« Le mouvement populaire en Algérie, huit mois plus tard… »

Cet article de Brahim Rouabah, militant algérien co-fondateur de l’Algeria Solidarity Campaign au Royaume-Uni, a été publié en langue anglaise au tournant du mois de novembre 2019. Nous en publions ici la traduction, réalisée avec l’accord et les ajouts de l’auteur, qui garde toute son actualité à l’heure où le Hirak du peuple algérien aborde, après la tenue du scrutin du 12 décembre qui a vu l’élection d’Abdelmadjid Tebboune à la présidence de la République, une nouvelle phase de son développement révolutionnaire.

Sept semaines seulement après son amorce le 22 février 2019, la révolte populaire en Algérie, le Hirak, a entrainé l’annulation des élections présidentielles prévues pour la mi-avril et secoué les fondements de l’équilibre d’un pouvoir vacillant. Le triangle institutionnel militaro-oligarchique – composé de la présidence, du Haut commandement militaire (HCM) et des services de renseignement -, ainsi que leurs soutiens étrangers et les réseaux clientélistes tissés avec soin pendant les trois dernières décennies, ont essuyé un revers cinglant infligé par un mouvement populaire pacifique et déterminé. Pourtant, malgré ces succès, le mouvement est confronté à une constellation politique contre-révolutionnaire tridimensionnelle résolue à détruire son potentiel pour perpétuer, sous une nouvelle apparence, le système actuel.

Le 2 avril, surfant sur la vague populaire, le HCM a pris des mesures contre le Président Abdelaziz Bouteflika en concédant une passation de pouvoir afin d’apaiser le mouvement. Puis, ce fut le tour du Coordinateur des services de sécurité, Athman Tartag, auquel fut confisqué l’appareil sécuritaire placé sous ses ordres, assumant ainsi le contrôle total des mécanismes décisionnels du pays. Un coup d’État qui ne dit pas son nom.

Les semaines suivantes ont été marquées par une vague d’arrestations d’anciens (premiers) ministres, d’hommes d’affaires corrompus, de figures politiques, d’officiers militaires et des renseignements liés aux franges limogées et gardant un pouvoir de nuisance. Le HCM avait tablé sur le succès d’un règlement de vieux comptes spectaculairement mis en scène pour apaiser le mouvement populaire et ainsi donner des preuves de son sérieux dans la lutte contre la « corruption » et les « forces inconstitutionnelles » au sein de l’État. Toutefois, les Algériens ne se sont pas laissé berner par cette manifestation d’automutilation de la cabale militaro-oligarchique qui avait pensé sauver son système nerveux en sacrifiant des parties de son corps.

La chute de Bouteflika et l’emprisonnement de son frère Saïd, représenté comme l’occupant réel du bureau décisionnel depuis au moins six ans, ont automatiquement déclenché les mécanismes fonctionnels de la transition constitutionnelle. D’autant plus que l’Article 102 autorise le chef de l’État et le gouvernement intérimaire à convoquer des élections présidentielles dans un délai de 90 jours. Face à la controffensive du HCM pour préserver sa pérennité avec les élections prévues pour le 4 juillet, les slogans du Hirak dans la rue se sont mutés pour refléter les nouveaux enjeux : « Yetnehaw Gaa » (Qu’ils s’en aillent tous », « Makach intikhabat maa al-issabat » (Pas d’élections avec les bandes de mafieux !), « Dawla madaniya machi askariya » (État civil et non militaire) », «Jumhuriyya machi caserna/ thakana» (C’est une République pas une caserne).

S’étant assuré de l’annulation des élections du 4 juillet, le mouvement populaire a propulsé le HCM dans un scénario cauchemardesque : sa tentative de transformer une crise politique en crise constitutionnelle a lamentablement échoué. Une fois les 90 jours expirés, début juillet, ni la présidence par intérim ni le gouvernement n’ont pu prétendre à la moindre légitimité, même aux yeux des éléments les plus accommodants du mouvement populaire. En ce qui concerne ce dernier, même au regard de la constitution du clan au pouvoir, le pays est entré dans une phase dominée de facto par le HCM. Bien que les Algériens aient toujours eu conscience du rôle central du HCM dans la constellation politique, celui-ci a toujours réussi à se dissimuler derrière une façade civile et à mystifier son rôle dans le processus décisionnel du pays. Cependant, pour la première fois depuis l’Indépendance, le HCM est face au peuple, et sans issue possible.

Le HCM a systématiquement rejeté les feuilles de route proposées par des acteurs disposant d’une base sociale réelle et participant au mouvement, comme il a ignoré tous les appels à un dialogue sincère avec, notamment en mars, la Coordination nationale pour le changement à travers la Plateforme pour le changement en Algérie. Celle-ci a été suivie en mai et en juin par des propositions et des appels lancés par l’Organisation nationale des anciens combattants, l’Association nationale des oulémas, la Conférence nationale de la société civile, les Forces de l’Alternative Démocratique, en plus des nombreux appels et déclarations émanant de divers groupes de personnalités nationales indépendantes.  

Fin juin, réalisant que les élections du 4 juillet n’auraient pas lieu, le HCM se lança dans une campagne répressive plus concertée, ciblant cette fois-ci les symboles historiques et les leaders du mouvement. La contre-révolution révéla sa face obscure, non seulement avec ses appareils de sécurité répressifs dans les rues, mais également avec ses attaques croissantes contre les médias. Tous les supports audiovisuels et une bonne partie des médias écrits, publics et privés (propriétés des éléments oligarchiques), ont été domestiqués. Aucune chaîne de télévision basée en Algérie n’a couvert les manifestations ou les revendications portées par des millions d’Algériens dans les rues. Des campagnes de médias sociaux pilotées par une armée électronique de trolls (humains et bots) depuis l’Algérie, l’Égypte, les Émirats arabes unis et d’ailleurs, ont travaillé sans relâche pour répandre la désinformation, les fake news et la propagande du HCM. Ils s’acharnent à fermer les comptes Twitter et les pages Facebook de l’opposition, à diffamer et à ternir la mémoire des symboles historiques et la réputation des personnalités de l’opposition, etc.

Faisant de l’unité du peuple une ligne rouge, le Hirak a su accompagner sa frange la moins radicale dans sa découverte de l’impossibilité de réhabiliter certains éléments du HCM. Pour toute personne impliquée dans le mouvement, il ne faisait plus aucun doute que certains généraux ainsi que leurs homologues civils et affairistes étaient irrécupérables. Le HCM ne peut aujourd’hui prétendre « servir le peuple » en toute légitimité, entre autres du fait de son interminable, docile et loyal soutien aux putschistes et criminels des années 1990, de sa soumission totale et de sa complicité active dans le pillage du pays depuis deux décennies, de son entière capitulation devant les puissances étrangères sous la juridiction desquelles se trouvent ses avoirs mal-acquis, et de ses actes de « trahison » en renonçant à la souveraineté nationale pour se soumettre aux projets impérialistes et néocoloniaux sur le continent.

Le HCM a, pour sa part, visiblement adopté comme devise la définition de la folie selon Einstein – « faire toujours la même chose et s’attendre à un résultat différent » – en menant un simulacre de dialogue avec une liste de personnalités politiques algériennes étroitement liées à l’oligarchie et en nommant une commission électorale « indépendante », modifiant ainsi la loi électorale et fixant au 12 décembre 2019 la date des élections présidentielles. Ces provocations ont galvanisé encore un peu plus le mouvement populaire et mobilisé de nouvelles couches dans la société. A la mi-octobre les gens dans la rue étaient aussi nombreux qu’en mars et en avril tandis que les slogans visant le HCM et plus particulièrement le chef d’État-major de l’armée Ahmed Gaid Salah – « les généraux à la poubelle, et l’Algérie sera indépendante », « Gaid Salah, le cireur de chaussures des Émirats arabes unis », ou encore « Libérons nos enfants (prisonniers politiques) et enfermons les enfants de Gaid » – sont devenus monnaie courante.

Le Hirak a exercé son pouvoir sous la forme d’une négation du pouvoir en place. Il a fait annuler les deux précédentes élections et fera de même pour celles prévues le 12 décembre 2019, sachant que le HCM fera ce qu’il a toujours fait : essayer de forcer le passage. Pour l’écrasante majorité des algériens, ces élections seront un non-évènement, et rien n’arrêtera leur révolution si ce n’est le plein accomplissement de leurs objectifs.

Le mouvement a su conserver son unité en évitant tous les pièges tendus par les forces du statu quo, et a déterminé depuis longtemps les seules lignes de division comme étant horizontales – entre les gouvernants et les gouvernés et entre les nantis et les démunis – et non pas verticales – islamistes/laïcs, arabophones/berbérophones, hommes/femmes, etc. – comme l’oligarchie voudrait le faire croire aux Algériens. Il est plus que fondamental de se pencher sur le contexte hostile dans lequel la révolution populaire se déploie et sur la manière dont les forces contre-révolutionnaires s’efforcent inlassablement d’écraser la détermination du peuple algérien.

Une contre-révolution en 3D

Les efforts prodigués par la constellation des forces contre-révolutionnaires globales, régionales et locales pour faire avorter la révolte populaire en Algérie sont plus ou moins identiques à ceux déployés dans des projets similaires sur le contient et ailleurs dans le monde. Ils s’inscrivent dans un projet beaucoup plus vaste et plus long visant à vider le processus de décolonisation du monde engagé au milieu du XXe siècle de son contenu libérateur et émancipateur, pour donner de nouvelles fondations à cet ordre mondial néocolonial/impérialiste/racial-capitaliste qui s’est constitué sur plusieurs siècles.

Au cours des trois dernières décennies, les recherches sur la « décennie noire » algérienne (1988-2001) ont permis de diagnostiquer à juste titre l’importance fondamentale de cette période. Pourtant, les approches pour analyser ces développements à travers des catégories telles qu’État failli, guerres civiles, conflits ethniques, sectaires et religieux – des cadres hégémoniques post-guerre-froide pour décrire la violence politique dans le Sud global – ont davantage déformé la réalité qu’ils ne l’ont clarifiée. Délibérément ou pas, cette tendance a participé à véhiculer les récits officiels d’une période charnière de l’histoire de l’Algérie et du monde. Ces travaux ont contribué à réifier ces récits au détriment de récits plus holistiques intégrant les tendances et les dynamiques sociales, économiques et politiques au niveau local, régional et global.

Comme nous l’avons vu ailleurs, ce moment, cette période fondatrice peut être définie comme un processus d’enfermement, une forme d’accumulation primitive par la dépossession, et finalement une conjoncture dont le projet néocolonial a tiré profit pour reprendre des espaces précédemment libérés lors du processus de lutte anticoloniale, par une thérapie de choc comparable à celles appliquées en Amérique Latine. Une telle approche nous autorise à une meilleure saisie des enjeux et des acteurs influents présents sur la scène, à une appréciation plus fine des causes profondes de la révolution populaire actuelle et à une intelligibilité plus grande des développements récents et des cheminements possibles à venir.

Les trois dernières décennies et les événements post-2011 dans la région nous ont démontré que, si les soulèvements populaires affolent les pouvoirs impérialistes et le capital transnational, ils sont aussi considérés comme une conjoncture favorable pour soutirer davantage de concessions aux vassaux monarchiques ou militaro-oligarchiques locaux. Les calculs d’intérêt des acteurs impérialistes se basent sur trois scénarios possibles : développer leur accès, le préserver ou, dans le pire des cas, limiter les dommages. Ce n’est pas un hasard si, par exemple, l’accord commercial que l’UE tente de faire avaler à la Tunisie depuis la révolte de 2010-2011 s’intitule « Accord de libre-échange complet et approfondi ».

La campagne contre-révolutionnaire en cours actuellement en Algérie et ailleurs est menée par une constellation d’états, d’entreprises et d’acteurs locaux, régionaux et inter-transnationaux. Au niveau local se situent, malgré leurs différences, les opposants farouches à tout changement éventuel : des éléments du HCM, leurs mandataires d’entreprises nationales – des sections de l’élite patronale qui ont remplacé par des mécénats de puissance étrangère leurs chefs militaires et des services de renseignement déchus – et des personnalités mécontentes des deux groupes qui ont été poussées à l’exil. A l’échelle internationale, ce sont les États-Unis, le Canada et la France ainsi que les grandes entreprises des secteurs pétrolier, médiatique et technologique, qui ont eu une influence particulièrement néfaste. Dans la région, ce sont les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite et l’Égypte en tant que sous-traitants de l’impérialisme et du sionisme qui ont pesé de tout leur poids pour écraser toute impulsion libératrice et émancipatrice dans de nombreuses régions d’Afrique et d’Asie occidentale.

En outre, la contre-révolution a tenté de morceler le mouvement, de consolider et d’approfondir autant que possible son influence, ou du moins de fabriquer des « faits sur le terrain » de façon à entraver et à empêcher tout potentiel gouvernement révolutionnaire prenant le pouvoir d’agir avec une réelle souveraineté. Les deux stratégies sont simultanément appliquées et se déroulent sur le plan matériel et sur le plan idéologique.

La répression militaire croissante du mouvement a été accompagnée d’une campagne diffamatoire à l’encontre des martyrs et des héros de la guerre de libération tels qu’Ali la Pointe, Djamila Bouhired et Lakhdar Bouragaa. Ce dernier est emprisonné depuis quatre mois pour « outrage à corps constitué et atteinte au moral de l’armée », une accusation fallacieuse utilisée pour faire taire les opposants au régime militaire. Avec l’aide des services de renseignement opérant depuis les fermes locales de trolls et d’homologues du Golfe et de l’Égypte, la sphère des médias sociaux a été saturée par de vastes campagnes de désinformation visant à diviser le peuple sur des bases idéologiques et culturelles, à promouvoir le programme électoral du HCM et à diffuser en boucle la propagande militariste. Facebook, dont le siège est situé aux EAU, a fermé par milliers des comptes et des pages de militants politiques et de figures de l’opposition engagés dans le mouvement. Des liens ont été solidement établis entre les oligarchies militaires de la région, les États et les capitales du Golfe, les géants des médias sociaux et les armées occidentales.

Les satellites médiatiques du Golfe et de l’Égypte, ainsi que ceux de l’Algérie n’ont ni couvert de manière adéquate le mouvement, ni donné la parole aux voix dissidentes. Un silence tout aussi déconcertant a été observé au Canada, au Royaume-Uni, aux États-Unis et en France. Contrairement à la médiatisation incessante du mouvement de protestation hongkongais, il y a eu un quasi silence radio sur les luttes en Algérie ou à Haïti, incontestablement en raison de leurs orientations anti-impérialistes.

L’Europe est aussi complice par son refus de donner la parole aux voix alternatives qui émergent de la sphère publique algérienne. Rien que la semaine dernière, le fournisseur européen des satellites Eutelsat basé à Paris a suspendu en l’espace de deux jours, et ce à la demande du gouvernement algérien, deux chaînes indépendantes de télévision algérienne, Al Magharibia et le Hirak tv, qui avaient couvert pleinement le mouvement populaire. C’est le même Eutelsat qui a fermé la chaîne de télévision de l’opposition, Al-Asr, quelques heures avant sa date de lancement en juin 2011. Les militants du mouvement populaire sont convaincus qu’une telle décision n’aurait pu être prise sans la complicité de l’establishment politique français.

Le soutien officiel français à la junte militaro-oligarchique algérienne remonte à plusieurs décennies, et le soutien à Bouteflika a été inébranlable depuis le début de son règne à un point tel qu’à la mi-juin 2015 l’ancien président français a menti sur la santé de Bouteflika en regardant droit dans les yeux le monde et les Algériens. La France a soutenu le cinquième mandat de Bouteflika, son projet initial de s’accorder une année supplémentaire pour un quatrième mandat, et a depuis lors affirmé son soutien et celui de l’UE à l’agenda du HCM pour sortir de la crise actuelle en organisant des élections catégoriquement rejetées par la quasi-totalité du peuple algérien.  

Le géant pétrolier Total a profité de la situation pour annoncer sa prise de contrôle du portefeuille de l’américain Anadarko en Afrique et donc de ses actifs en Algérie. Une possession qui lui a permis en effet de mettre la main sur une bonne partie de la production du pétrole algérien. L’échéance et la façon dont l’acquisition a été réalisée, au mépris total des lois algériennes régissant ces transactions et alors que le pays vit des moments très difficiles, démontrent clairement la volonté de la France de renforcer son influence sur les processus décisionnels.

Total n’a pas été le seul à essayer de consolider son influence alors que les Algériens regardent ailleurs. Le ministre illégitime de l’Énergie a récemment déclaré que la nouvelle loi sur les hydrocarbures avait été réalisée « en directe négociation avec les cinq grandes compagnies », dont Exxon Mobil et Chevron. La loi permettra aux sociétés pétrolières d’obtenir des concessions à long terme et d’expatrier leurs revenus, en les exonérant de toute responsabilité fiscale et de tout transfert de technologie. Dans les manifestations qui ont suivi l’annonce, le peuple s’est unanimement opposé à ce projet de loi, qualifiant les dirigeants illégitimes actuels de traîtres.

En plus de la nouvelle loi sur l’énergie, la loi des finances de 2020 devrait rouvrir la porte aux emprunts étrangers et instituer de sévères mesures d’austérité en supprimant les subventions à l’électricité et au diesel et en soumettant les consommateurs aux prix du marché international. Cela augmentera les taxes pour les classes les plus vulnérables tout en exemptant les multinationales des droits de douane et d’impôts. A cela s’ajoute la multitude de projets de loi qui ont été déposés et mis en avant dans le but d’administrer une nouvelle dose de traitement de choc à un peuple en révolte. Ces projets de loi vont approfondir et accélérer le processus de libéralisation en cours depuis trois décennies. Ce faisant, ils vont hypothéquer les ressources naturelles du pays et la souveraineté du peuple, en tant que prix à payer à leurs protecteurs étrangers et au nom de la création d’un environnement favorable aux investissements et aux entreprises.

Les amendements proposés pour le code de procédure pénale vont renforcer l’Etat sécuritaire en conférant à la « police judiciaire » des pouvoirs étendus et en le libérant des entraves (mandats) du système judiciaire. Cette même police judiciaire avait été annexée au ministère de la Défense à la mi-juin et avait joué un rôle déterminant dans la campagne de répression menée dans le pays depuis lors. Inutile de mentionner les grandes campagnes de terreur internes, sous couvert de « nettoyage », ciblant les rangs des officiers de la police et de l’armée, ainsi que le pouvoir judiciaire, afin de garantir leur loyauté au HCM.

Le gouvernement illégitime actuel a également mis en place des commissions pour réformer le système de retraite. Celles-ci sont chargées d’étudier la possibilité de faire passer l’âge de la retraite de 60 à 65 ans, de ramener les taux de pension de 80% à 60%, l’indice de calcul de 2,5 à 2,3 et d’allonger la base de calcul des rentes pour couvrir les 10 dernières années de service au lieu des 5 actuelles. En bref, la junte est décidée à tenir et à consolider sa fonction de convoyeur de richesses en direction du nord, et à poursuivre la dépossession des Algériens et la mise en danger de la sécurité nationale et de la stabilité régionale.

Pendant ce temps, la fuite des richesses caractérisée par le blanchiment international des capitaux hors de l’Algérie se poursuit sans relâche. Les statistiques du gouvernement canadien indiquent que les transferts de capitaux algériens vers le Canada ont augmenté de 50% au premier semestre 2019, révélant ainsi la crainte suscitée par la révolte populaire au sein de l’oligarchie dirigeante et la complicité du gouvernement canadien. Il n’est donc pas surprenant que le même gouvernement ait continué à fournir des armes et des munitions à l’Algérie cinq mois après le début de la révolte populaire, avec les derniers accords conclus en juin et en juillet de cette année. Le capitale canadien n’échappe pas non plus à la règle. Les antécédents criminels du SNC-Lavalin en Lybie, en Tunisie et en Algérie ont récemment incité les membres de la diaspora algérienne du Québec à organiser des manifestations devant son siège.

Les États-Unis ont également apporté leur soutien à ce régime militaire de facto et surfé sur la conjoncture actuelle pour obtenir le maximum de concessions possibles. Les trois derniers mois (août-octobre) ont été marqués par une activité effrénée des États-Unis en Algérie. L’arrivée d’une délégation militaire de haut niveau a été, au début d’août, suivie par l’accueil au Département d’État à Washington DC du ministre illégitime de la Culture et la signature d’un mémorandum d’accord sur la protection des biens culturels. Une initiative qui ne signale pas seulement la volonté des États-Unis de traiter avec un gouvernement illégitime, mais aussi sa détermination à pousser le pays à s’intégrer davantage dans un régime de propriété intellectuelle globalisé, sans le consentement du peuple algérien.

Le mois de septembre a été consacré aux intérêts économiques. Des représentants de Chevron étaient à Alger pour explorer « des domaines de partenariat potentiel » avec l’obscure Agence nationale pour la Valorisation des Ressources en Hydrocarbures (ALNAFT). La même semaine, ALNAFT a signé un accord de partenariat avec Exxon Mobil pour « l’évaluation du potentiel pétrolier et gazier » dans le bassin du Sahara, faisant d’Exxon Mobil la quatrième société pétrolière à avoir un cheval dans la course après l’italien ENI, le français Total et le norvégien Equinor. La présence de ces géants pétroliers dans le pays est étroitement liée aux négociations sur le projet de loi sur les hydrocarbures, comme l’a déclaré le ministre de l’Énergie du HCM. Ces développements ont renforcé le mouvement et mené à de nombreuses protestations de masse, avec des slogans tels que ‘Ba’ouha ya Ali (Ils ont vendu le pays, ô Ali), en référence à Ali Ammar, mieux connu comme Ali la Pointe durant la bataille d’Alger.

Au début du mois d’octobre, une délégation du Congrès conduite par le représentant du 8ème district du Massachusetts, Stephen F. Lynch, s’est rendue en Algérie pour discuter « des efforts visant à promouvoir la coopération économique, à lutter contre le terrorisme et à renforcer la sécurité de la région, ainsi que d’autres domaines de coopération bilatérales ». Le fait qu’il soit membre du comité de contrôle et de réforme gouvernementale de la Chambre des Représentants ainsi que des services financiers est un indice sur les secteurs dans lesquels les E.U poussent pour un changement : le secteur financier, la politique fiscale et la restructuration gouvernementale. Au vu de ses antécédents guerriers et de son soutien à l’agression impérialiste américaine en Afghanistan, en Irak et ailleurs, les Algériens ont interprété ces efforts comme des interventions directes dans la politique intérieure du pays, d’autant plus que la visite est intervenue à un moment extrêmement tendu. Les slogans du mouvement ont reflété son rejet et sa condamnation unanime de toute forme d’ingérence étrangère. 

Récits contre-révolutionnaires

Les aspects politiques, économiques, stratégiques et militaires de la contre-révolution ont été accompagnés d’interventions culturelles et discursives, qui constituent la superstructure du projet. A ce niveau, la stratégie est double. D’une part, elle consiste à perpétuer le récit officiel de l’histoire récente de l’Algérie et à mobiliser les traumatismes pour servir le statu quo ; d’autre part, elle vise à intensifier le prosélytisme libéral en dépeignant la doctrine libérale comme l’unique solution désirable à terme.

Alors que ses programmes culturels et d’échanges se multiplient, l’ambassade des États-Unis à Alger a annoncé en aout dernier sa sponsorisation d’une émission télévisée de type The Apprentice, ironiquement appelée I Have A Dream,mettant en scène des personnalités de l’oligarchie jouant le rôle de juges et de jeunes entrepreneurs s’affrontant pour une somme de 5 000 $. L’émission devrait être diffusée sur la chaîne Echourouk, porte-voix du chef de l’État-major de l’armée, qui a observé depuis avril un silence total sur le mouvement populaire. Les liens entre ses propriétaires actuels et les cercles médiatiques tunisiens sous Ben Ali sont tout autant de notoriété publique.

L’intervention de l’Europe dans la structuration des idées et des récits a aussi contribué à normaliser l’éthique néolibérale et à promouvoir des visées d’inspiration coloniale et raciale. Arte, la chaîne culturelle franco-allemande, a diffusé un reportage : « Algérie : le grand gâchis », présentant les causes historiques et politiques de la « stagnation » du pays et ses perspectives. La tonalité coloniale du titre, et son inscription dans la tradition discursive de Locke du « sous-emploi » et du « perfectionnement », parle d’elle-même. Se drapant d’une expertise scientifique, l’émission affirmait que les causes principales de cette stagnation étaient la surimplication de l’État dans l’économie qui créait un climat peu favorable aux investissements étrangers, et le régime restrictif des visas qui entravait la libre circulation dans le pays d’étrangers, Blancs ou Européens bien évidemment. Les solutions avancées pour ce « grand gâchis » n’étaient rien d’autre que : moins d’État et plus de libre marché, la libéralisation du code d’investissements pour les capitaux étrangers, en particulier dans le secteur du tourisme, et la suppression du principe de réciprocité diplomatique dans le régime des visas pour permettre aux Européens/Blancs de voyager plus librement dans le pays. En résumé, on a expliqué aux téléspectateurs que le potentiel de l’Algérie reposait sur son imitation de Maroc et de la Tunisie avant 2011.

En octobre, dans un autre reportage sur Arte, Algérie : le réveil de la jeunesse, tandis que la fin du mouvement était annoncée comme inévitable à la suite de l’éviction de Bouteflika et les revendications explicites de millions de personnes dans la rue semaine après semaine et leur rejet d’élections organisées par le HCM dans les conditions actuelles étaient ignorées, la feuille de route électorale du HCM pour le 12 décembre 2019 était au contraire exposée comme inévitable. L’émission s’est terminée sur une distorsion absolue de la volonté du peuple en prétendant que la jeunesse avait de grands espoirs pour ces élections. De tels récits négligent les slogans scandés par les manifestants, dont le dernier « Dégage Gaid Salah, hed el’am makach el vote » (Dégage Gad Salah, pas de vote cette année), et leur refus catégorique de voir ces élections servir les desseins de la répression du mouvement.

L’implication de l’establishment culturel français ne se limite pas à un prosélytisme libéral, il continue aussi à brandir la « menace terroriste » conformément à sa doctrine raciste et islamophobe. Éléments centraux de la guerre psychologique menée par la junte militaro-oligarchique contre les Algériens depuis les années 1990, l’État français, les médias et les cercles intellectuels, artistiques et culturels ont été les complices de la perpétuation de ce récit sur trois décennies. Le programme cité plus haut, par exemple, ne reconnait même pas le coup d’État de 1992 comme un coup. Il insiste, comme le récit officiel l’a toujours fait, sur le fait que les malheurs des algériens viennent d’autres algériens (religieux) que la nation aurait un jour, par erreur, pris comme représentants politiques, et non pas d’une oligarchie qui les a dépossédés et massacrés. Un autre reportage, Algérie : les promesses de l’aube, diffusé début juillet par la même chaîne, avait aussi appelé à la vigilance face à une menace islamiste tapie en arrière-plan du mouvement populaire, et dépeint ce dernier comme misogyne en se basant sur un incident isolé largement considéré comme étant l’œuvre de provocateurs.

Le Festival de Cannes n’a pas non plus hésité à appuyer cette thèse. La sélection de deux films franco-algériens, Abu Leila et Papicha, traitant tous les deux des années 1990 et réifiant le récit officiel d’une guerre civile, n’a surement pas été une coïncidence. Alors qu’Abu Leila a bénéficié de deux nominations à Cannes et du prix du meilleur long métrage au Festival international du film fantastique de Neuchâtel, Papicha a reçu quatre nominations internationales, un prix et un battage médiatique encore plus large. Le refus officiel d’autoriser sa projection à Alger a été, selon beaucoup, une manière détournée de renforcer sa légitimité à la suite des appréciations négatives des critiques non-francophones sur le film, qui ont décrit sa ligne narrative qui prétend être « approximativement inspiré par des faits réels » comme « visiblement orientée ».

Le regard tourné vers l’avenir…

En dépit de toutes ces problématiques, la révolte n’a pas cessé de s’accroître et d’attirer de nouvelles couches de la société dans le mouvement, qui a encore de beaux jours devant lui. Les avocats ont commencé à se faire entendre, les syndicats indépendants se préparent à déclencher une grève générale prévue pour fin octobre et déjà observée par les juges, tandis que les prises de position héroïques et les déclarations des prisonniers politiques tels que Bouregaa ont recentré le mouvement.

Cette année, le 65e anniversaire de la déclaration de la guerre de libération contre le colonialisme français se fêtera un vendredi, le 1er novembre. Compte tenu de la détermination inébranlable et de la solide inflexibilité du mouvement, la mobilisation promet d’être légendaire. Le 1er novembre 2019 sera un tournant pour le mouvement et le Hirak entrera dans sa phase de résistance civile.

Au cours de ces derniers mois, le dédain et le mépris ont changé de camp. Conscients que le pillage des ressources naturelles du pays a atteint des proportions mythiques, de la complicité du HCM et de son chef dans la recolonisation du Mali par la France, et de l’ouverture de l’espace aérien algérien aux drones français et américains pour la collecte d’informations, ainsi que de l’utilisation par ces mêmes forces des installations militaires algériennes, le mépris des Algériens à l’égard de leurs dirigeants actuels n’est comparable qu’à leur dédain pour les Harkis de l’époque coloniale. La concession de la souveraineté nationale aux gouvernements étrangers et aux multinationales plutôt qu’au peuple algérien en révolte a dissipé tout doute sur la trahison de ses dirigeants et sur l’absolue nécessité de leur destitution.

De nouveaux slogans reflétant cette conscience et cette analyse collective ont rempli les rues au cours de ces quatre derniers mois. Bien que présent depuis le début du mouvement, le maintenant célèbre « le peuple veut l’indépendance » a pris une nouvelle signification le 5 juillet durant la manifestation du 20ème Vendredi, qui a coïncidé avec le 57ème anniversaire de l’ « indépendance confisquée » de l’Algérie. Les algériens en sont venus à la conclusion que leur indépendance est encore à conquérir. Ils ont réalisé par millions qu’ils vivent sous une nouvelle forme de colonialisme. Ils ont compris que la colonialité de leur « indépendance » est maintenue par un réseau local-régional-mondial militaro-oligarchique d’acteurs étatiques et non étatiques qui les domine, les exploite et les dépossède. Bien que la colère du mouvement contre les états impérialistes et les corporations multinationales ait été beaucoup exprimée dans des productions artistiques, la dénonciation des liens locaux dans la chaîne de l’oppression a pris la forme de slogans tels que « les généraux à la poubelle, et al-jazair teddi al-istiqlal ».

Défiant la nécessité historique, le HCM semble actuellement incapable de saisir le rejet catégorique et définitif des Algériens de la suprématie du commandement militaire sur les civils dans la vie politique, et de toute forme de tutelle sur la souveraineté du peuple. Si la thèse de la domination coloniale militarisée a déterminé l’antithèse de la lutte armée pour l’indépendance, aboutissant à la synthèse d’une colonialité « postcoloniale », la civilité et le pacifisme de ce mouvement populaire exemplaire est alors l’antithèse même de cette thèse néocoloniale. Il est temps pour ces cabales militaro-oligarchiques et leurs patrons étrangers de comprendre qu’ils ne luttent pas seulement contre le peuple algérien, mais contre l’Histoire.

Brahim Rouabah

Traduit de l’anglais par Dyhia Tadmut

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