Le rapport du Rwanda sur le rôle de la France dans le génocide de 1994

“On ne veut pas donner l’impression qu’on accorde trop d’importance à ce rapport”

Bravo à Radio France Internationale, radio publique sous contrôle gouvernemental français (et chaque lecteur du Canard Enchaîné sait que ce contrôle n’a pas grand chose à envier à celui exercé sur Al aoula ou 2M), qui publie sur son site le rapport officiel de la commission d’enquête du gouvernement rwandais sur le rôle du gouvernement français de l’époque dans le génocide des tutsis de 1994 (1). Pour ceux qui auraient vécu sur une autre planète depuis, le rôle de la France dans le soutien au régime génocidaire qui perpétra le génocide rwandais de 1994 est sur la place publique, et n’est pas seulement évoqué par le gouvernement rwandais, loin de là.

J’ai déjà effleuré cette question précédemment, et n’ai pas le temps de développer plus avant cette question maintenant, mais quelques remarques:

1. En 1994, la France était en cohabitation – Mitterrand (PS) président, Balladur (RPR) premier ministre, et des personnalités comme Alain Juppé (RPR, ministre des affaires étrangères), François Léotard (UDF, ministre de la défense) et Hubert Védrine (PS, secrétaire général de la présidence de la République) étaient profondément impliquées dans le dossier rwandais. D’où l’unanimité entre droite et gauche gouvernementale pour ne pas trop creuser le dossier – tant le PS que l’UMP (qui a absorbé l’UDF et le RPR) sont impliqués, et les personnalités qui l’étaient sont toujours présentes. D’où la réaction officielle et officieuse française:

Bernard Kouchner a refusé tout commentaire personnel. “On ne veut pas donner l’impression qu’on accorde trop d’importance à ce rapport et attiser la polémique”, explique l’entourage du ministre. L’Elysée n’a fait aucune déclaration politique et renvoyait sur les spécialistes techniques du dossier. Seul le ministre de la défense, Hervé Morin, s’est exprimé, dénonçant sur Radio France Internationale, jeudi matin : “Un procès insupportable pour la mémoire des militaires français” qui “ont sauvé des milliers de vies humaines dans des conditions abominables“. (Le Monde du 7 août 2008)

Entre parenthèses: on peut comprendre que Hervé Morin, actuel ministre de la défense, juge ces accusations de complicité de génocide insupportables: il était en 1994 membre du cabinet du ministre de la défense d’alors, François Léotard. On notera d’ailleurs que ce dernier, dont le rôle dans cette affaire en tant que ministre de la défense est assez exposé, signe des chroniques régulières dans Tribune Juive, qu’on n’aurait pu croire plus sourcilleux dans le choix de ses collaborateurs, surtout s’ils sont accusés – pas personnellement dans le cas de François Léotard, mais en tant que responsable ministériel de l’armée française – de complicité de génocide, surtout que ce magazine a consacré quelques articles quand même au génocide rwandais…

2. L’écho médiatique et politique de ce rapport est faible, et pas seulement en France – aucune réaction par exemple, à ce jour, de Human Rights Watch, d’Amnesty International ou de la FIDH, plus loquaces sur le Soudan. Pour la France, c’est comme l’écrit le blog du Monde diplomatique, “à Paris, en ce 5 août, les chaînes de télévision évoquent des faits divers avant de consacrer, en milieu de journal, quelques secondes aux questions soulevées sur la responsabilité de Paris dans le génocide de 1994“. Comme l’écrit Colette Braeckman, éminente spécialiste belge de la région:

Les faits relatés dans le rapport publié à Kigali sont cependant d’une telle gravité et ils sont étayés par une telle quantité de témoignages précis que cette affaire mérite meilleur traitement que le mépris ou le déni. Une analyse indépendante devrait porter sur plusieurs points : outre la matérialité des faits elle devrait examiner le contexte politique dans lequel le réquisitoire a été publié, ainsi que les points d’ombre et les omissions du document.

3. La demande, formulée par le procureur de la Cour pénale internationale, d’émission d’un mandat d’arrêt à l’encontre du président soudanais en exercice, Omar Hassan Ahmad Al Bashir, pour crime de génocide qu’il est soupçonné d’avoir commis au Darfour, avait suscité de fortes réserves en Afrique et ailleurs, et pas vraiment quant au fond – il se trouve peu de gens pour défendre la politique gouvernementale soudanaise au Darfour – mais plutôt quant à la forme – les seules personnes poursuivies par le CPI sont africaines – à croire que le reste du monde ne se compose que de l’Islande, du Luxembourg et du Costa Rica, et que ni Irak, ni Afghanistan, ni Tchétchénie, ni Palestine et ni Colombie n’existent… Le rapport recommandant de saisir tant la justice internationale que les justices nationales, y compris européennes, on peut espérer que la justice internationale montrera qu’elle ne sert pas exclusivement à sanctionner slaves et africains…

Le rapport est relativement modéré dans ses recommandations, contrastant avec la gravité de son contenu factuel, en insistant pour que la voie judiciaire soit choisie pour traduire en justice les complices, français et autres, du génocide rwandais:

< RECOMMANDATIONS

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A l’issue de son enquête, la Commission a trouvé que l’Etat français a joué une part active dans la préparation et l’exécution du génocide de 1994. Au regard de la gravité des faits mais aussi après avoir pris en considération le contexte général de la question et sa complexité, la Commission en conformité avec la loi qui l’institue formule les recommandations suivantes :

– La Commission demande au Gouvernement rwandais de se réserver le droit de porter plainte contre l’Etat français pour sa responsabilité dans la préparation et l’exécution du génocide de 1994 au Rwanda devant les instances judiciaires internationales habilitées.

– La Commission recommande au Gouvernement rwandais de trouver un règlement diplomatique de la question avec l’Etat français dans la mesure où ce dernier est prêt à reconnaître l’entière étendue de sa responsabilité dans la préparation et l’exécution du génocide au Rwanda et de prendre les mesures de réparation conséquentes en accord avec le Gouvernement rwandais.

– La Commission demande au Gouvernement rwandais de soutenir toute action individuelle ou collective de victimes qui souhaiteraient porter plainte devant les tribunaux pour le préjudice causé par les actions de l’Etat français et/ou ses agents au Rwanda.

– La Commission recommande au Gouvernement rwandais de faire une large diffusion du présent rapport.

– La Commission demande au Gouvernement rwandais de mettre en place une instance de suivi de la question.

Le mot de la fin:

la politique française au Rwanda a mené au précipice, et Paris ne voudra jamais le reconnaître officiellement (Le Vif/L’Express)

Quelques liens intéressants:

– sur le rôle de la France dans le génocide, l’indispensable livre – à charge – de Jean-Paul Goûteux, “La nuit rwandaise“, et le très intéressant site éponyme qui l’héberge

– le rapport de la mission d’information sur le Rwanda de l’Assemblée nationale française – ne vous attendez pas à de la dynamite – il reconnaît des erreurs ponctuelles, mais aucune complicité;

– la très bonne page de présentation succincte de Radio Canada – le Canada s’est intéressé au génocide rwandais par le biais du général canadien Roméo Dallaire, commandant des casques bleus des Nations-Unies qui se retirèrent (!) du Rwanda au début du génocide;

– “La loi et la réalité – Les progrès de la réforme judiciaire au Rwanda“: rapport récent et critique de Human Rights Watch;

– le rapport de la Commission indépendante de l’ONU sur les actions de l’ONU lors du génocide au Rwanda;

– le site de la journaliste britannique Linda Melvern, auteure de “Conspiracy to Murder. The Rwandan Genocide“;

– le blog de Colette Braeckman, légendaire journaliste belge, éminente spécialiste de l’Afrique des Grands Lacs (Rwanda, Burundi, RDC);

– le rapport de l’OUA sur le génocide au Rwanda;

– le site du Tribunal pénal international pour le Rwanda;

– le site de la Commission La Commission d’enquête citoyenne pour la vérité sur l’implication française dans le génocide des Tutsi;

– des documents sur l’implication française dans le génocide rwandais sur le site de l’Association internationale de recherche sur les crimes contre l’humanité et les génocides (Aircrige);

– la page du ministère français des affaires étrangères sur les relations franco-rwandaises

Source : http://ibnkafkasobiterdicta.wordpress.com/

(10 août 2008)

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