’étant pas constituée par les descen­dants des exilés de la période suivant la destruction du Second Temple mais de conversions successives,  le nom de peuple ne peut s’appliquer aux jJuifs, dont la collectivité dispersée ne dispose pas, en outre, de l’unité qui permettrait l’emploi de ce nom.

« Peuple » et « religion »

Il faut tomber d’accord avec Sand sur la nécessité d’une critique fondamentale des présupposés du sionisme. On le rejoindra aussi sur le fait que la notion de « peuple » occupe une fonction pivotale dans son économie discursive. Voulant étayer sa contribution historique à cette nécessaire critique, Shlomo Sand n’évite pas, cependant, de souscrire aux découpages catégoriels, aux définitions de l’identité collective et de la collectivité politique structurant les impasses théoriques qui ont conduit, en France et en Allemagne, à l’échec de l’émancipation à partir duquel s’est épanoui l’antisémitisme moderne3 et, par suite, une pensée sioniste directement tributaire de ces catégories.

La distinction entre « peuple » et « religion » devient centrale à la fin du XVIIIe siècle en Allemagne et en France dans des débats qui portent sur les conditions qu’il convient de poser à l’accession collective des jJuifs à la citoyenneté, sur le caractère surmontable ou insurmontable des obstacles à cette accession et sur les éventuels bienfaits à attendre de l’émancipation pour les sociétés où vivent des Jjuifs4. Les Lumières ont passionnément débattu de ce qu’étaient les jJuifs, de ce qu’ils pouvaient ou devaient devenir, de ce qu’ils étaient voués à demeurer, des conditions de leur perfectibilité5. Comme le Persan, le Huron ou l’Enfant, le Jjuif est une source infinie et un motif inépuisable pour la pensée politique et la spéculation anthropologique, pour l’immense appétit théorique déchaîné par la réalisation  progressive des conséquences d’une lecture littérale et politique des thèmes chrétiens de l’universalisme et de l’égalité6, lecture rendue jusqu’alors inopérante par l’inscription de ces thèmes dans le réseau des rapports humains codifié par l’Ancien Régime allié à l’Église. Le passage du principe d’égalité dans le domaine de la pensée politique double le mouvement de sécularisation qui s’impose d’abord comme solution aux conflits internes au christianisme. Le principe politique de séparation de l’Église et de l’État se reformule comme une séparation des sphères privée et publique, avec pour corollaire l’intério­risation du religieux7. C’est aussi ce processus qui fonde la constitution du religieux comme domaine anthropologique spécifique8. Ce geste de catégori­sation est en même temps un geste d’universalisation anthropologique. Dans cette double opération de rationalisation et de naturalisation, l’expression chrétienne du phénomène religieux est considérée tout à la fois comme la plus pure, la plus morale et la plus rationelle9, ce qui est parfaitement logique puisque c’est à partir de catégories développées en monde chrétien et de nécessités internes à ce monde que s’est forgée la notion moderne de religion. Ce qu’on appelle improprement l’« universalisme abs­trait » des Lumières est ainsi en réalité un mouve­ment cohérent de réorganisation de l’investissement des principes universalistes du christianisme restés à l’état de valeurs dormantes. Il y a quelque chose comme un processus de liquidation et donc de libé­ration du potentiel politique et de la charge énergétique de ces valeurs, en même temps qu’un phéno­mène qui s’apparente à un contre-investissement de l’ordre de la rétention, de l’accrochage identitaire. « L’infâme » qu’il faut écraser, ce n’est pas seulement l’Église catholique mais, comme d’emblée, toutes les églises et toutes les « religions ».

L’universalisation du rejet a pour effet en retour de jeter une lumière discriminante sur « les religions », la chrétienne res­tant en définitive la plus raisonnable, naguère aux yeux de Kant comme aujourd’hui de Houellebecq. La seule véritable religion, celle qui répond à la défi­nition exacte de ce qu’est une religion, c’est en effet, selon cette logique, le christianisme10.

Sand, Herzl et l’obscurité du mot « peuple »

Dans Comment le peuple juif fut inventé, Sand n’in­terroge ni la dichotomie religion-peuple (ou religion­ nation, ou religion-race11 ni la coalition démocra­tie-laïcité qui sous-tend sa critique du peuple et du religieux. Il rencontre d’immenses difficultés dans l’usage du mot « peuple », qu’il ne parvient évidem­ment pas à définir , raison pour laquelle il rabat cette notion tantôt sur celle de « nation », tantôt sur celle de « race ». Il explique de manière assez convain­cante pourquoi les jJuifs ne sont ni l’une ni l’autre. Mais le sens qu’il donne au mot spécifique « peuple » dans l’énoncé « les juifs ne sont pas un peuple » reste obscur d’un bout à l’autre de l’ouvrage, et dans son empressement à opter pour la seconde branche de l’alternative communément reçue, il oublie que cette alternative et les impasses qu’elle définit sont ins­crites au cœur même du projet sioniste comme de sa défense européenne, en tant qu’il représente peut­ être la politique de l’identité la plus conforme à des découpages européens bientôt triséculaires .

Il faut dire que chez Herzl non-plus le sens du mot « peuple » n’est pas très clair. Reprenant un mot qui traîne partout à l’époque où il écrit, Herzl ne cherche vraisemblablement pas à lui donner un contenu spé­cifique. Tout son échafaudage historico-politique s’écroulerait d’ailleurs s’il lui fallait connaître ou admettre le phénomène de réorganisation que sa pensée, nourrie de toute la sémantique nationaliste du XIXe siècle, fait subir à la notion hébraïque ‘am qui désigne traditionnellement la collectivité des Jjuifs qu’il veut réinstaller en Palestine. Quand Herzl écrit Volk, il croit traduire un mot hébreu en allemand. Mais on ne traduit jamais simplement, surtout quand il s’agit de politique des identités.

Postulons pour l’instant que le mot « peuple » est dans la tradition juive un signifiant à la fois central et vide. « Fluctuant », dit Sand, ce qui entrave « son inclusion dans un discours conséquent» (p. 41). Tout aussi central dans la tradition de nomination chrétienne de la collectivité juive, est-il aussi vide ou flottant ? Désigne-t-il la même chose dans les variations « peuple d’Israël », « peuple de Dieu » ou « peuple juif » ? Les contacts entre ces traditions de nomination, en Europe, se cristallisent à partir du XVIIIe siècle, au moment ou les rapports entre les communautés hégémoniques et minoritaires se modifient comme se modifient les rapports entre toutes les classes, toutes les castes, avec la mise en circulation de termes dont l’usage était jusqu’alors circonscrit par des conduites discursives codifiées. Le mot juif « peuple » (« ‘am » en hébreu, « folk » en yiddish) met lui même en contact et en circulation des contenus jusqu’alors relativement cloisonnés, ce qui le rend particulièrement susceptible de se « remplir »  par stratification de contenus anciens et nouveaux, opération dont l’intérêt pour la pensée sioniste en formation à partir de la fin du XIXe siècle est de constituer un titre à l’appui de la revendication souveraineté territoriale  Ces préliminaires posés, on peut interroger le livre de Sand sur une série de point d’ordre éthique, linguistique, anthropologique, épistémologique et politique.

Le sens d’une bataille symbolique

Quelle est la signification du geste consistant à décré­ter l’impropriété d’usage d’un nom commun pour l’auto-désignation collective d’un groupe humain ou de segments importants de ce groupe ? Les motifs invoqués peuvent se dire dans les termes suivants :

1) les conséquences de ce choix de nom s’avèrent intenables ; 2) le nom est déjà « pris » par une ou plusieurs autres définitions , il est trop « fluctuant ». Les raisons du décret d’impropriété sont donc de nature pragmatique et linguistique. Pour ma part, je l’interprète comme un geste court-circuitant toute analyse sérieuse de l’usage de ce nom dans les lan­gues européennes, c’est à dire, en l’occurrence, des traductions du mot hébraïque dont l’usage s’est per­pétué et des implications politiques de l’évolution sémantique du mot français « peuple » (et allemand «Volk », russe « naro’d », italien « popolo », etc.) dont la charge vient rétroactivement alourdir le mot antique « ‘am ». Autant dire que ce rejet fait l’écono­mie d’une réflexion approfondie sur la manière dont la traduction fait circuler d’une langue à l’autre les modifications sémantiques liées aux transformations historiques. La politique passe aussi par la traduction et, ne le voyant pas, on se prive d’un accès essentiel à la compréhension d’un agrégat de phénomènes poli­ tiques de grande portée.

Pour le dire autrement, le projet de critique fonda­mentale des présupposés de la formation idéologique appelée sionisme, projet important auquel je sous­cris, implique-t-il nécessairement une opération de type chirurgical sur le langage, ablation lexicale ou censure sémantique consistant à déclarer à des gens qui se reconnaissent dans une tradition plusieurs fois millénaire (laquelle comporte variations, trans­formations et évolutions, autrement dit, est dotée d’historicité) où l’appellation « peuple » occupe une place centrale quoi qu’éventuellement vide, qu’eh bien finalement non, ils n’en sont pas un et qu’il leur faudra désormais s’identifier comme adeptes d’une religion, faute de quoi on pourra légitimement les accuser d’ethnicisme voire de racisme12 ? Il y a là, à mon sens, une violence symbolique qui, j’essaierai de le montrer, fait tout autre chose que ce qu’elle prétend ou cherche à faire.

La bataille symbolique sur la nomination, la pros­cription du nom commun « peuple » assortie à la prescription, en ses lieu et place, de celui de « reli­gion », se substituent à la nécessaire réflexion sur les conditions historiques particulières et les consé­quences juridiques et humaines spécifiques de la for­mation idéologique appelée sionisme, dont le succès relativement tardif a donné lieu à la colonisation que l’on sait. Il y a là une manière de se tromper de  terrain qui revient presque à se tromper de combat. Le fait qu’une formation comme le sionisme « rem­plisse » un mot ancien comme « ‘am » des contenus modernes du mot « peuple » au XIXe siècle invite à un travail très différent d’une révocation pure et simple de cette appellation. Pour le dire clairement : l’occu­pation de la Palestine ne résulte pas du fait que « les juifs » se soient définis comme « peuple » pendant des siècles, voire des millénaires (l’ancienneté du mot « ‘am » prend le pas sur celle du nom « juif » – « yehudi »13) . Tout au plus pourrait-on envisager l’hypothèse, non dénuée d’une poésie proprement tragique, que les traductions successives et les stratifications sémantiques acquises dans les langues non juives par les mots qui traduisent  « ‘am » ont contribué à nourrir les versions successives de l’orien­talisme dont est sorti, entre autres formations morti­fères, l’antisémitisme moderne relativement auquel le sionisme apparaît comme un exemple typique de la tempête du progrès dans laquelle se prennent les ailes de l’Ange de l’Histoire, dans la IXe partie des Thèses sur l’histoire de Walter Benjamin. Plus risible est le motif linguistique par lequel se justifierait le refus du nom « peuple », à partir d’une définition a priori à laquelle la collectivité qui se dit « peuple juif » ne répondrait pas. L’économie lin­guistique ne supporterait pas qu’un mot ait plus d’un sens. Il y a là comme une indication que la langue devrait répondre aux mêmes règles que la démo­cratie, en quelque sorte : un homme, une voix – un nom, un sens. L’injonction à ne pas s’écarter d’un sens normatif restreint est d’autant plus curieuse que Sand échoue évidemment lui-même à donner une définition stable au vocable litigieux, ce qui n’a rien d’étonnant pour des raisons qui tiennent à la fois au langage en général et au « vague » de ce mot en par­ticulier14. La conception du langage dont témoigne cette attitude rappelle un peu la conception augusti­nienne évoquée par Wittgenstein comme origine de l’idée que chaque mot possède une signification qui lui est attribuée et qui est l’objet duquel il tient lieu15. Plus intéressante que la question de savoir s’il existe une réalité substantielle à laquelle correspondrait le mot «  peuple » serait celle de savoir si ce mot, et spécifiquement le syntagme « peuple juif », signifient la même chose dans le Pentateuque, le Talmud ou le Nouveau Testament, chez Paul et chez Augustin, chez Jacques Basnage au XVIIe siècle et chez Herder au XVIIIe, chez Clermont-Tonnerre au début et chez Herzl à la fin du XIXe, chez Heinrich Heine, Itzhok Katznelson ou Edmond Jabès, en judéo-arabe, en russe, etc. Comment le mot biblique ‘am est-il traduit en grec dans la Septante ou en allemand par Luther ? Et si on se limite à l’usage français, le fait que tant de sens différents communiquent dans un même vocable (mais on pourrait sans doute en dire autant  de l’allemand Volk, ou du russe naro’d) est-il sans conséquences sur son destin et ses usages politiques ?

Les présupposés de la dichotomie peuple-religion

Ma troisième question porte sur les difficultés de la dichotomie peuple-religion. En reprenant ce couple, Sand adopte les présupposés qui entretiennent depuis deux siècles des impasses dont nous ne sommes pas encore sortis et qui sont depuis quelques années réac­tivées dans le cadre d’une vulgarisation de ce qu’on pourrait appeler la catéchèse laïque. Ces présupposés ont présidé tant à la formation de l’antisémitisme que du sionisme. Ils fonctionnent aujourd’hui dans la structuration conceptuelle et la production capillaire des affects xénophobes comme dans l’interprétation des conflits politiques internationaux en termes de conflits de civilisation. Ils gouvernent l’interprétation de la politique israélienne d’occupation en termes de conflit religieux. Ils opèrent encore dans les for­mations discursives qui organisent l’exclusion, en Europe, des minorités arabes et musulmanes. Ces présupposés sont un héritage persistant des XVIIIe et XIXe siècles, et parmi leurs nombreux aspects, celui qui nous intéresse se résume sous la figure d’un postulat lui-même stratifié : l’Orient est incapable de séparer le religieux et le politique d’une part, de l’ethnique de l’autre16. Le corollaire est que la séparation du religieux, du politique et de l’ethnique sous les espèces de l’universalisme paulinien et de ses versions modernes –sécularisation et laïcité- est une conquête qui témoigne de l’avancement du monde chrétien européen. Dans le cadre d’une histoire officielle par implicite, il est beaucoup moins question des procédures par lesquelles cette « conquête » fut obtenue , du prix qui fut le sien et de la nomination de   ceux  qui eurent à le payer. L’occultation du caractère processuel, interne au christianisme, de la séculari­sation et de ses effets existentiels et politiques sur les  populations soumises à l’universalisation des prin­cipes chrétiens a concouru à naturaliser la privatisation, l’intériorisation et l’anthropologisation du religieux17.

Dispersion et identité collective

La quatrième question à poser à Sand porte sur la fonction qu’il confère au défaut d’homogénéité eth­nique des jJuifs, dont la dispersion à travers le monde s’exprime par l’hétérogénéité des populations juives en termes linguistiques et culturels mais aussi phénotypiques et même religieux. Le caractère diaspo­rique de l’identité collective annule-t-il cette iden­tité quoiqu’il en soit de l’engagement qui s’élabore en sa faveur à travers de nombreux processus, par exemple sous les figures de l’exil18 ? Pour Sand en tous cas, le défaut d’homogénéité ethnique constitue un argument contre la notion  de  peuple, qu’il rabat à certains moments de son développement sur celle de nation, en se référant notamment à la définition volontariste de Renan, malgré les problèmes posées par cette définition et, plus généralement, l’énorme difficulté qu’il y a à prendre la pensée de Renan pour boussole étant donné l’engagement de cette pensée dans les entreprises orientaliste, colonialiste, anti­sémite et raciste en général. Les  jJuifs n’étant pas une nation selon la définition volontariste et étatiste moderne, Sand croit avoir effectué sa démonstration. Il répète la même opération avec « race ». Ni nation ni race,« les juifs » ne sont pas un peuple (donc ils « sont » une religion).

Race, nation, peuple

Il faut cependant se souvenir  que le sens de ces deux mots a changé au tournant de la Révolution. La « nation juive », au XVIIIe siècle encore, ne dési­gnait pas une entité nationale au sens moderne, mais la collectivité  des personnes  « nées » dans le sein du judaïsme. Quant au sens de « race », s’il essen­tialisait déjà des castes, il ne correspondait pas encore à un « savoir » des essences humaines. Tout en le rendant disponible aux infusions à venir, son emploi était moins chargé qu’aujourd’hui19. Si Sand a donc raison de déceler un véritable enjeu dans l’intensification des phénomènes de réessentialisa­tion, aujourd’hui que l’on voit naître un deuxième âge de la raciologie, avec notamment le projet de « génétique juive » qui gagne du terrain20, il faut noter que la pensée sioniste a pu naître précisément parce que « nation » et « race » retenaient une partie des contenus conférés par l’usage en vigueur sous l’Ancien Régime, où les Jjuifs étaient désignés comme nation (le nationalisme moderne n’existait pas encore), race (la raciologie n’était pas inventée) ou peuple (le sens « ethnique » n’avait pas  la spécialisation qui est la sienne aujourd’hui et qui  réintègre progressivement les contenus disqualifiés de « race »). « Nation », « race » et « peuple » sont des opérateurs qui font communiquer l’ epistemê classique des ensembles humains avec les catégories qui se mettent en place entre la fin du XVIIIe et celle du XIXe siècle en recourant pour partie aux mêmes vocables. Ces trois notions ont eu des destinées diffé­renciées. Le fait que « les juifs » ne sont ni nation ni race, aux sens modernes de ces termes, invalide-t-il par suite logique tout usage du mot « peuple » qui ne soit tributaire d’une mythologie du sang et du sol ?

Le sionisme et le principe généalogique

Il est vrai que le sionisme fait de la continuité généalogique le principe d’étayage de l’idéologie du retour et que certains cherchent dans la génétique de quoi nourrir les fantasmes d’origine21. Mais la croyance n’a que faire des preuves, et il ne s’agit là, comme pour l’archéologie22, que d’un nouveau cas d’enrôlement de la science au service de l’idéologie. La pensée sioniste prétend emprunter le principe généalogique à la tradition juive, mais cet emprunt   ne va pas sans distorsions et reformulations. Daniel et Jonathan Boyarin23 montrent que la généalogie,  dans la tradition rabbinique, ne peut être retranscrite en termes biologiques sans anachronisme et déformation. L’interprétation biologique, linéaire et homogénéisante est conforme à l’esprit contempo­rain de la formation du sionisme, et notamment aux lexiques orientaliste et racialiste qui nourrissent les théories antisémites. Or c’est cette interprétation à l’exclusion de toute autre que reprend Sand pour la récuser, tout en entrant dans ses vues par le sérieux qu’il confère à l’idée d’homogénéité ethnique. Le projet de « génétique juive » qui se développe depuis quelques années, et que Sand évoque comme s’il était en continuité avec la tradition nominative, est encore  une manière d’assujettir la politique « juive » aux catégories qui ont conduit à la destruction des Juifs d’Europe et à l’idéologie qui prétend désormais les « protéger » – mais de quoi et comment ? Comme si aujourd’hui, il n’y avait pas lieu de protéger ce qui peut l’être encore des identités juives de la captation opérée par l’idéologie nationale sioniste avec la bénédiction de l’Europe post-génocidaire. Le projet de « génétique juive » est bien aussi sinistre­ment risible que le disent Sand et d’autres24, mais il n’est pas un argument valide en faveur de l’assigna­tion exclusive du judaïsme du côté du religieux, et certainement pas en faveur de la mise en demeure de choisir une catégorisation de l’identité dans des  termes aussi piégés. Sand fait semblant de croire que le thème généalogique figure en son sens le plus litté­ral dans la cosmologie conceptuelle dont « peuple » est le signifiant central repris par la pensée sioniste. Pour lui, la conversion massive n’est pas un aspect qui intervient en faveur d’une compréhension plus fine de l’autodéfinition « des juifs » comme peuple ; c’est un élément qui sert à rejeter en bloc cette autodéfinition.

Le refus de Shlomo Sand

Ce qu’il refuse en réalité, c’est qu’une collectivité (ici « les juifs », mais il y aurait lieu de lui demander s’il étend son rejet à d’autres cas) ait tenu historique­ment à maintenir une identité séparée, avec toutes les variations culturelles qu’impliquent la dispersion, mais aussi une thématisation de l’hétérochtonie qui les rendaient inassimilables. Ce refus est identique à celui des Lumières, et on le retrouve dans le rejet des « séparatismes communautaires » supposés incompatibles avec l’idéal républicain français. Quant à la figure de la souveraineté nationale portée par la pensée sioniste, elle est l’expression d’une volonté de  recueillir en un lieu propre ce qui ailleurs est sépa­ration, différence, impropriété. De ce point de vue, le sionisme est un geste d’autorisation, d’authentifi­cation et d’unification d’un ailleurs abject et inac­ceptable. En reprenant, pour en faire des pierres de touche, les catégories (nation, laïcité, homogénéité) auxquelles on doit tout à la fois la formulation catastrophique d’une « question juive » et l’élaboration de la politique sioniste – des catégories qui motivent aujourd’hui l’exclusion d’autres communautés mino­ritaires en Europe – Sand souscrit à ce qu’il prétend dénoncer. Il reste prisonnier des alternatives posées par la modernité européenne aux jJuifs : s’assimiler ou partir (dans le meilleur des cas). On sait que le choix du sionisme a été de quitter l’Europe pour, enfin, s’assimiler à elle. Sand estime selon toute apparence qu’il aurait mieux valu s’assimiler en res­tant , position défendable jusqu’à un certain point. L’argument solide du sionisme en faveur d’une sou­veraineté territoriale est cependant que les Jjuifs, en Europe occidentale, ont accepté le marché de l’assimilation contre l’émancipation, et que ce fut exactement le point de départ de l’antisémitisme raciologique. À aucun moment, Sand ne prend cet aspect en considération .

La généalogie en défaut est associée au traitement de la notion d’exil dont Sand s’attache à démontrer qu’elle ne correspond à rien. Il n’y a pas eu d’exil massif à l’époque romaine, mais des conversions massives. Comme pour l’idée de peuple, la réfutation  positiviste de l’idée d’exil est un geste d’une grande violence symbolique, inadéquat aux fins qu’il poursuit et qui rejoint encore les présupposés du sionisme. Amnon Raz-Krakotzkin a consacré de magnifiques analyses au thème de l’exil et de sa négation dans le sionisme. Dans la tradition juive, l’exil est une notion  stratifiée qui a beaucoup à apporter à une pensée de la déterritorialisation. C’est un thème théologique, littéraire, poétique, philosophique et politique qui ne peut être réduit à son interprétation appauvrie appelant une reterritorialisation  souveraine. Ce processus est subsumé sous un thème qui double la négation de l’exil, celui de retour à l’histoire25. Le sionisme reprend à l’antijudaïsme chrétien l’idée que les juifs sont sortis de l’histoire – c’est à dire du domaine de la grâce26 – en ne reconnaissant pas l’avènement des temps nouveaux inaugurés par la Résurrection. Le projet sioniste entend opérer un « retour à l’histoire» par rétablissement d’une souveraineté « nationale » juive sur le territoire « propre ». Il me semble que c’est une erreur politique et intellectuelle que d’apporter de l’eau à ce moulin. La « négation de l’exil» est le processus par lequel le sionisme rejette tous les aspects de la vie juive exi­lique et prétend instaurer (et non réinstaurer parce qu’elle n’a jamais existé en réalité, la tradition faisant des Jjuifs un peuple venu d’ailleurs) une autochtonie juive qui fonderait la souveraineté et la propriété du territoire. Il y a là quelque chose de profondément négateur, pour les Palestiniens bien sûr, mais aussi pour la possibilité d’une subjectivation contempo­raine reconnaissant la fécondité de l’exil dans les his­toires des jJuifs, et son importance pour la construc­tion d’une autre politique de l’identité.

Il est possible, voire vraisemblable, qu’un exil mas­sif n’ait pas eu lieu pendant la période romaine. Mais  l’expérience de l’exil dont le romain n’est que l’une des figures a été intériorisée au point de fournir l’un des principaux motifs de la conscience de soi juive. Elle y a été aidée par la lecture malveillante de cette conscience d’exilés par la tradition chrétienne et sa  réitération sous la forme d’expulsions et de persé­cutions diverses. Mais ce motif est doté d’universa­lité, et c’est sans doute par une tentative d’expulsion de l’angoisse qu’il suscite que le christianisme en a  fait un motif de rejet et de mépris. Il faut souligner que le judaïsme n’associe pas ce motif à l’idée d’un retour effectif avant l’émergence de l’idée sioniste27. Le retour est situé dans un avenir messianique, ce contre quoi s’insurge l’idéologie messianique sécu­larisée qu’est le sionisme. Sand ne s’aperçoit pas qu’il rejoint le sionisme en invitant à l’effacement de la dimension exilique. Ce faisant, il exile les Jjuifs de toute subjectivation qui ne soit ni israélienne ni « religieuse » – au sens très restrictif qu’il donne à ce terme.

Les moyens mis par Sand au service de la réfu­tation du sionisme me paraissent donc mal adaptés  à ses fins. D’abord, parce que quand bien même on réussirait par extraordinaire à prouver la thèse de la continuité génétique, cela ne justifierait pas la dépossession des Palestiniens. Inversement, ceux qui s’accrochent au droit conféré par l’ancienneté des titres se soucient moins de continuité génétique que ne veulent le croire leurs adversaires. Mais plus profondément, la réfutation des thèmes du peuple et de l’exil se fait chez Sand à partir des présupposés mêmes du sionisme.

Joëlle Marelli

Source

NOTES

  1. J’écris indifféremment « jJuif » » ou « Jjuif » », le présent texte prenant place dans un travail plus large qui consiste à interroger les présupposés liés à l’obligation d’opter pour telle ou telle gra­phie. Comme je ne cherche pas ce faisant à mettre en œuvre une nouvelle essentialisation, il m’arrive aussi de mettre « les juifs » » ou « les Juifs » » entre guillemets.
  2. Voir Amnon Raz-Krakotzkin, Exil et souveraineté . Judaïsme, sionisme et pensée binationale, pré f. C. Ginzburg, trad. de C.Neuve-Église, Paris, La Fabrique, 200 7, p. 41-69 . Pour une présentation et une bibliographie plus complètes, voir « Scènes proches , orientales » », in Vacarme  n° 31, printemps 2005, p. I08-II2.
  3. Cf notamment H. Arendt , Rahel Varnagen, Lebensgeschichte einer deutsche Jüdin aus der Romantik, Munich, Piper Verlag, 1959-2008.
  4. Jonathan Hess, Germans , Jews and the Claims of Modernity, New Haven , Yale University Press, 200 2 .
  5. Ronald Schechter, Obstinate Hebrews. Representations of Jews in France, I7I5-I8I5, Berkeley et Los Angeles, University of California Press, 2003 .
  6. Je ne veux évidemment pas dire que les thèmes de l’égalité et de l’universel soient le patrimoine ou la découverte exclusive du christianisme, mais que celui-ci en thématise la propriété en même temps que les sociétés chrétiennes en organisent la neutralisation éthique et politique.
  7. Cf Schechter, Obstinate Hebrews, op. cit. et J. Hess, Germans , Jews and the Claims of Mode rnity, op. cit.
  8. Cf Talal Asad, Genealogies of Religion, Discipline and Reasons of Power in Christianity and Islam , Baltimore et Londres, Johns Hopkins University Press, 1993.
  9. E. Kant, La Religion dans les limites de la simple raison, trad. de J. Gibelin, éd. par M. Naar, Paris, Vrin, 2010 .
  10. Gil Anidjar, The Jew , the Arab, A History of the Enemy, Stanford , Stanford University Press, 2003, et Semites, Stanford, Stanford University Press, 2008.
  11. Cf G. Anidjar, Semites, op. cit.
  12. Ceci indépendamment de l’ethnicisme de la définition cano­nique de l’ État d’Israël comme « État de tous les juifs », ou des éléments de racisme qu’on peut raisonnablement reconnaître dans l’inquiétude démographique de cet Etat.
  13. Shaye J. D. Cohen, The Beginnings of Jewishness. Boundaries, Varieties , Uncertainties , Berkeley / Los Angeles /Lond res, University of California Press, 1999 .
  14. Extrait des définitions du Grand Robert : « La notion de peuple est très vague et peut correspondre à une ethnie, à une communauté politique […], à une communauté linguistique , culturelle , religieuse , etc. ».
  15. L. Wittgenstein , Recherches philosophiques, trad . de F. Dastur, M. Elie , J.-L. Gautero, D. Janicaud et E. Rigal, Paris, Gallimard, 2004 .
  16. Cf D. Anidjar, Semites, op. cit.
  17. Cf Talai Asad, Genealogies of Religion ,op. cit. et Formations of the Secular. Christianity, Islam, Mode rnity, Stanford, Stanford University Press, 2003.
  18. Voir notamment Jean-Christophe Attias et Esther Benbassa, Israël, la terre et le sacré, Paris, Champs /Flammarion, 2001, et bien sür Amnon Raz-Krakotzkin, Exil et binationalisme, op. cit.
  19. Cf Colette Guillaumin, L’idéologie raciste, Paris/La Haye, Mouton , 197 2 , rééd. Paris, Gallimard , coll. Folio essais , 2002.
  20. Cf Sand, op. cit. p. 370-379. Voir Nadia Abu el-Haj, The Genealogical Science, The Search for Jewish Origins and the Politics of Epistemology, Chicago, University of Chicago Press, 2012 .
  21. Nadia Abu el-Haj, The Genealogical Science , op. cit.
  22. Nadia Abu El-Haj, Facts on the Ground: Archaeological Practice and Self-fashioning in Israeli Society , Chicago, University of Chicago Press , 2001.
  23. Daniel et Jonathan Boyarin, « Diaspora : Generation and the Ground of Jewish Identity » Critical , Inquiry, vol. 19, n° 4, p. 693- 725. Voir aussi D. Boyarin, Carnal Israel , Reading Sex in Talmudic Culture, Berkeley/Los Angeles/Londres, University of California Press, 1993 et Paul, a Radical Jew, Paul and the Politics of Identity, Berkeley /Los Angeles /Londres,   University of California Press, 1997.
  24. Cf Nadia Abu el-Ha j, The Genealogical Science, op. cit.
  25. A. Raz-Krakotzkin, Exil et binationalisme, op. cit.
  26. Ibid.
  27. Cf E. Benbassa et J.-C. Attias , Israël , La terre et le sacré, op. cit.
 
Crédit photo @Joss Dray. L’autrice remercie Joss Dray
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