1. Les indigènes ont une histoire
Indépendamment de la conscience que les uns et les autres en avaient (et elle était très diverse selon les personnes) la dynamique des indigènes est le résultat d’une histoire (ce qui n’enlève rien à l’importance des choix individuels et des engagements personnels) qu’il nous faut connaître, assumer et revendiquer.
Héritiers des combats anticolonialistes
Les réactions des enfants de colonisés, de même que leur place dans la société française, de même que les représentations à partir des quelles ils sont perçues, ne sont pas compréhensibles sans prendre en compte la dimension de rupture qu’a constitué la revendication d’indépendance des parents (déjà immigrés). De la même façon, la minorité « blanche » anticolonialiste a dés cette époque eu à opérer une rupture avec d’autres analyses « réalistes », « raisonnables », « tenant compte des alliés et des alliés potentiels », etc.
La question, lors de ce moment historique de rupture, n’était pas celle des origines mais celle de la radicalité : des blancs et des non blancs voulaient poser les choses à leur racine et à l’opposé des blancs et des non blancs voulaient simplement « humaniser » la domination. Cela étant dit, la probabilité de se retrouver dans la rupture était plus grande pour les non blancs du fait tout simplement que c’est aussi le vécu de l’oppression qui rend sensible à la nécessité de l’émancipation. Cette période a donc été celle de l’auto-organisation face aux « alliés » qui considéraient que les choses allaient trop vite, qu’il fallait avoir des revendications raisonnables, qu’il ne fallait pas choquer des « amis potentiels ». Des parents immigrés analphabètes ont massivement ainsi investi le combat anticolonial. Nous sommes loin de l’image de parents passifs se soumettant à l’ordre dominant.
Héritiers des luttes ouvrières
Comme l’a si bien dit Abdelmalek Sayad, immigré et ouvrier sont quasi-synonyme que ce soit dans la manière dont nos parents ont été perçus ou que ce soit dans la manière de se percevoir. Il sont à ce titre participés à tous les moments de l’histoire des luttes ouvrières même si étrangement on ne les retrouves pas dans les documents parlant de ces luttes (et en particulier dans les documents syndicaux et des partis politiques de gauche). Qui se souvient que mai 68 dans sa partie ouvrière c’est Renault et que Renault à cette époque c’est d’abord les OS immigrés ? Qui a en mémoire les revendications spécifiques de ces OS immigrés qui ont été oubliées dans les négociations de Grenelle ? Ces luttes ouvrières nous ont appris que le monde du travail n’est pas homogène, qu’il ne suffit pas d’être dominé pour être conscient de la domination que vivent les autres, que nous sommes à chaque fois sacrifiés sur l’autel de l’unité, de la priorité d’autres revendications, de la nécessité des alliances, de la nécessité de ne pas diviser. Bref à chaque fois qu’une catégorie dominée n’est pas en mesure par son auto-organisation de rappeler ses revendications, elle est la « grande dupe » de l’histoire.
Héritiers des luttes de l’immigration
L’immigration n’a jamais été passive face à la domination. Elle a toujours essayé de réagir, de résister, de se battre pour ne pas être traitée en esclave. Nous avons à tenir compte de ces expériences allant du Mouvement des Travailleurs Arabes aux sans-papiers en passant par les marches, par Mémoire Fertile, par le Mouvement de l’Immigration et des Banlieues et par beaucoup d’autres à l’échelon local ou national. Tous ces combats ont tenté de construire l’autonomie et ont été parcourus d’écueils et de débats dont nous ne ferons pas l’économie.
Héritiers des luttes féministes
Nous sommes également les héritiers du mouvement féministe avec pour nous une double leçon. La première est que la rupture est un moment nécessaire des alliances égalitaires, ou plus précisément : une condition incontournable de cette alliance. La seconde est que nous ne sommes pas à l’abri de la reproduction des dominations. Le débat autour de la loi sur le foulard a montré que l’on pouvait être « féministe » et reproduire (consciemment ou non importe peu) un point de vue discriminant au prétexte de principes abstraits. De la même façon, il est évident que les luttes antérieures de l’immigration n’ont pas intégré les questions liées au genre sous prétexte d’autres « priorités ». A nous de tirer les leçons de ces expériences et de ne pas reproduire leurs erreurs.
Héritiers des luttes anti-impérialistes
Un dernier héritage est celui de l’anti-impérialisme – même si ce mot est aujourd’hui jugé comme inconvenant dans le débat politique correct. Nous sommes trop souvent sur la défensive et dans la justification sur cet aspect. Le soutien à la lutte des peuples victimes de l’impérialisme n’est ni une honte, ni une cause que nous aurions à justifier. Il n’y a même aucun problème à assumer par exemple notre sensibilité particulière à la lutte du peuple palestinien, compte tenu de l’origine (issue d’anciennes colonies) de nombreux indigènes. Que l’histoire marque les trajectoires et rende sensible à certaines situations n’est ni un problème, ni une honte.
Ces héritages multiples ne sont pas choisis mais sont le résultat de l’histoire inscrite dans de nombreuses trajectoires. Le pari qui est le nôtre est justement de réussir à penser, articuler et agir contre ces différentes dominations. Articuler la pensée et l’action des luttes contre ces différentes dominations est une question ardue mais nécessaire.
2. Qui sont les indigènes ?
Le terme « indigène » a fait couler beaucoup d’encre à l’interne comme à l’externe, à l’interne influencé par l’externe, à l’interne se justifiant par rapport à l’externe. Il convient donc de prendre en charge ce débat sans empressement, mais pour nous même et non pas pour rassurer l’externe – quand bien même celui-ci se présente comme « amical ».
Un « nous » qui n’est pas « communautariste »
Le terme communautariste est un piège. Il est propulsé dans le débat politique pour mettre sur la défensive et obliger à la justification. Si communautarisme il y a, c’est celui qui est produit par le fonctionnement social. Faut-il encore rappeler que la domination fonctionne justement en inversant l’ordre de causalité ? Les indigènes émergent face à un communautarisme des majoritaires, construit par le fonctionnement social et de classe, et on les accuse d’être les causes du communautaire. Un de nos slogans lors de la marche clarifie cette question :
« les indigènes contre l’indigénat ! »
C’est la réalité sociale actuelle qui nous construit, nous gère, nous assigne à une place objective indigénisée. Le moment d’identification qu’est la reprise du stigmate pour le dépasser, nous l’assumons. Nous n’en avons rien à foutre des intentions subjectives des personnes – du type : « je suis pour la loi contre le foulard mais je ne suis pas raciste ». Quand avons nous dit que les personnes étaient intentionnellement racistes ? Nous disons juste que cette loi est objectivement raciste et sexiste, indépendamment de la subjectivité de ceux ou celles qui la soutiennent. Ce qui nous intéresse c’est de dénoncer le statut objectif de ceux qui sont issus de la colonisation.
Un « nous » qui n’est pas religieux
Les débats qu’ont suscités certaines signatures ont aussi pour objectif de nous mettre sur la défensive et de nous contraindre à la justification. Cela étant posé, nous devons absolument défendre notre choix de construire avec des associations musulmanes, parce que justement, un des clivages construits par en haut est celui de l’islamalgame : musulman = intégriste = terroriste. Le refus d’accepter la construction d’un « racisme respectable » anti-musulman, se construisant à partir de causes nobles (et partagées par nous), l’égalité entre les sexes, la laïcité, etc… fait partie de notre identité sociale et politique. Il est à cet égard étrange que plus personne ne s’interroge sur la signature d’appels avec la Jeunesse Ouvrière Chrétienne, par exemple, mais que la moindre signature avec une association musulmane soit l’objet de controverse et de méfiance (pour le moins).
« Et la place des blancs, bordel ? »
Une autre veine de critique a été la prétendue exclusion des blancs (si nous parlons de blancs c’est que la réalité sociale distingue encore entre blancs et non blancs) du mouvement par la simple utilisation du terme « indigène ». C’est la oublier la signification politique du terme « indigène », et se limiter à sa signification dominante, posée dans les dictionnaires. Dans l’histoire de France, le terme « indigène » a une signification : c’est le statut de ceux qui ne sont considérées officiellement et réellement ni nationaux (avec les droits qui en découlent) ni étrangers. N’est-ce pas la réalité de nombreux citoyens issus de la colonisation officiellement français mais réellement ailleurs ? Au-delà, n’est-ce pas là le cœur de la contradiction de notre société, qui est caractérisée par un gouffre entre droits formels et droits réels ? Tous ceux qui sont victimes de ce décalage, que ce soit en fonction de critères de classe, d’origine ou de sexe, sont objectivement des sujets, c’est à dire des non-citoyens. Cela étant dit, le gouffre entre droit réel et droit formel est lui même inégal. C’est dire que dans le même temps où les indigènes couvrent l’ensemble des dominés, ils se construisent par une attention particulière aux indigènes les plus indigénisés, c’est à dire ceux issus des colonies. Le « nous » indigène est donc politique, populaire, anti-impérialiste et antisexiste.
3. « Nous sommes vos amis ! »
Des critiques sévères nous ont été faites par des personnes « nous voulant du bien » ou le prétendant. Nous aurions raison sur le fond mais nous serions maladroits sur la forme. Il y aurait des erreurs et des caricatures dans l’appel.
Nous n’aborderons pas ici ceux qui nous ont traités de « communautaristes » mais tous ceux qui ont navigués entre deux eaux, prétendant se mettre au « dessus de la mêlée ». La question qui est posée, à eux comme à nous, est celle des conditions de la prise de parole des dominés et des destinataires de cette prise de parole. S’agissait-il de s’adresser à l’état, aux médias ou à l’élite universitaire ? Nullement. Nous voulions au contraire une prise de parole des premiers concernés pour les premiers concernés. Aurions nous pu toucher les premier concernés si nous avions ciselé notre discours à partir des critères de bienséances politiques et universitaires dominants ? A l’évidence non. La question qui se révèle ici et qui a été révélée par les réactions des universitaires progressistes (à part quelques uns) est celle du décalage entre une perception théorique d’une domination et une perception quotidienne de celle-ci. Sans nous couper de ceux qui, par leurs travaux, contribuent à révéler les mécanismes de la domination, nous avons à maintenir l’exigence du débat contradictoire avec eux. C’est à eux d’accepter ou non le fait que la prise en compte de la parole des dominés telle qu’elle est, c’est-à-dire telle que les conditions de l’existence font qu’elle est, est nécessaire à la compréhension du réel social.
Les critiques nous sont aussi venus d’organisations se déclarant « amies » du combat pour l’égalité. On nous a ainsi reproché de diviser la classe ouvrière, d’« ethniciser le débat », d’avoir des « alliances douteuses » (sous-entendu avec des islamistes), de ne pas nous être démarqués de Dieudonné, etc. Bref : nous aurions été infantiles en politique.
Cette attitude est connue du mouvement autonome de l’immigration. Elle consiste à mettre une hiérarchie entre les politiques qui savent et les acteurs qui ne savent pas. Pourtant, ces même qui savent ont pour la plupart soutenu SOS racisme dans le passé, alors qu’il n’était qu’un mouvement parachuté par en haut pour casser la dynamique autonome issue des quartiers populaires. Pourquoi n’ont-il pas la même exigence avec l’association NPNS, fondée pour diaboliser les milieux populaires en général et les garçons issus de l’immigration en particulier ?
Avec ceux qui se présentent comme nos amis aussi, nous avons à refuser le ton donneur de leçon. Nous parlons de notre place, avec notre subjectivité, en faisant notre propre analyse, à partir de nos intérêts tels que nous les percevons, en ne prenant en compte que les échéances qui nous semblent pertinentes. La reconnaissance de cette autonomie est la base des alliances possibles.
4. Vers quelle dynamique ?
La réussite de la marche nous donne de nouvelles exigences pour les Assises. Elles ne peuvent plus être un moment d’échange théorique avec des chercheurs ou des spécialistes. Elles doivent se transformer en moment de fondation théorique, politique et stratégique. La Marche nous donne la garantie de l’existence d’un véritable besoin d’un espace de lutte indigène dans ce pays. Elle souligne également le besoin de clarifier quelques questions qui seront au cœur des perspectives futures :
Qu’est-ce plus précisément que le concept d’indigénat dans la société française contemporaine ?
Quelle articulation possible au niveau théorique et politique des différentes dominations ?
Quelle configuration pour un mouvement social qui prennent en compte les expériences diverses du passé (issues de l’immigration, des luttes ouvrières, du mouvement féministe) ?
Quelles priorités pour rendre visible le mouvement d’abord aux premiers concernés ensuite au reste de la société ?
Ancrer le mouvement dans le local et dans les luttes
Les assises doivent être un moment de lancement débouchant sur la mise en place de collectifs locaux et de réseaux nationaux thématiques (comme celui des profs indigènes : pourquoi pas demain les travailleurs sociaux indigènes ? Etc.). Ces collectifs locaux sont à construire à la fois en fonction des priorités locales et de priorités communes à élaborer collectivement. Ils pourraient déboucher sur un nouveau moment fort : les États Généraux des indigènes. Celui-ci pourrait ainsi prendre acte de l’existence objective d’une nouvelle force sociale des dominés existant nationalement et localement.
Produire de la pensée politique et théorique
Les expériences du passé soulignent l’existence de nombreux écueils et clivages que nous devons anticiper. Pour ce faire, nous avons d’une part à théoriser nos pratiques de lutte, et d’autre part à en écrire la mémoire. Les chercheurs et les universitaires sont les bienvenus dans cette tâche, à condition qu’ils acceptent les relations égalitaires. Le combat idéologique est à ce niveau aussi important que les mobilisations, ou plus exactement ces deux combats sont indissociables. Nous devons en conséquence nous doter d’entrée de jeu d’un outil d’expression propre.
Ces quelques éléments d’analyses ne sont qu’une contribution au débat. Ce qui est certain, c’est que ceux qui ont vécu la Marche comprendront le soubassement subjectif de ces propositions et donc les éléments de choix qu’elles posent.
Said Bouamama
24 mai 2005