La Puissance indigène est là, elle s’affirme, elle prolifère, elle inquiète

Pour peu qu’on l’appréhende dans sa globalité, en appréciant ses paradoxes, les rythmes inégaux du développement des différents secteurs où elle se constitue, ses différents terrains d’actions, les modalités variées à travers lesquelles elle s’incarne, la Puissance indigène est là, elle s’affirme, elle prolifère, elle inquiète. Elle inquiète dans la mesure où elle existe et dans la mesure où elle pourrait exister. Notre puissance sociale croissante est déjà une puissance politique. Notre réalité démographique est déjà une réalité politique. Nous avons dépassé le « seuil de tolérance »! Nous sommes de plus en plus présents, partout présents et pas seulement dans les usines et les quartiers les plus infâmes; nous menons des luttes; nous changeons la France; notre puissance politique, réelle et potentielle, mérite donc d’être détruite. En ce sens, la contre-révolution coloniale est aussi préventive.

Nous nous obstinons à penser que le recul de certaines des formes « traditionnelles » de mobilisation, la décomposition de certains espaces de résistance qui étaient à la pointe des combats, le désengagement de nombreux militants, le recroquevillement « quartiériste», la dispersion impliquent forcément une dégradation des rapports de forces. C’est le cas et ce n’est pas le cas. J’ai essayé de le montrer dans ce livre. Ou, tout au moins, de suggérer que la Marche de décembre 1983 avait ouvert une nouvelle période marquée par le mouvement ascendant de la puissance politique indigène ; une croissance brouillonne, non linéaire ni homogène, investissant des espaces inattendus, selon des formes qu’on a pu dire «infra-politiques » mais dont les causes et les effets sont pleinement politiques, une croissance loin d’être autonome évidemment, déjà capable cependant d’agir sur les rapports de forces. Le clivage politique racial, sans effacer les autres clivages, est devenu central, déterminant les stratégies des différents acteurs, bousculant les équilibres, provoquant des recompositions du champ politique, des convergences et de nouveaux conflits, qui ne seraient pas intelligibles sans donner sa place à la recrudescence des résistances indigènes. Une analyse exhaustive de toutes les formes de lutte et de sédition, leurs dynamiques réelles, leurs ambivalences, la signification profonde de chaque déplacement des lignes de front reste à faire. Je n’en ai proposé dans les pages qui précèdent qu’une ébauche probable. Les traits grossiers que j’ai cru déjà pouvoir tracer sont nécessairement insuffisants. La contre-offensive blanche exige également d’être appréhendée bien plus finement que je ne suis en mesure de le faire. Mais ce qui me semble le plus important, c’est de tenter d’abord de briser la matrice idéologique dans laquelle la République enserre notre imagination créative, c’est-à-dire aussi notre politique.

Car s’il est une raison qui nous empêche d’apprécier la réalité des rapports de forces, c’est, en premier lieu, que nous les voyons pas comme rapports de forces entre Pouvoir blanc et Puissance politique indigène mais comme une multiplicité de rapports de forces déconnectés, évoluant selon des lignes parallèles ou, du moins, qui ne se croisent que rarement, exprimant les intérêts foncièrement hétérogènes de « catégories sociales » ou de communautés disparates, ou encore de fractions de la population ayant telle ou telle « mentalité », telle ou telle « idéologie ». Ainsi, il y aurait des rapports de forces opposant racistes et antiracistes, des rapports de forces opposant islamophobes et musulmans, des rapports de forces opposant « issus de l’immigration » et souchiens, Domiens et Hexagonaux, quartiers et non-quartiers, « récupérés » et partisans farouches de l’autonomie, etc., etc.; l’ensemble de ces rapports de forces s’insérant finalement dans une matrice politique structurée par le rapport de forces entre la droite et la gauche. Il y a évidemment là une part de vérité. Les grilles de lecture dominantes des conflictualités qui occultent la fracture coloniale-raciale s’imposent à nous comme l’effet même, dans la réalité sociale et institutionnelle, de cette fracture. Le cloisonnement entre les différentes communautés indigènes n’est pas qu’illusion; il est le produit de leurs parcours historiques différents, surdéterminés – voire parfois fabriqués – par la réalité coloniale et aggravés par les conditions de leur insertion en France. De même, l’État territorialise les inégalités sociales raciales à travers la relégation des banlieues et, du coup, il territorialise l’espace des résistances. La République, constituée sur la base des frontières et de la nationalité, distingue les étrangers des nationaux, déterminant des intérêts divergents. Il est vrai également que les différenciations économiques, et l’opposition entre la droite et la gauche qui les réfractent en partie, déterminent puissamment la structure du champ politique. Cependant, le reflet dans nos cerveaux de cette part de vérité est aussi une intériorisation du regard que le sens commun blanc, construit par la République coloniale, projette sur la réalité sociale et sur nos luttes.

La domination coloniale n’a été qu’une parenthèse, nous dit-on, qui fait partie de l’histoire. Vous n’existez pas comme races dominées, dont les actions produisent un rapport de forces, mais comme une foison de minorités et de « catégories sociales » ayant des attentes très singulières, propres à chacune d’entre elles. Si, du côté de l’État et des forces politiques gouvernementales, ce dire relève le plus souvent de la plus parfaite hypocrisie, du côté des forces blanches antiracistes la cécité républicaine aboutit à la même conclusion: il n’existe pas de conflit de races mais des causes particulières, plus ou moins légitimes, aux différentes communautés ou aux différents groupes sociaux, sans rapports les unes avec les autres. Les plus sympathiques d’entre eux, du moins ceux qui ne réduisent pas tout à la question socio-économique, nous proposent une stupide « convergence des minorités », comme si le clivage politique opposait, à une majorité «normée », des minorités « hors normes ». Vouloir faire de nos luttes une simple dimension d’un des autres clivages qui traversent la société constitue l’une des armes qui sont employées – naïvement ou cyniquement, peu importe – par les forces blanches pour nous interdire de percevoir l’unité de la condition de colonisé et la convergence fondamentale de nos dynamiques de résistance. Elle interdit de penser la Puissance indigène. Chaque groupe indigène, convaincu de mener la lutte tout seul, autour de ses seuls objectifs, devient aveugle à la réalité raciale d’ensemble dont il fait partie; il ne peut évaluer les rapports de forces et sa propre puissance qu’à partir de sa situation exclusive, petite minorité nationale, culturelle ou «territoriale », noyée parmi un million d’autres minorités, en apparence tout aussi impuissantes. Peu nombreux sont ainsi, pour prendre que ce seul exemple, les « lascars » des quartiers indigènes qui perçoivent le lien unissant leur colère contre la police et les luttes des travailleurs immigrés sans papiers, ou celles des ouvriers contre les discriminations raciales, ou encore celles des descendants de déportés africains qui réclament des réparations.

En appréhendant nos luttes dans une perspective postcoloniale et raciale, une autre réalité apparaît, en l’occurrence l’unité profonde de la logique sociale et politique de ces luttes, le fait que le mouvement d’ensemble de ces résistances procède d’une même logique d’opposition à la domination blanche et constitue une totalité: la Puissance politique indigène.

«Aller contre les vagues, les négocier exact, utiliser leurs déchaînées contraires pour s’élever et trancher.»

 

Sadri Khiari, membre du PIR

 

Extrait de son livre La contre-révolution coloniale en France. De de Gaulle à Sarkozy, La fabrique éditions, Paris, 2009

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