Marcher sur un fil et ne jamais tomber : stratégie pour un féminisme décolonial

Ce texte est une version enrichie de l’intervention tenue oralement au Bandung du Nord, le 6 mai 2018 à la Bourse du Travail de Saint-Denis et à Penser l’émancipation, le 14 septembre 2017.

 

Bonjour à toutes et à tous,

Avant toute chose, je voudrais exprimer ici l’honneur qui est le mien de participer à un événement politique d’une telle envergure.

Je voudrais également préciser que je n’interviens pas ici en tant qu’individu ni même simplement en tant que femme, mais en tant que membre d’une organisation politique décoloniale qui développe depuis plus d’une décennie une réflexion théorique et stratégique soutenue par un projet politique clairement identifié. Cette organisation, c’est le Parti des Indigènes de la République. Je précise, enfin, que la durée de mon intervention étant très limitée, je vais devoir grassement résumer et peut-être appauvrir un peu la complexité de ce que voudrais défendre ici. Il y a quelques mois, c’est ici, sur cette même estrade que j’ai été invitée à intervenir dans une plénière intitulée « Féminisme et Révolutions » dans le cadre du colloque Penser l’émancipation.

 

Lors de cette séance, certains s’en souviendront sans doute, j’ai commencé par cette déclaration un tantinet insolente : « je ne suis pas féministe. »

Bien sûr, si je me suis autorisée un telle sortie de route, ce n’est pas par pure coquetterie distinctive ou par un anti-féminisme primaire dont je me garderais bien d’être ici le relai. Tout au contraire, le propos que je développais pour expliquer cette distance éprouvée à l’égard du féminisme – notamment au regard du projet décolonial que j’ai rejoint – avait même fini par convaincre certaines féministes de l’audience que je déployais finalement là, non moins un réquisitoire contre le féminisme en général qu’un appel à une sorte de féminisme paradoxal, qui n’avouerait pas son nom. La satisfaction de m’être bien fait comprendre par celles qui ne constituent effectivement pas à mes yeux des ennemis politiques allait cependant rapidement se heurter à joli malentendu avec l’une d’entre elles, malentendu qui me semble résumer parfaitement le nœud du problème. Cette amie en question, féministe de la première heure, longtemps récalcitrante aux idées du PIR sur la question des femmes, vint à me tenir à quelques mots près ce discours : « Mais finalement, votre anti-féminisme est un féminisme ! Vous ne voulez juste pas lâcher le mot « féminisme » par orgueil. Et pourtant vous gagnerez tant à le dire, ce n’est qu’un mot après tout! »

 

Ce n’est qu’un mot. Cette phrase parfaitement fausse est en même temps parfaitement juste et il suffit de s’y attarder quelques instants pour voir surgir au cœur de sa maladresse une féconde lucidité.

Car si on doit admettre que le féminisme n’est qu’un mot pour nommer tout ce qui de près ou de loin s’intéresserait à parler des femmes et de leurs intérêts – indépendamment de la manière dont ses intérêts se manifestent effectivement dans la société – alors il serait plus intéressant de renverser la question et de demander à ceux qui nous la pose : mais pourquoi, vous, tenez-vous tant à ce que l’on prononce ce mot qui n’est qu’un mot quand vous semblez pourtant comprendre que la critique du féminisme que nous menons depuis des années s’élabore aussi du point de vue de l’intérêt des femmes de l’immigration ? Est-ce que le fait de ne pas consentir à l’utiliser tout en menant une profonde réflexion stratégique sur les intérêts objectifs des femmes de l’immigration suffit à nous ranger dans le camp des complices de la domination patriarcale ? Qu’est-ce qui se joue enfin derrière cette obsession faussement nominaliste si ce n’est la volonté ou l’injonction – selon où l’on se situe – à rassurer un agenda externe à la lutte antiraciste et à donner des gages de respectabilité. Oui, la lutte antiraciste a le droit à son orgueil et non, le féminisme n’est pas qu’un mot. Et nos travaux, loin de caricaturer ce mouvement complexe, s’est attelé à en dresser une analyse fine et historicisée en fonction de nos intérêts stratégiques.

 

Sous la plume de Sadri Khiari et de celle de Houria Bouteldja, le PIR a déjà produit une critique radicale du féminisme occidental en rappelant notamment ses conditions historiques d’émergence dans les démocraties libérales depuis l’expansion capitaliste coloniale et la révolution française. En exposant les conditions de pénétration du féminisme – et a fortiori du progressisme – dans les sociétés du Sud et dans les communautés non-blanches à l’intérieur des pays du Nord, le PIR s’est déjà attaché à dénoncer l’imposition par l’impérialisme occidental des notions de genre et de sexualité à des sujets colonisés et l’effet désastreux de cette même imposition notamment pour la situation des femmes et des minorités indigènes. Précisons que des intellectuels et militants (hommes ou femmes) des pays du sud ont aussi formulé ce genre de critiques ainsi que des penseurs marxistes. Le fil rouge de toutes ces analyses se résume ainsi : les rapports de genre ne peuvent être pensés en dehors des intérêts contradictoires de l’État-Nation, des rapports Nord-Sud, du néolibéralisme et de ses transformations. Je ne reviendrai donc pas là-dessus. Si je rappelle ceci, c’est pour faire comprendre que mon affirmation introductive « je ne suis pas féministe » n’a rien d’une coquetterie distinctive ni d’une pure provocation. Elle est le fruit d’une profonde maturation politique.

 

Dire « je ne suis pas féministe », ne signifie pas que le sort des femmes dans le monde m’indiffère mais que je ne revendique pas cette identité politique. D’abord, parce qu’une identité politique ne vaut pas universellement, pour tous les contextes et tous les âges. Être féministe signifie toujours être féministe quelque part, dans un contexte socio-politique donné. Dans le contexte qui est le nôtre, c’est-à-dire celui où le racisme systémique et néocolonial exacerbe les fractures entre les communautés et broie les tentatives de résistance des populations postcoloniales, être féministe n’a au regard d’un projet politique décolonial, pas le même sens.

 

Nous avons déjà beaucoup écrit sur la question mais je résumerai en deux points ce qui me paraît essentiel.

 

  • Le modèle féministe dont on ne rappellera jamais assez les multiples contradictions de son histoire induit inévitablement des risques de distorsions politiques qui laisserait présager l’existence d’une catégorie commune « les femmes » structurée autour d’une communauté d’expérience et d’intérêts. Cet universel féminin aurait pour adversaire désigné le patriarcat comme système de domination mondiale. Occultant les clivages de classes et de race, ce féminisme blanc-bourgeois se heurte évidemment à la réalité sociale et politique des femmes non-blanches ainsi que des hommes non-blancs.

 

  • Il faut reconnaître l’existence aujourd’hui d’un féminisme inclusif qui ne nie pas cette divergence d’intérêts réels entre les femmes blanches et les femmes non-blanches. Les féministes non-blanches dressent au contraire une critique ferme et explicitement antiraciste du féminisme traditionnel ou ce qu’on appelle « le féminisme blanc ». Néanmoins, cela ne les empêche pas d’estimer nécessaire une organisation spécifique des femmes non-blanches contre le sexisme des hommes blancs et non-blancs. C’est leur droit le plus légitime. De deux choses l’une, soit elles ne différencient pas la nature du sexisme des hommes blancs et celui des hommes noirs et arabes, – et elles font une sérieuse erreur de diagnostic – soit elles les distinguent et s’engagent alors dans une compréhension globale d’un système d’oppressions qui imbriquent les rapports de race aux rapports de classe et de genre. Ce qui fait d’elles des militantes décoloniales.

 

Sommairement, c’est ce que nous proposons, à savoir une intelligence globale de ce système d’oppressions croisées.

Mais comme je viens de prononcer l’expression « oppressions croisées », je ne peux m’empêcher de nous prémunir contre les pièges de ce concept en vogue qui condense ce renouveau féministe, à savoir l’intersectionnalité. Si l’intersectionnalité a pu être un outil analytique important pour décrire notamment comment le système pénal américain échouait à prendre en considération la multiplicité des motifs de discrimination des femmes noires sur leur lieu de travail, force est de constater que son évolution dans le champ universitaire et militant lui fait de plus en plus emprunter les contours d’un nouvel humanisme abstrait, si ce n’est ceux d’un nouveau chantage à l’exemplarité des luttes antiracistes. Pour résumer, je citerai Norman Ajari : « Dans la France d’aujourd’hui, le chantage à l’intersectionnalité est devenu un instrument de police idéologique qui permet de disqualifier ceux qui ne prêtent pas allégeance à l’agenda politique dominant. Il cherche à consacrer la supériorité morale de celles et ceux qui le prônent, en les confortant dans l’illusion d’une légitimité sans borne. Articuler à tous propos la classe, la sexualité, le genre et la race, c’est s’assurer d’avoir son mot à dire sur tout, et d’être rarement contredit.. ».

 

J’ajouterai à cette critique plusieurs caractéristiques de cette intersectionnalité ou de ce que certains préfèrent appeler « son dévoiement » :

 

  • Le paradigme individualiste et libéral qui sacralise les récits et les vécus subjectifs au détriment d’une approche collective de la politique.
  • La constitution d’une arithmétique abstraite et déformante qui fait gagner des points de légitimité à mesure que les motifs d’oppressions s’accumulent et qui s’apparente, pardonnez-moi l’expression, à une espèce de Jeux Olympiques de l’oppression.
  • Une approche limitée et idéaliste de la micropolitique à travers le geste déconstructif des discours et des représentations, qui a pour conséquence une dilution de la question de l’État comme adversaire central.
  • Mais surtout l’incapacité dans ces conditions à trouver une traduction stratégique en termes de lutte et d’organisation politique.

 

Car en effet, si l’intersectionnalité garantit d’avoir toujours 20/20 à la copie, elle n’a concrètement jamais réussi, en tant que telle, à mettre un pied en dehors de l’université et des colloques et séminaires de formation militante. Chaque fois qu’un front de l’immigration et des quartiers a réussi à faire descendre dans les rues des milliers de personnes issues de l’immigration, les mots d’ordre se résumaient systématiquement à des fronts de luttes strictement antiracistes et décoloniaux : les violences policières, le racisme d’État, la Francafrique, la Palestine, l’islamophobie, les réparations pour les Afrodescendants.

C’est d’ailleurs un point important à relever. À l’épreuve de la politique concrète, même les militantes et les militants les plus attachés à ce concept d’intersectionnalité comprennent spontanément les enjeux d’une véritable stratégie révolutionnaire. Et beaucoup de certains de ceux qui hier nous reprochaient de vouloir « invisibiliser » dans le projet décolonial les questions de genre, sont eux-mêmes traversés au moment du passage à l’action politique par une espèce d’intelligence des rapports de force qui les contraints à reconnaître la nécessité d’un antiracisme de masse.

Je voudrais ici qu’on mesure bien la portée de ce que je ne fais que décrire. On a pu nous reprocher de vouloir faire taire les femmes de l’immigration sur les violences qu’elles subissent, au nom de l’intérêt supérieur de la communauté dans un contexte raciste. Aussi, je vous demande de puiser toute la bonne foi qui est en vous pour entendre ceci une bonne fois pour toutes, sans déformation ni contresens. Non, nous ne demandons pas aux femmes de l’immigration de prioriser la question raciale et de faire prévaloir dans le dilemme qui est le leur la loyauté à leurs communautés. Ce que nous disons, c’est qu’elles le font déjà tous les jours dans la grande majorité des cas et qu’il convient dès lors non pas de les prendre de haut, ni de leur faire la morale, ni de tenter de les éduquer de force aux vertus du féminisme et du progressisme, mais de tenter de comprendre la charge politique de ce choix majoritaire. Il n’est donc pas question de fustiger les femmes qui « oseraient » dénoncer la violence sexiste au sein de leurs communautés en les désignant comme des « traitresses ». Parmi ceux qui prétendent lire le contraire dans les analyses d’Houria Bouteldja, il y a évidemment beaucoup de mauvaise foi et sans doute aussi l’expression d’un intérêt personnel ou stratégique à prolonger les fausses polémiques. Mais il y a aussi de vrais malentendus, des vraies interrogations ou encore des critiques légitimes qu’il est important de recevoir et auxquelles nous n’avons cessé de travailler à répondre. Mais pour que ce débat soit possible, que les paroles soient audibles et respectées, que l’on cesse d’abord de reprocher aux femmes du PIR ce qu’elles ne font pas, c’est-à-dire d’enjoindre, de commander ou de prescrire je ne sais quelle conduite à leurs « sœurs indigènes ». Les femmes du PIR s’inscrivent dans cette longue tradition de luttes de femmes de l’immigration pour qui la solidarité avec leurs hommes n’a pas le sens d’un sacrifice ou d’une pure abnégation. Cette solidarité, qu’on ne décrète pas, repose sur la considération des violences des masculinités subalternes non pas comme l’expression d’une culture locale ou universelle de la domination masculine mais comme la conséquence de la déstabilisation des communautés non-blanches par le racisme, le néocolonialisme et les réformes néolibérales.

Est-ce que cela veut dire qu’on essentialise et qu’on déresponsabilise les hommes non-blancs en faisant porter la responsabilité de tous leurs maux sur le dos du racisme ? Est-ce qu’on prétend que sans cela, les hommes non-blancs, à la différence des hommes blancs, seraient de doux agneaux, spontanément solidaires des femmes ? Évidemment, non. Mais faire de la politique, c’est d’abord se soucier du monde tel qu’il est, pas tel qu’il aurait pu être, ou tel qu’il serait dans l’absolu. Il ne nous intéresse pas de savoir quel aurait été le comportement de l’homme non-blanc envers les femmes si l’histoire des peuples avait été différente, si le colonialisme et le racisme n’avaient pas existé. Ce qui nous importe, c’est ce qu’il est effectivement aujourd’hui, au moment où nous tentons d’élaborer une stratégie d’émancipation et pour les femmes et pour les hommes indigènes, car les deux sont évidemment indissociables. Dans ce cadre très précis qui n’est autre que le cadre du réel, c’est la stratégie que nous défendons et que nous avons intérêt à poursuivre à l’heure où l’identitarisme et la suprématie blanche se rebiffe à l’échelle planétaire aux États-Unis comme en Europe, à l’heure où les résistances dans les pays du sud et notamment en Afrique se radicalisent comme rarement.

J’aimerais ici marquer un temps pour tenter d’esquisser une évolution rapide des luttes des femmes de l’immigration en France. On se souvient tous du Mouvement Ni putes ni soumises. Canonisées jusqu’au sommet de l’État, les femmes de NPNS s’étaient employé à dénoncer en chœur la barbarie des hommes de banlieue, l’islamisation des quartiers, le communautarisme mortifère, et l’aliénation des femmes voilées. On connaît la suite. NPNS n’a jamais pénétré les quartiers. Il y est même honni. En se prenant pour une avant-garde éclairée, missionnée d’éduquer le peuple indigène aux valeurs émancipatrices de la République, les NPNS n’auront réussi qu’à s’en faire expulser comme un corps étranger. C’est là une leçon politique à graver dans le marbre : on ne lutte jamais aux dépens des gens au nom de qui on prétend vouloir lutter.

Aujourd’hui, symétriquement opposé à NPNS, on assiste, en effet, à la naissance d’une nouvelle génération de femmes de l’immigration qui se donne pour mission d’organiser la riposte historique à l’instrumentalisation des femmes contre les hommes de leurs communautés. Tout ceci est une petite révolution dont il faut se féliciter abondamment.

Néanmoins, à partir d’une telle avancée, je sais comme est grande la tentation de croire que l’ère de notre instrumentalisation, nous femmes de l’immigration, est révolue et qu’il est désormais tant pour nous de mener une lutte contre le patriarcat des hommes de nos communautés sans jouer le jeu de la société raciste. Cette perspective – et je le dis sincèrement – est séduisante, très séduisante, trop séduisante. Car, en effet, elle me semble reposer sur une mauvaise appréhension du problème de l’instrumentalisation comme phénomène objectif et matériel, en le déplaçant sur le terrain des volontés subjectives et militantes. Tout se passe comme s’il suffisait que nous ayons seulement la volonté consciente de ne pas être instrumentalisées pour ne pas être effectivement instrumentalisées, et que nous professions avant chaque déclaration féministe ne pas vouloir faire converger les intérêts de notre lutte avec ceux du racisme systémique pour ne pas les voir objectivement converger comme des aimants. Quelle aubaine, en effet, cela serait et avec quelle facilité nous pourrions enfin réaliser le fantasme ultime de lutter contre toutes les oppressions du monde de manière parfaitement synchronisée et dans le confort moral le plus complet. Bien sûr, une telle naïveté ne nous est pas permise et l’histoire nous enseigne toujours hélas à quel point l’instrumentalisation des luttes dépend moins de l’assentiment de ceux qui les mènent que du contexte politique dans lequel elles sont menées.

Que l’on se comprenne bien, je ne nie pas ici le pouvoir transformateur, pour ne pas dire « performatif » des luttes militantes. Au contraire, je suis même profondément convaincue que lutter implique toujours une certaine prise de risque, un certain décalage avec « l’état de fait » que notre positionnement matérialiste peut avoir tendance à fétichiser. En politique, il ne s’agit jamais seulement de coller parfaitement au monde mais bien d’impulser une direction et d’esquisser un possible pour la société dont on ne peut se contenter d’attendre qu’elle soit « prête » ou que selon la formule consacrée « toutes les conditions soient réunies ». Si je dis cela, c’est que j’ai à cœur et à l’esprit l’interrogation sincère et parfois amère de certaines de mes soeurs qui se demandent si ce que nous disons sur le contexte raciste ne les condamne pas à l’impuissance, quand parfois l’urgence de leur situation ne leur permet pas le luxe d’attendre l’accomplissement réel d’une révolution décoloniale. Disons-le clairement : l’attente n’est et ne sera jamais une proposition politique. Et une lutte, toute décoloniale soit-elle, qui appellerait à la passivité ou la mise en sourdine de certains de ses partisans et, en l’occurrence de ses partisanes, se condamne irrémédiablement à la mort. Aussi, j’aimerais apporter une réponse à ces interrogations : s’il y a une lutte qu’on ne peut décemment pas accuser de réduire les femmes à l’impuissance, c’est bien la lutte décoloniale.

Dans tout le mouvement antiraciste et décolonial– des premières luttes de l’immigration à celles d’aujourd’hui – jamais les femmes n’ont été aussi présentes, actives, engagées et visibles sur le terrain des luttes. Regardons autour de nous, dans cette assemblée ici présente, dans toutes les organisations qui émanent de ce mouvement antiraciste et décolonial duquel nous nous revendiquons, dans leurs instances les plus décisionnelles, dans leur direction stratégique, les femmes de l’immigration sont incontestablement les chevilles ouvrières de la lutte qui se mène actuellement sous nos yeux. Qui oserait nous regarder en face, militantes antiracistes et décoloniales, et nous dire à nous que nos intérêts spécifiques de femmes sont écrasés dans une lutte qui les ignore lorsque c’est nous-mêmes qui en sommes à la tête ?

Je prendrais ici pour exemple le souvenir très précieux d’une lutte à laquelle j’ai participé. La Marche de la Dignité du 31 octobre 2015, organisée exclusivement par des organisations de l’immigration et des quartiers, et qui a rassemblé près 15 000 personnes dans les rues de Paris derrière le mot d’ordre « Justice, dignité, réparations ». À la tête de mouvement, c’est un collectif de femmes, la Mafed, à qui je voudrais rendre hommage. Les femmes de la MAFED, exclusivement noires, rroms et arabes et qui pour certaines étaient féministes, ne se sont pas constituées en collectif non-mixte pour dénoncer le patriarcat ou la violence des hommes. Elles ont réalisé le coup de force de détourner la politisation du genre au profit des intérêts des mouvements de l’immigration et de donner à voir la réalité de l’implication des femmes dans les luttes sur les violences policières et le racisme d’État. Car c’est cela qu’il faut bien comprendre. Alors que les hommes de l’immigration subissent une politique de répression policière qui les précarise et limite leur capacité d’organisation, ce sont naturellement des femmes qui ont investi le terrain de la lutte contre les violences policières en s’interposant entre les hommes et la police d’État : Souvenons-nous des « folles de la place Vendôme », et aujourd’hui Amal Bentounsi, Ramata Dieng, Zohra El Yamni, Assa Traoré, et tant d’autres.

Ce sont là les résultats palpables et concrets non pas du féminisme comme on est vigoureusement incités à le penser, mais des luttes de l’immigration et de l’antiracisme politique qui ont été et demeurent encore les espaces politiques ayant joué le rôle plus décisif dans la politisation des femmes de l’immigration ces dernières décennies.

Et il suffit de se pencher sur le cas des associations de femmes, qui fleurissent dans les quartiers populaires depuis les années 80, à la faveur de la politique de la ville pour faire le même constat. Systématiquement, et on ne s’en étonnera pas, les pouvoirs publics qui encadrent et fixe les modalités de création et de subventions de ces associations encouragent des actions qui visent l’égalité hommes-femmes, la laïcité, la diversité culturelle, la lutte contre le repli communautaire ou encore l’épanouissement individuel des femmes. Or, que se passe-t-il dans les faits ? L’exacte opposé de ce qui est encouragé. Préférant une approche dite « familialiste », les femmes des quartiers populaires se montrent surtout attachées à des questions qui touchent l’ensemble de leur famille : l’éducation à l’école, la lutte contre la délinquance et le rapport à la police, la santé, la maitrise de la langue française, les conditions d’obtention de la nationalité française, les codes juridiques du mariage en France, et le logement.

Autre fait remarquable, et pas des moindres, – et je citerai pour l’occasion une étude menée au sein d’associations de femmes en région Rhône-Alpes – : « Elles évoquent une autre violence que celle des hommes sur les femmes : la violence qu’elles subissent à travers la violence sociale faite aux hommes quand ils sont touchés par la précarité professionnelle, par la relégation sociale et scolaire. Elles expriment leur « volonté de réhabiliter » les hommes, allant jusqu’à tenter d’initier des groupes de parole d’hommes au sein de l’association de femmes. Elles affichent également leur distance vis-à-vis du discours sur les violences faites aux femmes et sur la domination masculine. Elles insistent en revanche sur l’affaiblissement symbolique des hommes qui les pénalisent dans leur vie quotidienne. » Et de citer Aïcha Maklouf, une femme mariée de 56 ans, d’origine algérienne, investie depuis des années dans une association de femmes de quartiers et qui profitant d’une réunion pour la Journée de la femme en mars 2004 déclarait devant un parterre de féministes médusées cette phrase douloureuse et lourde de sens : « Nos hommes sont morts ».

Alors, oui, tout cela ne ressemble pas exactement à l’idée que l’on se fait du féminisme mais au fond, entre nous, qu’est-ce que cela peut bien faire ? À travers les débats publics, à travers leurs prises de parole, à travers la problématisation des questions soulevées dans l’expérience ordinaire, à travers la confrontation aux institutions et aux pouvoirs publics, les femmes de l’immigration se construisent un capital social et politique majeur qui redistribue les cartes et va jusqu’à réorganiser de fait les rapports entre hommes et femmes au sein de leurs familles. Ont-elles eu besoin de voir tamponner leurs actions du label « féminisme » pour se lancer dans les luttes de libération de leurs pays, pour s’organiser en tant que mères, sœurs et épouses au sein de leur quartier ? Au contraire, le plus souvent, elles s’en méfient, et prennent volontairement leur distance. Et cette question me démange : et alors ?

Au nom de quel intérêt stratégique supérieur devrions-nous insister pour qu’elles s’y reconnaissent et s’en revendiquent ? Allons-nous à notre tour jouer les avant-garde éclairée navrée de l’aliénation supposée des masses ou allons-nous enfin les traiter pour des sujets politique à part entière qui résistent à parler de féminisme non pas par occultation de leurs propres intérêts mais au contraire par une intelligence fine des rapports de force en cours et de leurs conditions sociales d’existence concrètes. En prenant en charge leurs intérêts de femmes davantage en actes que par des discours féministes, l’action principale de ces femmes se traduit notamment par le souci d’élaborer des liens de solidarités avec les hommes de leurs communautés. Car c’est ainsi nous avançons, femmes de l’immigration, en ayant l’air toujours de reculer, sur la cime aiguisée d’un paradoxe, négociant l’équilibre exact, le point de gravité parfait, faisant jouer contre eux-mêmes nos intérêts contradictoires comme autant de vents contraires qui nous menacent et qui finalement par un habile jeu de détournement des contraintes, deviennent la force qui nous empêchent de tomber.

Qu’en est-il alors de ces autres femmes de l’immigration qui se reconnaissent dans le féminisme, s’en réclament et s’y organisent ? Je ne nie pas qu’elles existent ni même d’ailleurs qu’elles ont des raisons honorables et nécessaires d’exister. Notre défi, cependant, à toutes sans exception, c’est de refuser à tout prix que les unes soient montées contre les autres, qu’une bonne manière d’être une femme de l’immigration se distingue d’une mauvaise et que le petit jeu des leadership idéologiques l’emporte sur notre intérêt commun. Il est fort possible, au contraire, à la stricte condition de respecter la dignité politique de la lutte antiraciste qui doit se justifier en elle-même, sans avoir recours à des détours de légitimation via d’autres agendas politiques, que l’on finisse par trouver ce territoire politique commun qui ne ressemble à aucun autre et qu’il reste à construire pas à pas : celui d’un féminisme paradoxal, dialectique, contradictoire, contre-intuitif, funambule, qui ne dit pas son nom, qui n’en est pas un, que sais-je encore… mais surtout et avant tout un féminisme décolonial. Et ça, définitivement, ce n’est pas qu’un mot.

Au moment de préparer cette intervention, j’ai cherché longtemps l’image qui allait exprimer mieux que n’importe quel développement argumentatif les raisons pour lesquelles j’ai toujours éprouvé un certain embarras à l’égard de ce concept de féminisme. C’est finalement la réminiscence d’une intervention peu connue d’Houria Bouteldja qui allait m’en donner la plus éclatante expression. Permettez que je prenne le temps de citer ce passage dans son entièreté.

Houria Bouteldja, évoquant la bataille qu’elle a livré au fameux mot d’ordre féministe « mon corps m’appartient »  dit ceci :

 

«  Pour donner une image, j’avais l’impression que ce slogan tournoyait autour de moi, qu’il m’accompagnait partout. J’étais en présence d’un étranger qui frappait à ma porte sauf que de l’intérieur, je ne voulais pas ouvrir. Et toujours ce sentiment de culpabilité car être féministe, surtout dans les milieux militants, c’est sensé être un passage obligé. Et de fil en aiguille, j’ai pris conscience que j’étais dans une impasse car s’imposait à moi, gros comme une montagne, mon histoire familiale et la condition des hommes indigènes que toute rationalité m’empêchait de considérer comme des hommes blancs. Un jour, j’ai décidé de me débarrasser de mes tourments. Ça a fait comme une explosion dans ma tête. La décision était prise de me le dire clairement à moi-même : mon corps ne m’appartient pas. (…) Lorsque j’ai étalé cette phrase dans mon bouquin, j’ai été submergée par un sentiment de paix, de libération et même de puissance. Je ne mens pas, c’est exactement ce que j’ai ressenti. Je me suis dit, le terrain est nettoyé. Il est tout neuf. Tout commence là. »

 

Au regard du projet qui est le nôtre, tout commence effectivement là. Non pas sur le territoire sophistiqué de l’intersectionnalité, mais pile au niveau de son angle mort. Lorsque l’on dessine une perspective révolutionnaire, l’un des premiers gestes stratégiques consiste à définir ce qu’on appelle un peu trop sommairement « un sujet révolutionnaire », l’acteur historique par lequel la révolution a objectivement le plus de chances de se réaliser. Mais comment le définir aujourd’hui ? Quels sont les critères d’identification d’une force révolutionnaire comparable à ce qu’a pu représenter la classe ouvrière au XIXème siècle ? Il n’est pas question ici de prédire un grand soir à partir d’un pari nébuleux mais d’évaluer le plus rationnellement possible les différentes alternatives révolutionnaires qui se présentent à nous et les moyens que nous pourrions développer pour les renforcer. En tant que militants décoloniaux, nous avons une proposition. Elle est ni figée ni achevée. Elle est en cours de développement et s’affine au gré de nos avancées et de nos échecs politiques.

Qui a le plus intérêt à ce que le système périclite, celui qui n’en tire aucun privilège, celui qui n’a rien à perdre ou presque. Pour l’identifier, il suffit aussi de suivre du regard la direction des flèches envoyées par les États modernes. À qui sont-elles prioritairement destinées ? Vers qui toutes les armes physiques et idéologiques de répression sont-elles braquées ? À l’égard de qui, les forces politiques, même les plus à gauche, peinent à exprimer un soutien même embarrassé, précédé de mille conditions ?

On pourrait discuter longtemps des différentes oppressions qui complexifient l’identification d’une force révolutionnaire mais le bon sens nous oblige à reconnaître tous au moins une chose : les grands parias de la société, ce sont les hommes noirs et arabes des quartiers. Paraît-il la pire des espèces. Pauvres, incultes, sexistes, racistes, communautaristes, antisémites, violents, violeurs, délinquants, islamistes, terroristes, réactionnaires. Et ils en paient le prix cher. Ils croupissent par dizaines de milliers dans les prisons françaises. Ils meurent tous les mois dans un commissariat ou un fourgon de la police ou de la gendarmerie. Ils sont fichés S ou perquisitionné pour un rien. Ils sont contrôlés au faciès plusieurs fois par jour, humiliés dans leur quartier, dans la rue, dans les métros, sous le regard de tous. Ils sont les derniers qu’on embauche et les premiers qu’on licencie. Ils n’ont presque plus rien à perdre. Et ils sont des millions. Lénine aurait écrit un jour : « la politique commence là où se trouvent des millions». Et si nos millions étaient là ? C’est en tout cas l’une de nos convictions politiques les plus profondes : qu’elle soit décoloniale ou non, aucune révolution en France ne se fera sans le concours des hommes noirs et arabes des quartiers.

 

Est-ce à dire que les femmes noires et arabes n’ont aucun rôle à jouer, si ce n’est celui d’abandonner à leurs hommes le statut privilégié de sujet révolutionnaire ? C’est tout l’inverse. En se solidarisant comme elles le font déjà avec les hommes, les femmes issues de l’immigration postcoloniale ont choisi elles-mêmes de se constituer dialectiquement en sujets révolutionnaires à partir d’une intelligence fine et aigue des rapports de pouvoir qu’elles vivent jusque dans leur chair.

Elles disent comme dit si bien l’intellectuelle palestinienne Ghada Talhami : « Ce qui est le plus important pour des femmes du tiers-monde est le contexte de leur oppression. Ce n’est pas le patriarcat. (…) Ne croyez jamais que les femmes trahiront leur cause dans l’intérêt des droits de genre. Elles ne le feront pas. Elles resteront avec leur propre peuple avant toute autre chose. C’est ainsi que les choses se sont passées, et je pense que cela va continuer ainsi. » Et de donner l’exemple de cette féministe et éditrice américaine Robin Morgan qui s’étant livrée à des entretiens avec des femmes palestiniennes leur demandait systématiquement, « pourquoi avez-vous tant d’enfants, si vous voulez être libres ? » Et les femmes lui répondaient alors : « un de plus pour la révolution ».

Ainsi, si vous me demandez quel est le sens de cette solidarité que j’exprime ici à l’endroit des hommes noirs et arabes des quartiers. Cette solidarité qui ne repose sur aucune mystification ou fascination. Solidarité que je crois devoir redoubler à mesure que j’observe avec effroi les maigres voies qui se présentent à eux se réduire fatalement à deux impasses que l’on paiera tous – et toutes – très cher : l’assimilation nationale à la Soral ou l’appel de Daesh. Enfin, si vous me demandez pourquoi en tant que femme issue de l’immigration j’ose concevoir les hommes si imparfaits de ma communauté comme de potentiels sujets révolutionnaires et qu’ainsi je semble d’apparence – mais d’apparence seulement– faire un pas en arrière pour me ranger derrière eux, je vous répondrais ainsi : « des millions de plus pour la révolution ».

Merci.

 

Louisa Yousfi, membre du PIR

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