Bruckner : la colonisation n’est qu’un lointain souvenir
Pour résumer, ce que nous reproche Bruckner, c’est avant tout de penser que « la colonisation serait un leurre », c’est de ne pas faire de cette « décolonisation » (de façade) la césure historique et politique radicale signant la fin irrévocable de l’oppression coloniale et de ses conséquences (et par la même de toute culpabilité), c’est d’avoir « la nostalgie des anciennes divisions » (évidemment, nous adorions être colonisés : le syndrome de Stockholm nous tient…), c’est de nourrir une fantomatique « fracture coloniale » dans une France des Lumières qui ne connaît pas le racisme … En gros : on agace cet homme à parler encore et toujours de racisme et de la colonialité du pouvoir quand la France humaniste de Bruckner aimerait dormir tranquille dans ses draps blancs immaculés.
Première information à l’usage de P.Brukner : dans l’Appel des Indigènes de la République, document fondateur du Mouvement des Indigènes de la République (qui deviendra un parti en 2010) qu’il cite mais qu’il n’a visiblement pas lu, il est écrit noir sur blanc : « Le traitement des populations issues de la colonisation prolonge, sans s’y réduire, la politique coloniale ». C’est de cela – de ces prolongements – que découle précisément la nécessité de décoloniser la société, tant sur le plan de ses institutions et de ses politiques que sur celui de ses savoirs et de ses imaginaires. De là à dire, comme l’ose audacieusement (et idéologiquement) Bruckner, que nous prétendons vivre « dans la France de 2014 une situation analogue à celle des années 1930 », il y a un abime dont sa seule interprétation idéologique et réactionnaire est responsable d’avoir franchi. Comme l’écrit très justement Sadri Khiari, « Personne n’ira (…) reprocher à un ouvrier travaillant aujourd’hui chez Renault de se dire ouvrier et de parler de sa condition ouvrière sous prétexte que, par comparaison avec les manufactures ou les mines du XIXe siècle, les usines Renault – en France – ressemblent à Disneyland.[1]»
Cette incapacité de Bruckner à concevoir l’effectivité de la colonisation au-delà des limites dans laquelle l’enferme trop souvent l’historiographie occidentale (indépendance = décolonisation) est précisément ce qui nous sépare et ce qui le définit. Sa bonne conscience aimerait, on le sent bien, tirer un trait idéologique et définitif sur ces pages sombres de notre histoire commune qui continuent visiblement de gratter sa mémoire. Et l’on comprend en cela qu’il s’irrite de voir un intellectuel-organique tel que Sadri Khiari se situer – historiquement et politiquement – comme « non-blanc, comme colonisé » et qu’il ait en plus – comble de l’arrogance rétroactive – l’audace indigène de « souligner les liens entre colonialisme et racisme ». Ce lien est pourtant essentiel M. Bruckner, et le racisme structurel qui sévit en France est consubstantiellement lié à l’histoire coloniale de ce pays [2]. D’où la nécessité de décoloniser la société française, c’est-à-dire de s’attaquer aux rapports raciaux qui font subsister le colonialisme au sein même de la métropole.
Et oui, effectivement, nous espérons bien faire corps avec nos frères Rroms dans la poursuite de ce projet décolonial, car ils sont eux-mêmes en première ligne de ceux qui expérimentent chaque jour les traitements de ce racisme (post)colonial. Non pas parce qu’ils furent colonisés dans « un épisode bien connu de l’histoire mondiale » comme Bruckner le pose avec une ironie navrante, mais parce que l’inégalité raciale dont ils font chaque jour l’expérience concrète est-elle un pur produit de la vision du monde coloniale et raciste qui a façonné l’histoire moderne de l’Occident et de la France impériales. Les Rroms – communauté non-blanche indigénisée – en sont donc aussi les cibles [3].
Bruckner : philistin moralisateur
Dans la deuxième partie de son texte, Pascal Bruckner use du procédé favori des moralisateurs apolitiques tels que la France en produit en grand nombre et qui consiste à assimiler les façons d’agir de la révolution à celles de la réaction. On découvre ainsi, par exemple, des jumeaux (évidents) entre l’auteure africaine Léonara Miano et… le Front National. Fidèle à son idéologie, Bruckner fait ainsi du racisme un assemblage d’idées subjectives n’ayant aucun ancrage dans la réalité et dans l’histoire, et qu’il situe plutôt dans les rancœurs vengeresses, victimaires et mal placées des issus de l’immigration. Nous sommes le contrepoint radical de sa pensée. Et ne lui en déplaise : lorsque nous parlons de colonialisme, de colonialité du pouvoir et de race, nous ne créons pas le racisme, nous le constatons, nous le nommons pour le combattre, nous le replaçons dans sa configuration dynamique pour affronter de face une situation réelle et concrète que nous entendons déconstruire. En cela, s’intéresser à l’histoire des crimes coloniaux n’est pertinent qu’en tant que l’on en tire des conclusions politiques. Et les conclusions sont claires : des rapports de force raciaux, découlant de cette époque, existent indiscutablement et très concrètement. Si l’on veut se pencher sur le racisme, il importe donc d’en analyser les structures politiques et idéologiques afin d’enrayer la machine (néo-) coloniale qui le rend si lourdement opératoire, encore aujourd’hui.
Pascal Bruckner ou l’éthique coloniale de l’irresponsabilité
tournée vers le passé
« On s’en veut de rappeler cette évidence. La décolonisation a eu lieu. Très imparfaite sans doute, mais enfin la France a tourné la page. Si elle veut oublier cette période, c’est que l’amnésie est en la matière la contrepartie du détachement. »
Ces mots avec lesquels Bruckner entame la conclusion de son article résument finalement parfaitement la position volontairement « amnésique » de son auteur. Le seul éclaire de lucidité tient dans cette qualification de la décolonisation : « très imparfaite sans doute ». Et le problème que Bruckner refuse maladivement (et nous dirions colonialement) de regarder en face, c’est que dans ce « très imparfaite », la France a sa lourde charge de responsabilités ; dans ce « très imparfaite » résident les fondements des nouveaux Etats indépendants tels que voulus par le pouvoir français en place à l’époque ; c’est que dans ce « très imparfaite » s’est joué l’avenir et le développement de dizaines de pays anciennement colonisés. A titre d’exemple, la décolonisation « très imparfaite » du Cameroun, où la France s’est livrée à une guerre sanglante contre le parti de l’U.P.C et son leader indépendantiste Ruben Um Nyobe à la veille de l’indépendance (et ça, ça n’est pas dans les manuels scolaires M. Bruckner ; pas plus que les dizaines de milliers de morts camerounais victimes de cette guerre coloniale[4]), ne nous permet pas d’affirmer aussi simplement que « la décolonisation a eu lieu ». Seuls deux présidents, deux dictateurs totalement soumis à la Françafrique, se sont succédés depuis l’action de la France à la tête de ce pays parmi les plus corrompus (politiquement et institutionnellement) du monde. La corruption, la spoliation, les institutions douteuses et la dictature que la France a ainsi favorisé à mettre en place à travers son action directe sur cette « décolonisation » continuent toujours d’opérer. La France n’est évidemment pas la seule responsable, mais ses mains ne sont pas propres. Et si la morale de Bruckner prône ainsi « l’amnésie » face à ce genre d’histoire (quelle grandeur d’âme !), qu’il ne s’attende pas à nous voir abonder dans son sens. Nous sommes des résistants, des militants : pas des victimes amnésiques ni sanglotantes.
Indépendance vs Décolonisation
La conclusion du texte de Bruckner est tout aussi tragique et lâche que le reste de son raisonnement : « la décolonisation a eu lieu ». Sans même parler des populations anciennement colonisés qui vivent pour beaucoup sous l’autorité de dictateurs chéris et alimentés par les régimes occidentaux, il faudrait demander, en France, aux familles des crimes policiers, aux indigènes qui se font contrôler chaque jour à chaque coin de rue, aux femmes voilées exclues de l’école, aux discriminés indigénisés ce qu’ils pensent de cette « décolonisation ». En fait : Bruckner confond ici allègrement indépendance et décolonisation, qui ne sont absolument pas synonymes. De même, il semble ne pas pouvoir concevoir la colonisation autrement que sur le seul plan d’une occupation militaire et géographique, ce qui réduit considérablement son champ de compréhension du colonialisme et du postcolonialisme. Ainsi, Julius Nyerere, Premier ministre de la Tanzanie post-indépendance, déclara (quinze ans après l’indépendance!) : « Notre erreur, ce n’était pas de revendiquer la liberté ; c’était de supposer que la liberté – la véritable liberté – suivrait nécessairement et sans grand problème la libération à l’égard du pouvoir étranger [5] ». Cette remarque a le mérite de mettre l’accent sur un point essentiel : car ce qui fait l’actualité du concept de décolonisation ce sont bien les rapports de force entre blancs et non-blancs qui sont une suite directe et logique du colonialisme. Les indépendances ont eu lieu, certes, mais la décolonisation reste indéniablement à l’ordre du jour. Car si les luttes anticoloniales qui ont permis l’accession de la plupart des colonies à l’indépendance ont inauguré un réel processus décolonial, ce dernier est toutefois loin d’avoir pu aboutir à l’émancipation véritable des peuples. Le texte de Pascal Bruckner, à l’inverse, part du postulat erroné qui consiste à considérer le racisme de manière très abstraite et non politique. Et finalement, quel meilleur moyen de se débarrasser de la colonisation qu’en dépolitisant et en déshistoricisant le racisme qui en découle ? Les indépendances sont nécessaires à la décolonisation, elles en sont la condition de possibilité, mais elles ne sont pas suffisantes. Elles ne signent pas la fin de nos luttes mais une nouvelle étape dans celles-ci.
Nous passerons ici sur l’ode à la mission civilisatrice de la République Française de Bruckner, afin de nous pencher sur les dernières phrases de son texte :
« Parler en permanence de néo-colonialisme, c’est à nouveau enfermer les individus dans une définition ethnique ou raciale, les replonger dans la nasse dont on entend les soustraire, les replacer en position de victimes éternelles. Par une dialectique perverse, on renforce les préjugés qu’on voulait extirper : on ne peut plus considérer l’autre comme un égal, mais comme un opprimé perpétuel, assigné à résidence dans son épiderme, son origine. »
Selon Bruckner donc, que les discriminés à l’embauche, au logement, à la culture et que les victimes de crimes de policiers soient issus de l’immigration postcoloniale n’a donc rien à voir avec le racisme : c’est le fait que nous nous élevions contre cela qui s’en charge. De même – si l’on suit le raisonnement de Bruckner à la lettre – lorsqu’un jeune arabe ou musulman se voit interdit de rejoindre la Palestine afin de lutter militairement contre la colonisation violente de l’État d’Israël (sous peine d’être un djihadiste terroriste hors la loi), mais qu’il peut voir son camarade juif, quelque en soit ses origines, rejoindre cette armée coloniale israélienne pour participer activement à la colonisation raciste tolérée par la France : il ne peut en aucun cas se plaindre d’un racisme colonial persistant, car c’est lui-même qui réactive par sa résistance un racisme victimaire. Ben voyons…
Constater un fait aurait ainsi pour Bruckner un pouvoir performatif. Parler de sexisme reviendrait ainsi à enfermer les femmes dans leur genre, parler de capitalisme reviendrait à enfermer les prolétaires dans leur classe, etc. …
Pour conclure, il nous faut donc rappeler cette idée évidente : ce n’est pas la race qui crée le racisme, mais le racisme, produit du colonialisme, qui crée la race. Parler de colonialisme et de races sociales ne revient pas à se complaire dans une situation, mais au contraire à l’identifier clairement, à la nommer, à la penser au moyen de concepts rigoureux afin d’y faire face le plus efficacement et le plus dignement possible. A l’opposée, Bruckner préfère lui parler de « préjugés » qui seraient seuls responsables de nous « assigner à résidence de notre épiderme, de notre origine », comme si le racisme ne reposait sur rien de concret, qu’il n’avait pas d’histoire ni de structures opératoires. S’il est vrai que les indigènes sociaux sont des victimes en France, leur mobilisation politique prouve à quel point ils sont prêts à lutter pour faire tomber ce néo-indigénat. Bruckner, quant à lui, ne semble lutter que pour une seule chose : rester blanc!
Sherine Soliman et Selim Nadi, Membres du PIR
[1] Sadri Khiari, Sainte Caroline contre Tariq Ramadan (la Revanche, 2011).
[2] Voir La contre-révolution coloniale en France, de De Gaulle à Sarkozy de Sadri Khiari (la Fabrique, 2009)
[3] Voir les travaux de l’universitaire Sarah Carmona sur la décolonisation des savoirs produits sur les Rroms dans un cadre épistémique occidental.
[4] Une étude richement documentée sur la question : Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique – 1948-1971 Thomas Deltombe, Manuel Domergue, Jacob Tatsitsa – La Découverte, 2011.
[5] Cité dans SIVANDAN, Tamara, « Anticolonialisme, libération nationale et formation des nations postcoloniales », dans : LAZARUS, Neil (dir.), Penser le postcolonial. Une introduction critique, éd. Amsterdam, Paris, 2006, p. 125.
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