La grande Fitna : Pouvoir séculier et avenir(s) musulman(s) – Partie 2

Pour rappel, dans la première partie de cet article, j’ai soutenu que le pouvoir séculier est omniprésent parce qu’il opère au niveau de la cognition. Il crée un sentiment de paralysie en faisant passer une situation séculière pour la réalité, en la présentant comme l’ordre naturel et insurmontable des choses. Ceci, à son tour, rend impossible pour la conscience de faire la distinction entre le monde [séculier] tel qu’il est et un monde [alternatif] tel qu’il devrait être. La brève mention de la notion selon laquelle nous devons nous adapter à la réalité, dans la première partie de cet article, avait pour but de mettre en évidence une autre manifestation du pouvoir, peut-être la plus puissante : la construction de la réalité. Développons cette notion de réalité.

Pouvoir séculier et construction de la réalité

En tant que personnes, nous nous trouvons toujours dans une « situation », qu’elle soit familiale, politique, économique, etc. La situation peut être favorable ou défavorable. Pour gérer ces situations, nous adoptons une orientation fondée sur une compréhension de la situation et sur un plan d’action envisagé en fonction de certains critères normatifs ou techniques. La situation est perçue comme étant contingente et surmontable, et en tant que telle, il existe une possibilité de choix car nous savons que la situation pourrait être différente. La réalité, en revanche, n’est pas perçue comme une situation mais plutôt comme la « façon dont les choses sont ». Une réalité est insurmontable et ne laisse en apparence pas de choix. Une situation devient une « réalité » lorsque nous intériorisons une image de soi et du monde comme étant normale et inévitable. C’est un exemple de la manière dont le pouvoir fonctionne. L’exercice de la violence crée une situation mais l’exercice du pouvoir forme la réalité. L’ordre séculier ne se présente pas comme un ordre parmi d’autres, une possibilité historique ou contingente parmi d’autres possibilités, mais comme une progression inévitable et naturelle de la raison en tant que Réalité. En intériorisant ses représentations, nous transformons une situation coloniale en une réalité permanente et vécue.

Le problème que pose notre inscription dans le projet moderne et ses images est évident : elle aggrave la crise du monde musulman en utilisant le discours islamique pour légitimer les mythes de l’ordre séculier. La différence entre la non-crise et la crise, comme le note Sabet, se situe à la limite entre ce qui est autoréférentiel et ce qui est alter-référentiel. L’autoréférence renvoie à un état dans lequel nos idéaux se reflètent dans la réalité ; nos concepts justifient une réalité qui émerge de cette image. L’alter-référence renvoie à l’état dans lequel les concepts islamiques sont utilisés pour justifier les réalités endogènes d’un monde que nous n’avons pas créé, comme c’est le cas du monde musulman aujourd’hui (Sabet, 2008, 1). On peut prendre pour exemple l’idée de plus en plus populaire selon laquelle l’espace soi-disant « neutre » de l’État séculier est en corrélation avec l’idée islamique de shura, ou que les valeurs ostensiblement universelles de l’État moderne sont conformes aux maqasid (« finalités ») de la shari’a, ou que le « bien public » déterminé arbitrairement par l’État est incarné par le concept de maslaha (« utilité »). Dans ces trois cas, les concepts islamiques sont utilisés pour légitimer la souveraineté quasi-divine de l’État moderne. Le Coran décrit parfaitement cet état de choses comme un état de fitnah à propos duquel il dit : « wa l-fitnatu ashaddu mina l-qatl » (la fitnah est pire que le meurtre). Comme le dit si bien Sherman B. Jackson, la fitnah « est clairement une institution, un système consciemment préservé de domination normalisée » (Jackson 180, 2005). L’image du soi et du monde qui est intériorisée, à son tour, rend le musulman immobile à la fois au niveau de la cognition ou de la conscience et au niveau de la praxis et de l’action.

L’ère séculière fournit un faux optimisme par le biais d’un langage à prétention universelle sur la « liberté » et le « choix », et elle dissimule ses mécanismes qui relèvent du tout contraire : la subversion et la force. La gamme des choix est prédéterminée, délimitant ce qui est possible et impossible, légitime et illégitime. Les images intériorisées forgées par l’ère séculière créent un « optimisme cruel », un attachement optimiste dont l’objet est lui-même un obstacle à la réalisation des désirs qui y conduisent (Berlant 2011, 227). En d’autres termes, nous investissons un faux espoir dans les appareils prétendument « neutres » de l’État séculier, pour constater ensuite que nous avons dû renoncer à nos objectifs et, comme l’a démontré le Printemps arabe, faire face à une répression violente. Cela démontre à quel point le pouvoir séculier est omniprésent, dans sa capacité à façonner nos sensibilités, nos espoirs et nos aspirations.

À notre époque, cet optimisme ou espoir cruel prend deux formes : politique et apolitique. La première forme investit l’espoir dans l’État séculier existant. La seconde investit l’espoir dans une stratégie apolitique dans laquelle nous travaillons « en dehors de la politique » et nous concentrons sur l’individu et la communauté musulmane. Dans les deux cas, l’espoir devient une alternative illusoire à l’action. C’est un espoir passif et impuissant qui existe aux côtés de l’ordre hégémonique dominant.

Le pouvoir séculier, ses horizons métaphysiques et l’oppression

La domination normalisée ne peut être comprise exclusivement au niveau politique. Le séculier ne délimite pas seulement nos horizons politiques mais s’étend au-delà : Il délimite nos horizons métaphysiques. Le terme « métaphysique » ne se réfère pas ici à une spéculation intellectuelle abstraite mais plutôt à une orientation existentielle qui définit l’homme, Dieu et les relations homme-Dieu. La métaphysique est l’arrière-plan « impensé » à travers lequel nous pensons et évoluons dans le monde. L’opération métaphysique centrale de la modernité est la réoccupation de la souveraineté de Dieu avec la souveraineté sur le monde – la souveraineté se référant à la totalité des possibilités. Dans ses manifestations les plus modérées, la souveraineté sur le monde est fondée sur une théologie du déisme providentiel dans laquelle Dieu est étranger au monde, laissant à l’homme le soin de créer des ordres imaginatifs et politiques par l’autocréation, ce qui en fait un « second créateur ». L’idée même d’un espace politique autonome et « neutre » émane de ces hypothèses métaphysiques qui fondent cette souveraineté sur le monde. La possibilité d’une politique fondée sur la conscience de Dieu devient de plus en plus impossible. Ainsi, dans notre auto-subversion aux horizons politiques dictés par l’État séculier, nous sommes absorbés par ses horizons métaphysiques et nous occultons des possibilités plus radicales. Ce n’est pas seulement que nous sommes recréés à l’image de ces « seconds créateurs » – un acte d’effacement – mais nous intériorisons aussi une image du monde et de Dieu qui émerge de cet état de subversion.

L’intériorisation de ces images – la « réalité » – est, par excellence, l’incarnation de l’oppression. La racine du mot « oppression », comme le souligne Marilyn Frye, est la « presse » : « Les presses sont utilisées pour mouler les choses, les aplatir ou les réduire en volume » (Frye 1983, 2). Comme nous l’avons déjà dit, le pouvoir n’opère pas exclusivement par la violence mais aussi par l’intermédiaire de l’opprimé – dans ce cas, le musulman – de manière à faire croire à ce dernier que ces images imposées sont les siennes. Frye affirme que l’oppression est « un système de barrières et de forces interdépendantes qui réduisent, immobilisent et façonnent les personnes appartenant à un certain groupe et les subordonnent à un autre groupe » (33). L’oppression consiste à accepter une situation dominante comme une réalité insurmontable – « la façon dont les choses sont » – ou pire encore, à accepter la situation comme étant favorable. Comme le dit encore Frye (1983, 4) : « L’expérience des personnes opprimées est que leur vie est confinée et façonnée par des forces et des barrières qui ne sont pas accidentelles ou occasionnelles et donc évitables, mais qui sont systématiquement liées les unes aux autres de manière à les coincer entre elles et à restreindre ou pénaliser tout mouvement dans une direction quelconque. C’est l’expérience d’être enfermé : toutes les voies dans toutes les directions sont bloquées ou piégées. »

Le sentiment d’immobilité, cependant, n’est pas toujours explicite. Il est caché. Qu’est-ce que cela signifie exactement d’être immobile ? Cela nous amène à un point critique : en prédéterminant notre cognition et notre action dans le présent, l’ordre séculier oppressif prédétermine aussi toujours notre trajectoire future. Pour comprendre pourquoi nous sommes immobiles, nous devons prendre du recul pour comprendre la totalité des forces en jeu. Ainsi, si nous limitons notre regard sur notre oppression à une seule des dimensions en jeu, la séparation de l’Église et de l’État, nous pourrions percevoir la situation actuelle comme étant favorable, ou du moins pas si mauvaise. Par contre, si nous concevons cette séparation institutionnelle comme partie intégrante d’un horizon métaphysique plus large, nous pouvons voir que l’oppression est composée de forces beaucoup plus intenses et plus étendues qui agissent au niveau de la cognition.

Nous devons donc nous demander quelles sont les origines du pouvoir séculier, et quelles sont ses origines métaphysiques. Quelles sont les grandes structures de pouvoir en jeu ? Pouvons-nous les nommer ? Nommer ces structures de pouvoir signifie que nous devons historiquement situer le pouvoir séculier et ses horizons métaphysiques, non pas comme une sorte d’ordre naturel ou révélé, mais comme l’émanation d’un projet historique spécifique et contingent, lié à une vision eurocentrique du monde. En d’autres termes, nous devons reconnaître que l’image de soi et du monde imposée par le pouvoir séculier n’est pas une vérité absolue ou une « Réalité », mais plutôt une image parmi d’autres. Elle émerge de l’imagination de ces « seconds-créateurs ». Mais comment expliquer que ces seconds créateurs soient aujourd’hui en capacité de choisir les images qui constituent la réalité et de nous les faire intérioriser ?

Bien que la sécularité soit clairement un projet eurocentrique, elle a atteint le statut d’universel et de « réalité ». Ramon Grosfoguel suggère que l’ »ego-politique de la connaissance » dissimule un locuteur assumant une vision prétendant être celle de Dieu (Grosfoguel 2012). Ce sujet impérial parle, non pas au nom de la chrétienté latine, mais au nom de l’humanité. Il s’agit là d’un point important car il met en évidence le fait que ce projet universel autoproclamé ne repose pas uniquement sur des hiérarchies politiques et militaires mais, plus insidieusement, sur des hiérarchies épistémiques qui privilégient le savoir occidental. Ce que je veux dire ici, c’est que ces images ne sont pas impersonnelles ou objectives, mais qu’elles reflètent la volonté et les projets globaux des seconds créateurs que nous avons identifiés comme l’homme anglo-européen.

Au-delà de la Fitnah : L’autonomie de la pensée et de l’action musulmanes

Comment devons-nous procéder ? Commençons par faire des hypothèses sur ce qui a été dit jusqu’à présent. Les stratégies émergentes d’accommodement qui acceptent sans critique les revendications de neutralité de l’État séculier doivent être problématisées. Ceux qui adoptent de telles stratégies deviennent, selon nous, des conscrits de la civilisation occidentale, acceptant sans critique le pouvoir séculier et ses prétentions illusoires à la neutralité et à l’universalité. Plus encore, cela signifie que nous sommes absorbés par la volonté de ces seconds créateurs et par leurs horizons métaphysiques. En tant que telles, ces stratégies d’accommodement ne cherchent pas à défier le pouvoir séculier, mais poursuivent une trajectoire de redistribution (inatteignable) du pouvoir qui laisse le pouvoir séculier intact. Pire encore, leur utilisation de la terminologie/des concepts islamiques pour tenter de redistribuer le pouvoir ne sert qu’à légitimer le pouvoir séculier. En outre, nous avons soutenu que cela crée un état d’oppression dans lequel nous sommes moulés dans une image, et que cette oppression crée un état de fitnah : un état normalisé et apparemment insurmontable de domination cognitive. Cela nous laisse avec la question suivante : Que reste-t-il de notre image, en tant qu’Umma, dans de telles conditions de domination ?

Comment échapper à cet état de fitnah, cet état cognitif de domination qui caractérise la place du musulman dans une époque sécularisée ? Comment sortir de notre état de paralysie pour penser et agir vers l’autonomie des musulmans ? Comment nous réapproprier notre image en tant qu’Umma ? Le premier impératif est la récupération du pouvoir de négation de la conscience, c’est-à-dire notre capacité à nier le sens prédéfini des choses et à leur donner un nouveau sens. La récupération du pouvoir de négation de la conscience équivaut à une forme de pouvoir. Jusqu’à présent, nous avons parlé du pouvoir en termes plutôt sombres, le pouvoir comme domination, le pouvoir-sur. Il existe, cependant, une autre conception du pouvoir en tant que pouvoir-de ou pouvoir comme autonomisation rendue possible par la conscience. Comme nous l’avons noté précédemment, c’est le pouvoir d’agir de concert avec une image qui n’est pas intériorisée par la domination mais qui émane de soi. Comprendre le pouvoir en tant qu’autonomisation nécessite un niveau de conscience critique. Cette conscience critique est double : autonomie de pensée et d’action.

L’autonomie de la pensée requiert de récupérer une conscience négatrice permettant une compréhension approfondie du monde et de l’ordre séculier, en exposant ses contradictions et les éléments oppressifs qu’il contient. Dans notre époque séculière, cela signifie une exposition de la façon dont l’ordre séculier, loin d’être neutre et universel, opère à travers des pouvoirs qui cherchent à transformer et à confiner l’Islam et le sujet musulman dans un horizon politique et métaphysique rétréci. Nous prenons conscience des origines et des limites réelles de ces structures de pouvoir, qui ne sont pas seulement politiques mais aussi cognitives, c’est-à-dire des horizons métaphysiques et épistémiques. C’est le premier pas vers l’autonomie de pensée qui est nécessaire à l’autonomie d’action et de vision.

La deuxième étape est l’autonomie d’action. Cela exige que l’Umma se réapproprie l’image qu’elle a de soi et du monde, non pas telle que perçue par l’époque séculière mais par un retour à sa vocation ontologique attestée dans le Coran : al-istikhlāf enraciné dans la métaphysique du Tawḥīd, affirmant la souveraineté non pas d’un monde séculier mais de Dieu. L’Istikhlāf comme autonomie de l’action exige que l’on rappelle l’idée du Califat. Que la possibilité d’une telle idée ne soit pas seulement une perspective lointaine mais une vision vécue qui reflète notre image de soi et du monde, et comme des actions qui reflètent ces images. L’autonomie d’action, à son tour, n’est pas une stratégie d’accommodement ou un nouveau modus operandi vis-à-vis de l’État séculier ostensiblement « neutre », mais une stratégie d’autonomisation et de renouvellement. Cela nécessitera une transformation, non seulement au niveau de notre pensée, mais aussi au niveau de nos espoirs et de nos aspirations. Plutôt que d’investir notre espoir dans l’ordre séculier, nous devrions nous engager dans des actions qui promettent de nouveaux départs.

Ali Harfouch

Article traduit de l’anglais par Samy

Références

Berlant, Lauren. Cruel Optimism. Durham and London: Duke University Press, 2011. 

Frye, Marilyn. The Politics of Reality: Essays in Feminist Theory. Freedom, California; The Crossing Press, 1983.

Grosfoguel, Ramón. “Decolonizing post-colonial studies and paradigms of political-economy: Transmodernity, decolonial thinking, and global coloniality.” Transmodernity: Journal of Peripheral cultural production of the Luso-Hispanic World 1.1 (2011)

Jackson, Sherman A. Islam and the Blackamerican: Towards the Third Resurrection. Oxford: Oxford UP, 2005. Print.

Sabet, Amr G.E. Islam and the Political: Theory, Governance, and International Relations. London: Pluto Press, 2008.

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