La lumière nous vient du Sud (Sadri Khiari)

Dans le contexte de nouvelles mobilisations populaires en Tunisie 10 ans après la Révolution, nous publions, avec l’autorisation de l’auteur, ce texte de notre frère Sadri Khiari publié originellement sur Nawaat le 25 mai 2017. La lumière nous vient et nous viendra toujours du Sud !

Politiquement, il y a deux manières de réfléchir. Soit du point de vue de l’Etat, c’est-à-dire (et ce n’est pas un raccourci) du point de vue de la classe dominante, des puissants en gros. Soit du point de vue de ceux qui souffrent. Et il n’y a pas de synthèse possible. Ainsi, prenez un riche. Ou quelqu’un qui le représente. Demandez-lui ce qu’il pense des mouvements de la contestation dans le sud. Il vous répondra qu’il a beaucoup de compassion pour les jeunes chômeurs et leurs familles, que leurs demandes sont « légitimes », mais qu’il est tout à fait inconvenant de bloquer la production et d’avancer des revendications irréalistes qui menacent la stabilité et la pérennité de l’Etat. Ou alors qu’il ne faut pas que ceux qui n’ont rien soient égoïstes et menacent l’économie nationale, c’est-à-dire finalement l’Etat.

Autrement dit, pour délégitimer des revendications et des luttes vitales, impératives, très concrètes, ce riche, ou celui qui parle en son nom même s’il affirme le contraire, invoquera des abstractions. Il utilisera des concepts qui nous semblent parler de réalités concrètes mais qui, au vrai, planent à une telle hauteur qu’à ce niveau même le sommet de la montagne a le vertige. Jamais, il ne vous dira : « Moi, en tant que riche… ». Jamais, il ne vous dira : « Ces luttes menacent les moyens d’enrichissement de la classe des riches dont j’ai le plaisir de faire partie ». Jamais, il n’invoquera ses intérêts particuliers. Il parlera toujours du point de vue d’un tous abstrait, d’une communauté d’intérêts abstraite autant qu’illusoire, c’est-à-dire de l’Etat. Toutes les questions politiques, économiques, sociales, il les abordera d’un point de vue général ou, plus exactement, il masquera les intérêts très particuliers qui sont les siens par l’intérêt commun. Je dis le « riche », mais en fait cette manière de réfléchir se décline sur tous les tons dès qu’on a quelques privilèges, économiques ou autres, que l’on perçoit comme menacés par la révolte de ceux qui n’ont en partage que les privations et la souffrance.

Et bien sûr, nous avons des intellectuels, des journalistes, des fonctionnaires, des experts, des politiques, des juristes – les juristes, ce sont les pires ! – qui légitiment cette pensée, une pensée de l’Etat, la pensée des riches en fait, comme la seule convenable. Au point que même ceux qui sont privés de tout, de l’essentiel et non pas du superflu, et qui pourtant pensent « naturellement » à partir de leur drame immédiat et concret, et ont tout intérêt à penser ainsi, se sentent souvent contraints d’adopter ce même point de vue qui n’est pas le leur. Pour justifier leurs revendications, leur manière de réfléchir et de voir les choses, ils n’ont pas le choix s’ils veulent qu’on les écoute, et parfois ils en arrivent à croire que c’est la bonne manière de penser, que de prétendre servir l’intérêt général et l’Etat. Plutôt que d’affirmer tout de go : « Je veux du pain parce que j’ai faim », ils en sont réduits à dire : « Je veux du pain parce que c’est bon pour l’Etat ou la communauté nationale », « Je veux du pain, mais attention, dans la seule mesure où ça ne fait pas baisser la croissance », ou tout autre formule du même genre.

Rassurez-vous, leur dit-on, les équilibres macro-économiques s’améliorent. Si cela se confirme et, pour que cela se confirme, le mieux est que vous patientiez tranquillement chez vous, si cela se confirme, donc, vous pourrez bénéficier des « retombées » de la croissance. Bref, ce qu’on leur promet, en échange de la paix sociale, de leur subordination pour dire les choses comme elles sont, c’est d’être des êtres humains qui vivent des « retombées ». Le paysan scrutait le ciel dans l’attente de la pluie, désormais, quand on est pauvre et démuni, il faut scruter les équilibres macro-économiques dans l’attente des « retombées ». Misérable destin !

« Il faut raison garder », « il faut être responsable », « il faut être réaliste », voilà trois lieux communs dont sont friands ceux qui pensent à partir de l’Etat. Or, le Réalisme n’existe pas. Le réalisme avec un grand « r » n’est qu’une supercherie de l’Etat. De l’Etat moderne, capitaliste, rationnel, « neutre ». Il n’y a pas un réalisme qui s’oppose à un non-réalisme, des réalistes qui s’opposent à des non-réalistes. Il y a un réalisme d’en haut qui s’oppose à un réalisme d’en bas. C’est tout. Quand on dit à nos concitoyens qui bloquent les routes, qui bloquent les pompes à pétrole, qui bloquent la production, etc., que leurs revendications ne sont pas responsables ou qu’elles ne sont pas réalistes (mais enfin, qu’est-ce qui est donc plus réaliste pour ceux qui n’ont rien que de lutter « par tous les moyens nécessaires », comme disait Malcolm X, pour avoir quelque chose ?) alors que leurs revendications et leurs luttes sont pour eux une condition de survie, physique et morale, qu’elles sont la condition de leur dignité, on prétend être raisonnables. Et on l’est d’une certaine manière qui est la manière de l’Etat, de l’« Economie », et en définitive – je ne me lasserai pas de le dire – de ceux qui vivent bien, très bien, et même formidablement bien, au prix du sacrifice de ceux qui n’ont rien ou vraiment pas grand-chose.

Quand, sous la pression, on consent enfin à leur faire quelques concessions, on a le toupet, l’aplomb, le culot, l’outrecuidance, de présenter ces piètres concessions comme des sacrifices que fait la « communauté nationale » à travers l’Etat. Et si, d’aventure, le pauvre, le démuni, le chômeur, celui qui n’a rien, rejette fièrement les misérables concessions dont on lui fait l’aumône, on le bastonne, on l’étouffe, on le lacrymogène, on le met en prison, on lui tire dessus (car c’est là la pensée concrète de l’Etat, ses « moyens nécessaires » à lui), pour le punir de tant de toupet, de culot, d’outrecuidance, d’arrogance, d’égoïsme, d’irréalisme, de sabotage, d’atteinte à l’intérêt collectif et à l’Etat.

L’humaniste, qui pense l’intérêt général et se risque parfois jusqu’à être de gauche, est du coup désemparé. Comme il est accoutumé à réfléchir politiquement à partir des abstractions de l’Etat, il craint sincèrement que ces luttes sociales qui s’étendent, qui durent, qui se radicalisent, ne desservent l’« Economie ». Mais, comme il est humaniste, il ne saurait tolérer tant d’injustice, la misère et les pogroms policiers comme il hait, du reste, la violence et la contre-violence populaire, c’est-à-dire la violence autodéfensive. Alors, il prend la tangente. Il défend les droits de l’homme, deux abstractions en une seule, et prône le dialogue (là où « négociations » pourrait faire sens) et le consensus, deux abstractions étatiques supplémentaires qui s’opposent à la pensée concrète, réalistement réaliste, particulière, impérative, des luttes sociales, « par tous les moyens nécessaires ».

Sadri Khiari

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