« La décolonisation, qui se propose de changer l’ordre du monde, est, on le voit, un programme de désordre absolu. » Frantz Fanon, Les Damnés de la terre.
« On s’la ramène, haut et fort, avec nos sales gueules de métèques ! » La Rumeur
La Marche des indigènes de la République vient de donner une leçon d’universalisme à la France et d’internationalisme à la gauche. Ce 8 mai 2005, malgré l’hostilité ou la méfiance plus ou moins explicite de la plupart des appareils politiques, des syndicats, des médias et de nombre d’associations antiracistes traditionnelles, près de 8000 personnes (sans compter quelques initiatives locales comme à Marseille) ont défilé de la Place de la République à l’Eglise Saint Bernard à Barbès. Deux espaces symboliques : la République de l’inégalité, pour point de départ, et le centre d’un combat majeur pour l’égalité, la lutte des sans-papiers, pour débouché. En chemin, ils ont rebaptisé la rue du 8 mai 1945, jour de fête, pour les uns, jour de deuil, pour les autres : « rue de Sétif et Guelma. En mémoire de tous les crimes coloniaux ». Des milliers de manifestants, jeunes et chibanis, femmes et hommes, anonymes, issus dans leur grande majorité de l’immigration coloniale et postcoloniale, originaires d’Afrique noire, du Maghreb, des Antilles et d’ailleurs, des associations aussi diverses que l’ATMF, la Coordination nationale des sans papiers, le CMF, le MAI59, des comités de solidarité avec la Palestine ou le Togo, la FTCR, les habitants en lutte des foyers Sonacotra et tant d’autres se sont rassemblés derrière la banderole « Nous sommes les indigènes de la République » pour protester contre la politique coloniale, post-coloniale et néo-coloniale de la France et, plus largement encore, contre toutes les formes de domination d’un peuple par un autre (Palestine, Irak, Tchétchénie…). Brandissant les portraits de militants anti-esclavagistes, anticolonialistes et anti-impérialistes (Toussaint Louverture, Patrice Lumumba, Mehdi Ben Barka, N’Krumah, Abou Jihad, Olympe de Gouge, Arafat, Abdelmalek Sayad, Louise Michel, Manouchian, Malcom X, Amilcar Cabral, Marwan Bargouthi, Abdelkrim, et autres moujahidin algériens, chefs indiens, résistants vietnamiens, révolutionnaires mexicains, etc.), ils ont affirmé la solidarité des peuples en lutte et proclamé l’universel concret des résistances à l’oppression ; ils ont rappelé que le combat anti-colonial est loin d’être achevé et qu’il se poursuit en France contre les discriminations, les violences « sécuritaires », le racisme et les inégalités dont sont victimes les personnes issues de l’immigration. Certes, les populations des « quartiers » ne se sont pas déplacées en masse. Exclues de l’espace public, elles hésitent à le ré-investir. Cependant à une échelle petite mais déjà significative et pleine de promesses, la Marche du 8 mai, et ses milliers de manifestants, préfigure le mouvement indigène autonome qu’il nous faudra construire. Le texte qui suit est une contribution dans ce sens [1].
L’Appel des indigènes de la République a suscité un certain nombre de questionnements auxquels nous avons tenté de répondre Alix Héricord, Laurent Levy et moi-même dans un article intitulé Réponse à quelques objections [2]. Ce texte n’avait évidemment pas pour prétention d’être exhaustif ni de clore le débat. Je voudrais, ici, poursuivre la réflexion entamée quitte à revenir sur certaines questions déjà abordées. Il va de soi que les lignes qui suivent n’engagent que ma personne. Si je parle de l’intérieur du mouvement des indigènes [3], je ne prétends nullement me faire le porte-parole de l’ensemble de ses initiateurs.
Les indigènes contre l’indigénat
Evidente pour les uns, problématique voire incongrue pour les autres, la formule « nous sommes les indigènes de la république » fait débat. Et ce n’est pas le moindre de ses avantages… « Indigène » ne fait évidemment pas référence au sens que donnent les dictionnaires. « Nous sommes les indigènes de la république » signifie : la république se prétend égalitaire et universelle ; elle prétend avoir aboli le code de l’indigénat et pourtant ce code continue d’innerver institutions, pratiques et idéologies. Le statut de l’indigénat perdure en France même. Nous employons donc le mot « indigène » comme catégorie juridique et politique dont nous voulons souligner l’actualité par delà les changements et les ruptures. Il s’agit donc d’un constat. Mettre le doigt sur l’origine des discriminations, du racisme et des hiérarchies oppressives : la république coloniale. Dire « nous sommes les indigènes de la République », c’est déchirer le mythe de la République égalitaire et universelle, c’est dire « nous ne voulons plus de ce statut infériorisant ». L’Appel pour les Assises de l’anticolonialisme post-colonial souligne ainsi une continuité entre le traitement institutionnel des populations issues de l’immigration coloniale/post-coloniale et la gestion coloniale proprement dite. Il ne conteste pas la réalité de discontinuités ni la pertinence d’autres grilles d’analyse mais il tient celles-ci pour partielles si elles n’intègrent pas la critique de l’héritage colonial de la République. Sans être caducs, les outils que fournissent la notion d’impérialisme (dans le sens « économiste » du terme) ne permettent pas de rendre compte du lien ou de la matrice commune, héritée notamment de la période coloniale, à la « gestion » des populations issues des anciennes colonies, à la situation des territoires et départements français d’Outre-Mer et à la politique française en Afrique ou au Maghreb. A condition, bien sûr, de les explorer plus précisément et d’en affiner l’élaboration, les notions de continuum colonial et de colonialisme post-colonial, peuvent permettre de mettre en évidence cette matrice commune en intégrant continuités, discontinuités et autres paradoxes. Elles suggèrent, en tout état de cause, que la décolonisation n’est pas achevée et que le combat anti-colonial demeure d’actualité, même si ses lieux, ses contenus et ses formes restent à renouveler. C’est là un des objectifs du processus dans lequel s’insère le mouvement des indigènes. En ciblant la République coloniale, l’Appel donne un fil à plomb susceptible de permettre la synthèse politique – et, par voie de conséquence, l’unification des mémoires et des luttes – des différentes revendications particulières autour desquelles se sont construites les mobilisations de l’immigration et des enfants d’immigrés dans l’Hexagone.
En s’auto-désignant comme « indigènes de la république », craignent les uns, les postcolonisés prendraient le risque d’adopter la « posture coloniale », de conforter la stigmatisation dont ils sont l’objet. Ils se placeraient ainsi en position d’auto-stigmatisation. La volonté de « retourner le stigmate », s’inquiètent les autres, contiendrait le piège d’un renfermement des « indigènes » sur eux-mêmes, d’une auto-exclusion qui recouvrirait, en définitive, un danger de « communautarisation ». En vérité, il ne s’agit pas vraiment d’un retournement de stigmate. Les idées d’orgueil ou de fierté d’être indigène nous sont étrangères. Cultiver l’indigénat ou une quelconque « indigénitude » n’est pas notre propos et nous sommes loin de penser que l’indigène « is beautiful » ! L’Appel n’incite à aucune autocomplaisance, aucune autocélébration et encore moins à l’esprit de revanche. La « différence indigène » n’existe pas sinon, en négatif, comme communauté d’oppression, comme assignation contradictoire et à la différence et à l’assimilation. Quelle différence positive unifie l’antillais, le sans-papier sénégalais ou la fille d’algériens immigrés ? Aucune évidemment. L’identité indigène, si elle existe, est une identité de rupture avec une histoire (des histoires multiples), une identité de mémoire broyée, déformée ; une mémoire de l’oppression subie par les ancêtres et qui se continue dans le pays d’ « accueil », ce même pays qui a colonisé la terre d’origine, massacré, mis en esclavage ou contraint à l’exil ses populations. La démarche initiée par l’Appel n’est cependant pas sans rapport aucun avec le retournement du stigmate. « Nous n’avons aucun mérite, aucune fierté, à être des indigènes, y est-il dit en substance, mais, comme nos prédécesseurs dans les luttes de l’immigration et des enfants d’immigrés, nous refusons d’être invisibles ; nous revendiquons le droit d’être nous-mêmes, le droit à l’ostentation et, pourquoi pas, au prosélytisme ! »
« L’anticolonialisme nous a conduits au culte de la différence tolérée, note Jean Daniel. Le civisme républicain doit exiger la recherche de la ressemblance. » [4] Or, justement, ce qu’il s’agit de dénoncer, c’est cette exigence de ressemblance, indissociable, comme le dit J. Daniel, du « civisme républicain », dont il reconnaît – lucidement – qu’il est antinomique de la démarche anticolonialiste. Parce que les postcolonisés sont, aujourd’hui, le négatif de la République « blanche », leur attitude est strictement négative. Proclamer « nous sommes les indigènes de la république » signifie refuser de parler l’Amara ou le Boutih, ne pas vouloir rentrer dans le rang, ne pas revendiquer d’être des français « comme les autres », « français et noirs » ou « français et musulmans ». Quoiqu’on puisse prétendre, dans la République de Jean Daniel, ces formules signifient « français mais noirs », « français mais musulmans ».
Car que signifie être « français » ? A quel « francité » cela renvoie-t-il sinon à la « francité » établie ? On pourrait rétorquer que « français » renvoie à « citoyen » mais la réalité républicaine française, c’est bien la confusion de l’Etat et de la nation et la nation dont il est question n’est pas, comme proclamé aux origines, l’ensemble des citoyens, mais bien la (re-)construction historique d’une « France » éternelle et « gauloise » ; une construction historique dont l’un des moments a été l’entreprise coloniale et l’invention de l’indigène comme être inférieur en civilisation et en droits. Le citoyen universel de la République existante est donc le citoyen français bien particulier. Tant du moins que cette « francité » fétichisée reste le fondement de la république et de l’universel [5].
Il n’est donc pas question d’injecter quelques gouttes de mélanine dans le drapeau français mais d’en changer carrément la palette. Le postcolonisé refuse, en effet, de considérer que la France est une essence immuable, irrémédiablement fixée et homogène ; il refuse – et d’ailleurs on ne le lui permet pas vraiment – l’obligation de se fondre dans ce « creuset national ». Non par fierté ni, par caprice, pour s’arc-bouter à des identités figées et autres souvenirs, mais parce que la non-reconnaissance républicaine des histoires et des trajectoires qui déterminent la pluralité des identités est constitutive du nationalisme colonialiste. Il refuse par conséquent le principe assimilationniste, et sa forme euphémisée l’intégration, qui masquent l’assignation paradoxale à renoncer à être lui-même sans pour autant être reconnu par l’autre. Les institutions et les politiques suivies agissent, de fait, comme autant de contraintes à choisir une absorption illusoire par le modèle dominant ou le repli sur une communauté quelle qu’elle soit. En proposant, la tolérance d’une certaine dose de « différence » (avec l’intention ou non de favoriser l’homogénéisation à plus ou moins long terme) et l’articulation de niveaux de représentation incluant une certaine reconnaissance des identités collectives, les tenants de solutions peu ou prou intermédiaires ne sortent pas plus de l’injonction paradoxale constitutive de cette République. L’alternative est, au contraire, de quitter radicalement cette problématique imposée. Il ne s’agit pas d’aménager « des voies de passage entre les deux zones », pour reprendre une formule de Franz Fanon, mais de reconstituer l’ensemble de l’espace.
Notre projet n’est donc pas tout contenu dans la lutte contre le racisme en général, la « haine de l’Autre » différent ou l’« hétérophobie ». Une telle démarche dé-historicise et décontextualise le racisme spécifique dont sont victimes les personnes originaires des anciennes colonies ; elle tend a réduire la cible à celle des « représentations ».
On ne peut se satisfaire non plus d’une démarche en termes de lutte contre les discriminations ou de la seule revendication d’égalité des droits. L’égalité réelle des droits est évidemment un objectif fondamental. Il est essentiel de la défendre dans toutes ses déclinaisons particulières. Et c’est même le rôle concret au quotidien de tout mouvement des indigènes. Cependant, il est important d’insérer ce combat dans une perspective plus large. Car, l’égalité des droits ne s’oppose pas nécessairement à l’uniformisation au nom d’une République universelle qui n’aurait face à elle que des individus abstraits. Si elle n’est pas un pure formalisme sans réalité, l’égalité des droits, c’est-à-dire la fin des hiérarchisations socio-politico-ethniques, implique pour être effective de contester la construction nationale française, laquelle se prolonge dans le caractère coloniale de la république [6]. La lutte anticoloniale est donc nécessairement la lutte pour une autre communauté politique [7]. S’il fallait ébaucher une autre France comme « nation », il faudrait l’imaginer comme réalité historique ouverte ainsi que le fait, dans un autre contexte, l’austro-marxiste Otto Bauer : « A aucun moment l’histoire d’une nation n’est achevée. Le sort, en se transformant, soumet ce caractère (national), qui n’est évidemment rien d’autre qu’une condensation du destin passé, à des changements continuels (…). Par là, le caractère national perd aussi son prétendu caractère substantiel, c’est-à-dire l’illusion que c’est lui l’élément durable dans la fuite des événements. (…) Placé au milieu du flux universel, il n’est plus un être persistant, mais un devenir et une disparition continuels » [8].
Les identités postcolonisées s’inscrivent, elles-mêmes, dans ce processus de recomposition nationale permanente. Mais cette recomposition suppose la reconnaissance de la légitimité et du droit à l’existence d’identités multiples, non-uniformes, plurielles, non-assignées à la « francité ». Elle suppose évidemment une citoyenneté égale, reconnue pour tous, indépendamment de la nationalité d’origine.
C’est aussi cela qui est exprimé, à mon sens, par le « nous sommes les indigènes de la république » et par les différentes filiations qu’énonce l’Appel. Contrairement à ce qui a pu être écrit ici et là, l’« identité » indigène, telle qu’elle s’exprime dans l’Appel n’a de lien ni avec un quelconque culte des racines ni avec une mythologie des origines ni avec une auto-susbtancialisation en tant que victime éternelle. Le reproche résulte d’une grille de lecture dont il n’est pas exagéré de se demander si elle n’est pas contaminée par certains préjugés coloniaux : les autres civilisations que l’occidentale seraient nécessairement tournées vers un passé magnifié ; elles seraient accrochée à une conception de la mémoire et de la communauté comme filiation par le sang à l’inverse de l’Occident qui serait tourné vers le futur tandis que les liens collectifs s’y construiraient, désormais au moins, à partir des individus, libres de toute allégeance et pris comme citoyen abstrait.
L’Appel, quant à lui, inscrit le mouvement des indigènes dans une double voire une triple filiation :
• Filiation dans l’oppression : parce qu’on est descendant d’esclaves ou de colonisés, on est discriminé. L’ethnicisation ou la racialisation est le fait du postcolonialisme et non des postcolonisés.
• Filiation de la mémoire : les descendants d’esclaves et de colonisés partagent la même mémoire des atrocités coloniales. La négation de celles-ci continue de les exclure d’un « vivre ensemble » en France. « C’est dans les moments de crise, dans les moments de plus grande rupture – et il n’est pas de rupture plus grande, plus douloureuse, plus dramatique, que celle qui se traduit par l’émigration hors de la terre natale et l’immigration en quelque autre terre étrangère -, que l’on a le plus besoin de l’histoire de ses racines ; comme l’histoire de la « généalogies » ou, mieux, de l’ancestralité. »(A. Sayad) [9]
• Filiation dans les luttes : l’héritage commun des luttes anticoloniales et antiracistes reconstruit cette histoire brisée ; il permet de recréer un lien positif qui comble le vide des mémoires, re-signifie les tragédies passées et présentes, constitue un nouveau point d’appui pour être présent dans le temps présent, pour se projeter dans l’avenir.
Ainsi, à partir d’une identité de situation, le mouvement des indigènes participe de la volonté de construire une identité de lutte comme identité anticolonialiste. Une identité en mouvement, historique, plurielle, non-sacralisée. Une identité pour l’action. Tout le contraire, en somme, du recroquevillement sur une origine fantasmée, de sang, de culture ou de religion. Dans l’affirmation « nous sommes les indigènes de la république », la condition d’indigène est rejeté et constitue, en même temps, le support de l’auto-définition, du regroupement et des luttes.
Mais c’est peut-être cela qui suscite, chez les uns, tant d’enthousiasme et, chez les autres, tant de crainte. L’indigène qui s’auto-définit lui-même, l’indigène qui manie la révolte et la dérision [10], fait peur. « Nous sommes les indigènes de la République », ce sont les indigènes qui parlent pour eux-mêmes et refusent tout discours d’enfermement qu’ils soient de compassion ou d’une solidarité teinté de paternalisme. L’indigène qui veut prendre en charge ses propres combats sans « consulter » ceux qui savent, sans demander de l’aide, sans mettre au premier plan de ses préoccupations l’« unité » avec le mouvement anti-raciste et les organisations de gauche, cet indigène apparaît comme un irresponsable qui, tête baissée, court s’écraser contre le mur. L’indigène autonome, visible par conséquent, donne des sueurs froides à la gauche bien pensante et à l’extrême-gauche fatiguée. On reproche à l’indigène qui se dit indigène de « diviser » mais c’est sa propre existence qui est une division.
La place des « blancs »
Cela me permet d’en venir à la deuxième interrogation : quel est le statut des « blancs » dans cette formule (« Nous sommes les indigènes de la République ») et au-delà dans la dynamique à construire ? Tout d’abord peut-on parler de « blancs » sans sombrer dans l’ethnicisme, le racial et le biologique ? Comment ne pas faire sienne les catégories dominantes qui instaurent de faux – et dangereux – clivages ? Il est certain que la catégorie de « blanc » n’a aucun sens en elle-même. La détestation du blanc en tant que blanc est bien une forme de racisme même s’il s’agit du « racisme édenté » [11] dont parle Albert Memmi. Le racisme du dominé, quand bien même on ne l’apprécie guère, n’est cependant pas assimilable au racisme du dominant de même que le nationalisme des nations opprimées ne peut être identifiée au nationalisme des nations dominantes. « Le racisme colonisé, écrivait encore Albert Memmi lorsqu’il n’avait pas perdu toute lucidité, n’est en somme ni biologique ni métaphysique, mais social et historique. Il n’est pas basé sur la croyance à l’infériorité du groupe détesté, mais sur la conviction, et dans une grande mesure sur un constat, qu’il est définitivement agresseur et nuisible. Plus encore, si le racisme européen moderne déteste et méprise plus qu’il ne craint, celui du colonisé craint et continue d’admirer. Bref, ce n’est pas un racisme d’agression, mais de défense. (…) C’est pourquoi on peut soutenir cette apparente énormité : si la xénophobie et le racisme du colonisé contiennent, assurément, un immense ressentiment et une évidente négativité, ils peuvent être le prélude d’un mouvement positif : la reprise en main du colonisé par lui-même. » [12] Mais passons. Le postcolonialisme se confond dans une large mesure avec l’ethnicisation des rapports sociaux. C’est bien en tant qu’arabes, que noirs ou que musulmans que les populations issues des anciennes colonies sont discriminés et stigmatisés. Ce qu’il y a en face (car il y a un en face malgré les interfaces) tend également à être appréhendé dans un vocabulaire ethniciste. La catégorie, certes nauséabonde, de « blanc » s’enracine, s’incarne, hélas, dans une réalité, celle des rapports sociaux, politiques, culturels qui sont justement l’objet de la lutte anticolonialiste. Supprimer le postcolonialisme, c’est supprimer les frontières ethniques. Ce combat se mène dans la durée mais, sans céder à la tentation ultimatiste (poser la fin comme précondition), sans craindre les situations paradoxales, il constitue dès l’abord un axe majeur.
Cette préoccupation est au cœur de l’Appel. L’hypothèse de base est ainsi que le rapport postcolonial concerne l’ensemble de la société et des institutions (sans être, bien sûr, le seul rapport de domination…). Il ne concerne pas seulement les descendants de colonisés mais se réfracte également dans des institutions et des pratiques qui touchent des français dits « de souche ». L’Appel l’exprime explicitement en parlant des populations des banlieues qui sont « indigénisées » indépendamment de leurs origines effectives : parce que l’on vient de tel quartier ou de telle banlieue, on subit le même traitement dégradant et discriminant – dans la justice par exemple – que les populations « issues de » auxquelles on est assimilé de fait. L’idée que l’existence d’un volant de main d’œuvre infériorisé permet de faire pression sur l’ensemble du salariat le suggère également. On pourrait également mettre en rapport la situation d’exception qui est celle des franges de la population issue de la colonisation et la politique sécuritaire actuelle qui concerne tout le monde. En remontant dans l’histoire, pour en étudier les effets qui perdurent, on pourrait rappeler le recours aux moyens répressifs forgés dans les colonies pour mater les « classes dangereuses » en métropole ; on pourrait rappeler la fonction du colonialisme pour « résoudre la question sociale » en France ; on pourrait, comme des chercheurs s’y attèlent, envisager les colonies comme les « laboratoires » dans lesquels ont été forgés et expérimentés un certain nombre d’institutions, de mécanismes de contrôle et d’encadrement, ré-exportés ensuite en métropole. Chacun peut donc voir un rapport entre sa situation, les formes propres de son oppression, et la persistance du statut de l’indigénat qui concerne une fraction particulière de la population. De ce point de vue, même s’il n’est pas descendant de colonisés, chacun a des raisons de se retrouver dans le « nous » du « nous sommes les indigènes de la république », au-delà d’une relation de solidarité plus ou moins volatile ou de l’identification subjective que rend possible une insertion personnelle dans un contexte marqué par la prégnance des discriminations ethniques et des injustices. Dire « nous sommes les indigènes de la république », c’est donc, également, par delà les origines, souligner la multiplicité des situations intermédiaires ; c’est reconnaître l’oppression commune de tous ceux qui, directement ou indirectement, subissent les effets de la perpétuation d’un certain indigénat et de ses réfractions sur l’ensemble du système politique ; c’est tisser un lien, « trans-origine » ou trans-« national », dans la résistance à la République coloniale. A la formulation exclusive du « nous sommes les indigènes de la république », on peut donc ajouter une formulation inclusive.
Mais aussi bien celle-ci que celle-là sont loin d’être lisses et dénuées de paradoxes.
Le « nous » inclusif est ainsi tout à fait problématique. Car si tout le monde subit, d’une certaine façon, le legs colonial, celui-ci est également fondé sur une discrimination ethnique ou culturelle. De ce point de vue, et dans une certaine mesure, les personnes qui ne sont pas issues de la colonisation font partie de la société dominante même s’ils y sont intégrées dans une position subalterne. Ils appartiennent au monde des dominants même s’ils ont fait le choix individuel de nier subjectivement leur propre situation. Qu’ils le veuillent ou non, ceux qui ne sont pas issues de la colonisation, s’ils sont exploités, s’ils subissent aussi les effets indirects de la persistance du rapport colonial, en tirent tout de même quelques avantages matériels, politiques, symboliques ou autres. Ne serait-ce que le fait de n’être pas au bas de l’échelle [13]. La capacité de certains à s’arracher à cette détermination est sans doute précieuse ; elle doit assurément être encouragée mais ne peut pas fonder une stratégie politique, au sens d’en être l’axe privilégié. Cela a été vrai pendant la colonisation, cela le demeure dans la postcolonisation. Le « français-immigrés, même patron, même combat » n’est pas pertinent pour tracer une ligne de démarcation ou donner un fil à plomb dans une situation où les intérêts des uns et des autres se confondent et s’opposent à la fois. Il ne suffit pas d’un effort de la volonté, d’une conscience antiracistes ou de classe suffisamment éclairée, pour résoudre l’équation ; il faut penser ensemble l’unité et la division ; accepter les voies paradoxales de la convergence et l’antagonisme. Le « nous » inclusif apparaît ici éminemment conflictuel.
Le postcolonisé, quant à lui, reste un indigène et, parce qu’il est discriminé et opprimé en tant qu’ethnie, communauté, culture ou religion, c’est bien à partir de là qu’il peut contester cette oppression. Le rapport politique qui se construit entre les indigènes, au sens exclusif du terme, et les personnes qui ne vivent pas directement la persistance de l’indigénat devient alliance. Et cette alliance se construira, si elle doit se construire, dans la reconnaissance de l’oppression commune mais aussi dans le conflit. Le postcolonisé dira : « je suis noir, arabe ou musulman et les blancs m’oppriment d’abord en tant que noir, arabe ou musulman. Si certains blancs veulent me soutenir, tant mieux ; mais je dois aussi me garder d’eux ». Cette posture n’est pas l’expression d’une dérive raciste, communautariste ou d’un manque de lucidité politique ; elle est l’expression de la réalité de l’oppression postcoloniale ; elle est aussi un moment (dans le temps et dans l’espace) de la construction de l’autonomie des luttes des postcolonisés.
Mais le « nous » exclusif n’est pas non plus sans contradictions. Les populations issues de la colonisation ne sont pas homogènes socialement ; certains sont privilégiés par rapports aux autres, s’intègrent plus ou moins au monde « blanc » ou aspirent à y être reconnus quitte à servir de relais dans l’oppression des autres indigènes. Les dominés – et qui le restent pleinement – peuvent être aussi des dominants : aux hiérarchies de classes, de sexe, de préférence sexuelle, s’ajoutent aussi des conflits de « mémoire » (par exemple, dans les rapports entre africains noirs et arabes), des oppositions consécutives à l’insertion différenciée dans le système politique et culturel français. Il n’en résulte pas cependant la rencontre « naturelle » de l’ouvrier black et de l’ouvrier « blanc », de la féministe arabe et de la féministe « blanche », de l’athée d’origine musulmane et de l’athée « blanc », mais des relations paradoxales, reflets de conflits transversaux. Parce qu’ils sont discriminés et opprimés en tant qu’indigènes, des convergences transclassistes, transgenre, transcommunautaires, etc., s’opèrent tendanciellement dans l’opposition à l’indignité et au déni de citoyenneté qui les frappent tous. La rencontre entre jeunes de banlieue et « bac+ », insérés professionnellement, l’unité entre black et arabes, musulmans ou sympathisants de l’islam politique et athées y trouvent leur fondement. Le « féminisme paradoxale » du Collectif « Les blédardes » l’exprime d’une manière particulièrement forte. Ainsi peut-on lire dans leur Charte constitutive : « L’acharnement médiatique et les attaques systématiques que subissent ces populations (issues de l’immigration postcoloniale) et en particulier les hommes, tributaires de cultures considérées comme archaïques et viscéralement sexistes, ont pour effet inattendu de nous pousser à un féminisme paradoxale de solidarité avec les hommes. En effet, la confiscation de l’universel par une certaine élite blanche, bourgeoise et pétrie de présupposés coloniaux, nous oblige à mener deux combats : 1) celui des luttes féministes traditionnelles contre le patriarcat, les violences sexistes, et pour l’égalité hommes/femmes (…). Nous ajoutons par ailleurs et avec force que pour des raisons d’éthique, nous n’aurons aucune complaisance devant toute forme de racisme (anti-blancs, anti-noirs, anti-juifs) ou sexisme avéré et émanant de ces populations (issue de l’immigration) ; 2) celui de la résistance face à un modèle dominant d’émancipation dit « occidental » qui fait appel à des notions aussi abstraites que mythifiées telles la laïcité, qui dans le contexte actuel ne signifie qu’une chose : ramener à la civilisation toute expression culturelle ou identitaire ne relevant pas des valeurs occidentales. »
L’unité des indigènes cherche à se construire à travers de multiples tensions et cette unité ne recouvre pas nécessairement et, parfois, elle s’oppose à l’unité des ouvriers, des femmes, des homos ou des athées à l’échelle de l’ensemble de la société.
Même si les clivages sociaux et politiques qui les traversent, comme ils traversent l’ensemble de la société française, suscitent des regroupements qui recouvrent les clivages gauche-droite, progressistes-réactionnaires, etc., ces clivages ne font que partiellement sens, y compris dans l’esprit des militants issus de l’immigration les plus radicaux. Car, ces populations se déterminent pour une part importante en fonction de l’oppression postcoloniale qui est leur quotidien. L’importance de la question palestinienne s’explique, me semble-t-il, de ce point de vue : c’est la Palestine comme colonie qui les mobilise, au-delà d’autres modalités d’identification. Quand des français d’origine arabe vote à droite parce que le PS leur paraît plus sioniste que la droite, quand certains soutiennent Villepin contre Sarkozy, convaincus que celui-ci est plus américain que le premier, cela souligne surtout que, dans l’échelle de leurs préoccupations, ce n’est ni la question sociale ni les autres dimensions de la politique réactionnaire de droite qui leur importent mais bien plutôt celle de la domination d’un peuple, en l’occurrence le peuple palestinien, par un autre.
Si l’anticolonialisme de solidarité est un internationalisme, l’anticolonialisme des postcolonisés est à la fois un internationalisme et une sorte de nationalisme. Il peut paraître étrange d’employer ce terme alors que les populations issues de l’immigration postcoloniale sont de diverses origines mais il s’agit de souligner ici que cet anticolonialisme fonctionne à certains égards comme un nationalisme – le nationalisme des peuples opprimés – avec ses vertus libératrices mais aussi avec ses ambivalences ; un nationalisme court-circuité par d’autres problématiques, un nationalisme à la fois centripète et centrifuge, paradoxal comme peut l’être le féminisme des « blédardes ».
Dénoncer dans ce « nationalisme », une régression ethnique, communautaire voire raciste, lui reprocher son manque d’« internationalisme », son « incompréhension » qu’à l’ère de la mondialisation, les frontières, les identités particulières et les nations sont vaines, c’est adopter la posture du colon de gauche, tel que le décrit Albert Memmi. « Si la gauche européenne, écrit-il, ne peut qu’approuver, encourager et soutenir cette lutte comme tout espoir de liberté, elle éprouve une hésitation très profonde, une inquiétude réelle devant la forme nationaliste de ces tentatives de libération.(…) L’homme de gauche n’aperçoit pas toujours avec une évidence suffisante le contenu social prochain de la lutte des colonisés nationalistes. En bref, l’homme de gauche ne retrouve dans la lutte du colonisé, qu’il soutient a priori, ni les moyens traditionnels ni les buts derniers de cette gauche dont il fait partie. » [14] « Il se trouve placé, ajoute Memmi, devant une alternative redoutable : ou, assimilant la situation coloniale à n’importe quelle autre, il doit lui appliquer les mêmes schèmes, la juger et juger le colonisé suivant ses valeurs traditionnelles, ou considérer la conjoncture coloniale comme originale et renoncer à ses habitudes de pensée politique, à ses valeurs, c’est-à-dire précisément à ce qui la poussé à prendre parti ».
La gauche et l’extrême gauche française semblent adopter la première posture. Incapables de revisiter leurs grilles de lecture pour saisir la spécificité du nouvel indigénat et de ses dynamiques politiques, ils appliquent à ceux-ci leurs schèmes traditionnels d’interprétation. L’indigène est finalement sommé de se conformer à cette politique progressiste ou révolutionnaire au risque, s’il s’obstine à parler son propre langage, à mépriser Marx ou Deleuze, d’être définitivement rejeté dans le camp de la réaction ou de l’archaïsme intellectuel et politique. D’où ces multiples injonctions qui, dans la bouche des plus gentils, se transforment en autant de supplications : « Dites-nous que vous n’êtes pas antisémites ! Dites-nous que vous n’êtes ni homophobes ni sexistes ! Dites que vous êtes bien universalistes et que vous pensez qu’« il ne doit pas y avoir de contraintes en religion » ! Écrivez-le au moins une fois sur une banderole, un communiqué ou même un texto, mais dites-le que nous puissions vous aider à sortir de votre isolement et continuer à militer avec nos amis qui vous comprennent encore si mal. »
A ces demandes suspicieuses, l’indigène répond : « barrez-vous ! »
Autonomie et autonomie dans la convergence
Dans un contexte, certes bien différent du contexte colonial, l’entremêlement contradictoire des oppressions et des luttes pose ainsi la question du rapports entre l’autonomie des luttes indigènes et les convergences anti-racistes ou avec d’autres luttes sociales ou politiques contre l’injustice. Précisons d’abord ce qu’il faut entendre par autonomie. Il s’agit d’une autonomie politique qu’il faut comprendre comme autonomie de la problématique portée par le mouvement en ce qu’elle reflète la singularité des discriminations que subissent les postcolonisés. L’autonomie renvoie donc à l’oppression spécifique qui unifie ces populations et surdétermine leur rapport aux autres antagonismes qui les croisent comme ils clivent toute de la société. La politique indigène est autonome, ou doit l’être, parce que l’Etat, ses institutions, ses mécanismes d’intégration y compris les cadres et les procédures qui sont à la frontière entre reproduction et contestation de ce système contribuent à pérenniser les hiérarchisations héritées de la colonisation. Construire un rapport de forces susceptibles de faire bouger la vie implique inévitablement d’intervenir dans ce champ. Le rapport de forces ne se construira pas uniquement dans les luttes locales et particulières or, l’unification souhaitable de celles-ci engagera immédiatement le mouvement dans l’espace périlleux où les puissantes forces d’absorption du système politique menacerons son autonomie. Cela est vrai du mouvement des indigènes comme de n’importe quel mouvement social ou politique de contestation. Pour autant, il n’y a pas d’échappatoire sinon l’effort constamment renouvelé de l’auto-organisation, la rupture avec le modèle vertical des rapports entre action politique et mouvement social, la limitation au maximum de toute délégation de pouvoir et de toute procédure de représentation et surtout la prise en charge des luttes par les principaux concernés. Je ne m’étends pas là-dessus sauf pour souligner, encore une fois, que dans l’équation contradictoire auto-organisation/présence dans le champ politique institué, le moment privilégié est celui de l’auto-organisation à la base et de l’auto-représentation. Mais c’est évidemment un exercice d’équilibrisme. La politique se mène sur la crête.
C’est vrai, ai-je dit, de tous les mouvements de contestation, cela l’est encore plus en ce qui concerne les postcolonisés. Si les premiers sont confrontés en permanence au risque de perdre leur âme de par leur inscription dans un champ politique qu’ils ne contrôlent pas et qui les traversent, volens non volens, les seconds sont, en outre, confrontés au risque de se voir dépossédés de leurs luttes par leur inscription dans l’espace des luttes lui-même ; un espace déterminé par les problématiques de la société majoritaire, un espace qui reflète forcément les hiérarchisations ethniques constitutives de la société française actuelle, indépendamment des « bonnes volontés » individuelles ou même collectives. Comment réaliser cette convergence tant avec les « bonnes volontés » anticolonialistes ou anti-racistes qu’avec les autres mouvements sociaux sans que ne reproduise, au sein même de la convergence, les rapports hiérarchiques qui traversent toute la société ? Comment éviter que la grande fraternité ne masque la tutelle des grands frères ?
« La carence la plus grave subie par le colonisé est d’être placée hors de l’histoire et hors de la cité », écrit Albert Memmi avant d’ajouter : « En aucune manière, il n’est plus sujet de l’histoire. » [15] Les population issue de la colonisation et de l’immigration post-coloniale sont toujours « hors de l’histoire » et « hors de la cité ». Il y a un territoire symbolique à reconquérir. Ne plus être des objets de politique mais des sujets politiques, reconquérir une place dans l’histoire et dans la cité, c’est bien la finalité des luttes indigènes et cette finalité doit s’exprimer dès à présent au niveau des moyens. Ainsi, si l’autonomie indigène est d’abord politique, si elle n’est pas a priori une autonomie « ethnique », il s’agit de reconnaître que les victimes du racisme postcolonial soient les acteurs centraux de ce combat.
Les convergences possibles avec d’autres luttes ne partent pas de l’idée abstraite qu’il y aurait nécessité d’un « tous ensemble » général contre les formes d’exploitation et d’oppression commune à toute l’humanité [16]. En premier lieu, parler de convergences avec d’autres mouvements, d’alliances ou de « tous ensemble », trouve sa raison d’être, du point de vue des indigènes, dans le constat que l’ensemble des classes populaires subissent, immédiatement ou à travers diverses médiations, les effets de l’héritage colonial. Ce terrain-là constitue le socle de la construction de luttes communes. C’est-à-dire que dans la convergence également, se construit de l’autonomie ou plutôt que la convergence ne fait sens que si elle contribue à construire l’autonomie politique indigène. On peut penser des solidarités fluctuantes, des accords partiels et ponctuels, mais les convergences profondes se construiront sur le socle de l’anticolonialisme.
Les indigènes participent nécessairement d’autres combats. Mais temporalités et spatialités de ces luttes et de la lutte contre le postcolonialisme ne concordent pas comme pourraient concorder lutte des cheminots et luttes des infirmières. La lutte contre l’oppression spécifique postcoloniale n’est pas qu’un segment ou un moment d’un espace-temps homogène du combat pour l’émancipation [17]. Le « tous ensemble » ne va donc pas de soi. Si les luttes sociales et démocratiques peuvent réunir classes populaires françaises, immigrés et enfants d’immigrés, français ou non-français, la lutte contre le substrat colonial de l’inégalité, c’est-à-dire la lutte anti-colonialiste, clive au contraire la société française. Il est inutile, pour ne prendre que cet exemple, de revenir sur la tradition coloniale d’un certain mouvement ouvrier ou sur les hiérarchies ethniques qui continue de caractériser le monde du travail [18].
Sur le papier, on peut bien sûr parler de la nécessaire articulation de toutes les luttes progressistes comme s’il suffisait de clarté théorique et d’une conscience politique suffisante pour la réaliser, mais dans la vie les intérêts et les consciences se confondent, certes, à un niveau, mais elles s’opposent aussi à d’autres. Il ne s’agit pas d’articuler des champs de luttes « naturellement » complémentaires mais de cheminer dans leurs contradictions. On lutte avec, séparément et contre. Écarter le « contre » parce qu’il diviserait la classe ouvrière, les progressistes, les antiracistes etc., c’est occulter les hiérarchisations, les divisions et les conflits objectifs au sein même des dominés. Dans la pratique, écarter le « contre », c’est demander aux postcolonisés de renoncer à leur combat autonome. Une conception réaliste de l’articulation autonomie/tous ensemble, une conception tenant compte du décalage des forces, des temps, des espaces produit par le rapport postcolonial, implique d’intégrer le « contre ».
Le « tous ensemble » constitue, d’un autre point de vue, une menace permanente contre l’autonomie indigène. Celle-ci, comme je l’ai dit, n’est pas sans tensions ; elle est soumise en permanence aux forces centrifuges des antagonismes sociaux, culturels et politiques qui traversent les populations issues de la colonisation. Les convergences avec les autres combats contribuent nécessairement à renforcer ces oppositions objectives. Or, l’autonomie exprime d’abord l’unité des indigènes par delà leurs multiples fractures. Qu’on ne me fasse pas dire ce que je n’ai pas dit : il n’est pas question ici de prôner une union « nationale » abstraite des indigènes qui nierait ses propres conflits internes. Mais, dans la construction des convergences sur d’autres terrains de lutte, il s’agit de tenir compte de la tension qui fonde l’autonomie et de la nécessité de consolider celle-ci.
Il s’agit donc de ne pas idéaliser les notions d’autonomie et de « tous ensemble » ni de chercher désespérément une relation vertueuse entre elles. Car, dans cette quête, le « tous ensemble » risque de fonctionner comme dynamique dissolvante ou absorbante au détriment de l’autonomie. Autonomie et « tous ensemble » sont deux contraintes qui s’inscrivent dans des dynamiques, pour une part, antagoniques. L’équation ne se résoudra pas sans intégrer l’idée de leurs temporalités différentes ; c’est-à-dire que, pour l’heure, le moment privilégié – sans être exclusif – est le moment de l’autonomie.
A la crainte suspecte de la division, on ajoute parfois la mise en garde, parfois teintée de paternalisme, du risque d’isolement des luttes anticoloniale. Mais autant le dire tout de go : dans l’équation négative isolement/dépossession, le moment critique est celui de la dépossession, que les postcolonisés soient dépossédés de leur lutte.
Même si cela peut entraver le « tous ensemble », même si cela peut « objectivement » faire le jeu des racistes, les indigènes n’ont donc pas à privilégier d’autres enjeux que celui de s’affirmer et de s’auto-organiser. Ils n’ont pas à subordonner leurs mobilisations et leurs colères aux stratégies et enjeux des autres mouvements sociaux et des partis politiques, fussent-ils de gauche. Ils n’ont pas à se dire « attention, si je pointe trop le nez, si je n’arrondis pas les angles de ma révolte, la gauche ne me suivra pas, se divisera ou risque de perdre les prochaines élections ! ». Du point de vue des indigènes, la gauche ne peut être caressée qu’à rebrousse-poil qu’il s’agisse du pelage dru des républicanistes ou des épines de L.O. [19]
L’attitude des postcolonisés à la recherche des voies de leur auto-reconnaissance, de leur reconstruction intellectuelle et politique, de leur mobilisation autonome est celle que décrivait Fanon parlants des nationalistes algériens par rapport aux colons et à tous ceux, bien ou mal intentionnés, qui leur prônait la raison, la modération, le réalisme, la prise en compte de la complexité de la situation et des enjeux : « En pratique, ils les emmerdent ! ». Nous ne sommes pas dans la situation coloniale qu’analysait Fanon mais la leçon est importante : pour trouver les chemins d’un tous ensemble, il faut d’abord avoir la force de dire « Merde ! ».
Si on lit l’Appel avec une grille de lecture bornée par la lutte des classes, le clivage gauche-droite ou la « construction d’un mouvement antiraciste unitaire », on peut effectivement le trouver confus et maladroit. Si on tient compte de la transversalité des oppressions et des luttes, de la « discordance des temps » et des espaces dont parle Daniel Bensaïd (bizarrement hostile à l’initiative des Indigènes de la République), on y verra au contraire un point de vue dynamique, l’expression d’un projet qui n’ignore pas ses propres tensions, la volonté d’intégrer voire de dépasser ces deux contraintes en partie inconciliables : dire « Merde ! » et explorer les voies tortueuses de la convergence avec d’autres luttes.
La résolution pratique de toutes ces équations paradoxales ne se fera pas spontanément. Dans ce sens, il me paraît urgent de réfléchir (contenus, formes, modalités, rythmes…) à la construction d’un Mouvement Autonome des Indigènes de la République, un mouvement social, politique, culturel, un mouvement-chantier, fédératif, auto-organisé, mixte [20], assurément, mais où il ne suffira pas de proclamer l’égalité abstraite de toutes et tous car la mixité sera aussi un combat…
Sadri Khiari,
10 mai 2005
Notes :
[1] Et, comme on pourra le constater, il n’est en rien destiné à créer du consensus.
[2] Mis en ligne sur différents sites dont Toutesegaux.net, Oumma.com, lmsi.net
[3] J’entends, ici, le collectif qui a lancé l’Appel. Je précise toutefois que, dans la suite du texte, je n’emploie plus l’expression « mouvement des indigènes » dans ce sens ni dans celui de « Mouvement Autonome des Indigènes de la République » comme organisation à construire selon des formes encore à inventer. J’écris « mouvement des indigènes » comme j’aurais pu écrire dynamique des luttes des personnes issues de l’immigration postcoloniales, etc.
[4] Le Nouvel Observateur, 24 avril 2003.
[5] Au demeurant, cela ne concerne pas que les populations issues de la colonisation mais également les femmes, les homosexuels ainsi que les classes populaires « blanches » exclues elles-mêmes de la définition de l’universel.
[6] Certes, elle a bien d’autres défauts… Mais ce n’est pas, ici, mon propos.
[7] « Lorsqu’il lui arrive de rêver à un demain, un état social tout neuf où le colonisé cesserait d’être un colonisé, il (le petit colonisateur de gauche) n’envisage guère, en revanche, une transformation profonde de sa propre situation et de sa propre personnalité »(Albert Memmi, Portrait du colonisé). Memmi parle du petit colonisateur de gauche mais son propos peut être élargi : la gauche antiraciste contemporaine rêve parfois d’une France sans discriminations mais elle n’envisage pas que cela doit signifier une transformation profonde de la « propre personnalité » de la France.
[8] Otto Bauer, La Question nationale et la social-démocratie.
[9] A. Sayad, Histoire et recherche identitaire.
[10] Contrairement à ce qu’on a pu penser, le « nous sommes les indigènes de la République » n’est pas un « cri », il est un grand rire… Le rire de la révolte, bien sûr.
[11] Albert Memmi, Le Racisme.
[12] Albert Memmi, Portrait du colonisé.
[13] « Je ne crois pas qu’une mystification puisse reposer sur une complète illusion, puisse gouverner totalement le comportement humain. Si le petit colonisateur défend le système colonial avec tant d’âpreté, c’est qu’il en est peu ou prou bénéficiaire. La mystification réside en ceci que, pour défendre ses intérêts très limités, il en défend d’autres infiniment plus importants, et dont il est par ailleurs la victime. Mais, dupe et victime, il y trouve aussi son compte. » (A. Memmi, Portrait du colonisateur) Ainsi, ce sont les privilèges (pas nécessairement matériels mais aussi symboliques comme il l’explique) qui forment le colonisateur et non pas son « idéologie ». Tout ce qui est discrimination pour le colonisé est privilège pour le colonisateur : « Se trouve-t-il en difficulté avec les lois ? La police et même la justice lui seront plus clémentes. A-t-il besoin des services de l’administration ? Elle lui sera moins tracassière ; lui abrégera les formalités ; lui réservera un guichet, où les postulants étant moins nombreux, l’attente sera moins longue. Cherche-t-il un emploi ? Lui faut-il passer un concours ? Des places, des postes lui seront d’avance réservés ; les épreuves se passeront dans sa langue, occasionnant des difficultés éliminatoires au colonisé. »(idem)
[14] idem
[15] Albert Memmi, Portrait du colonisé.
[16] Elle n’est pas non plus une convergence des « minorités ». Il faut se garder d’aborder notre question en termes de « minorités ». Certes, les « issus de » sont minoritaires dans la société. Mais ce n’est pas parce qu’ils sont une minorité numérique qu’ils sont opprimés. Un certain nombre de problématiques sont, effectivement, communes à d’autres mouvements de minorités comme par exemple les homosexuels : la question de l’assimilation/soumission aux normes majoritaires, celle de la visibilité, des rapports entre différences et égalité. Mais d’autres problématiques inscrivent immédiatement les luttes postcoloniales au cœur d’autres conflits qui concernent la population majoritaire : ainsi de la question de l’exploitation économique.
[17] Et celui-ci n’est pas fléché par la lutte contre un capitalisme/impérialisme qui serait « en dernière instance » le clivage suprême producteur de tous les autres. La tradition du mouvement ouvrier qui, au nom de sa propre centralité, réduit les autres formes de domination à autant de stratégies du capital visant à détourner des vrais problèmes et à diviser la classe ouvrière, semble retrouver une nouvelle vigueur face à l’initiative des indigènes de la République. Si l’on admet que le Capital comme totalité subsume les autres formes d’exploitation et d’oppression, on ne peut en déduire pour autant que celles-ci n’ont aucune existence propre ni que la lutte contre ces formes particulières d’oppression doive être subordonnée à la lutte des classes. Les modes de dominations sont certes interdépendants mais ils ne sont pas réductibles les uns aux autres et tous à la domination de classe. On ne peut, de ce point de vue là, hiérarchiser les différentes luttes sociales en fonction d’un enjeu central qui rendraient pratiquement seconde, subordonnées voire incongrues les autres luttes.
[18] Je me contenterais de citer Aimé Césaire annonçant à Maurice Thorez sa démission du PCF : « … des défaut très apparents que nous constatons chez tous les membres du Parti communiste français : leur assimilationnisme invétéré ; leur chauvinisme inconscient ; leur conviction passablement primaire – qu’ils partagent avec les bourgeois européens – de la supériorité omnilatérale de l’Occident ; leur croyance que l’évolution telle qu’elle s’est opérée Europe est la seule possible, la seule désirable (…) ; pour tout dire, leur croyance rarement avouée, mais réelle, à la civilisation avec un grand C… » Aimé Césaire, Lettre à Maurice Thorez du 24 octobre 1956.
[19] Il faudra penser aussi à dépolluer les Verts…
[20] indigènes, indigénisés, indigènes de conviction.