Comment l’Autriche a fait de l’étude de l’islamophobie un crime

Nous publions aujourd’hui cette traduction d’un article du professeur Farid Hafez, co-éditeur fondateur du European Islamophobia Report, qui nous avait déjà accordé un entretien en 2021 dans le cadre de notre série D’ailleurs, l’islamophobie d’ici. Il relate la manière dont il est devenu l’image et la cible de la plus grande opération de police « antiterroriste » de l’histoire autrichienne depuis 1945: l’opération Luxor.

L'Autriche a abandonné les charges de "terrorisme" contre moi. Mais l'idée, au sein des services de renseignement, que l'islam politique est une grave menace reste profondément ancrée...

L’opération Luxor a été la plus grande opération de police que l’Autriche ait connue depuis 1945. Ciblant des terroristes présumés, plus de 100 accusés ont été inclus dans l’enquête préliminaire contre des dirigeants de la société civile musulmane et des critiques des politiques discriminatoires mises en œuvre sous la chancellerie de Sebastian Kurz (2017-2021), qui ont été pour la plupart annulées par les tribunaux. Je suis devenu l’image de cette opération.

Kurz, autrefois surnommé le Wunderkind autrichien et le grand espoir de nombreux politiciens conservateurs à travers l’Europe, est devenu tristement célèbre pour ses politiques anti-musulmanes. Au nom de la lutte contre l’islam politique, son gouvernement a fermé des mosquées, interdit le hijab et finalement créé le Centre de documentation sur l’islam politique pour surveiller la société civile musulmane et faire de l’ « islam politique » un délit pénal.

En tant qu’éditeur fondateur de la revue universitaire Islamophobia Studies Yearbook et coéditeur fondateur du European Islamophobia Report, j’ai également été un opposant virulent à ces politiques et les ai dénoncées comme des mesures autoritaires portant atteinte à l’égalité juridique, à la liberté de culte, à la liberté d’association et, plus généralement, aux droits de l’homme. Mais en tant que qu’universitaire, je croyais naïvement que ma liberté d’expression ne serait pas restreinte. Du moins pas dans la mesure où j’ai dû en être témoin.

Lorsque, le 9 novembre 2020, les forces spéciales de la police autrichienne ont pris d’assaut ma maison à Vienne à 5 heures du matin, elles m’ont remis un mandat de perquisition qui affirmait que j’étais potentiellement un terroriste voulant renverser le gouvernement égyptien et créer un califat mondial. J’ai été stupéfait, c’est le moins que l’on puisse dire.

Les conséquences ont été dramatiques et de grande envergure. La descente de police a traumatisé toute ma famille, en particulier mes jeunes enfants. Je me sentais constamment en insécurité en raison des écoutes téléphoniques et autres mesures de surveillance. Mon compte bancaire et mes biens ont été gelés pendant deux ans.

Plus important encore, alors que l’identité de la plupart des cibles de l’opération Luxor n’a pas été révélée, la couverture médiatique a fait de moi le visage public des accusés.

Théories du complot

Les soupçons énumérés dans le mandat étaient étonnants et un aspect, en particulier, était des plus intéressants : mon travail universitaire sur l’islamophobie était cité comme un motif de suspicion de terrorisme. Les rapports réguliers de l’agence de renseignement décrivant les raisons pour lesquelles j’étais considéré comme une menace pour la sécurité s’intéressaient de près à mes travaux universitaires sur l’islamophobie, les associant à des théories du complot et affirmant que mon directeur catholique à l’université de Georgetown, à Washington, était un islamiste convaincu.

Mais si la cour d’appel de Graz a jugé en juin 2021 que la descente de police était illégale – ce qui est conforme aux nombreux autres arrêts des cours suprêmes qui ont annulé de nombreuses mesures et législations antimusulmanes, de la fermeture des mosquées à l’interdiction du hijab -, il n’y a eu aucune volonté politique d’arrêter l’enquête.

Finalement, le tribunal de première instance (au tribunal régional de Graz), qui avait autorisé le raid illégal initial, a rendu une décision choquante qui a maintenu l’enquête à mon encontre, en citant explicitement mes travaux universitaires.

Selon le tribunal régional, mes « activités dans la préparation du soi-disant rapport sur l’islamophobie et avec la Bridge Initiative de l’université de Georgetown visent à diffuser le terme de combat « islamophobie » dans le but d’empêcher toute critique de l’islam en tant que religion […] afin d’établir un État islamique […] ».

Ce raisonnement n’est pas sorti de nulle part mais a été lentement et sûrement introduit dans les couloirs du pouvoir, en commençant par les politiciens, les services de renseignement et, enfin, les magistrats.

Des « experts en extrémisme » tels que Lorenzo Vidino ont joué un rôle crucial en affirmant que parler d’islamophobie était un moyen pour « l’islam politique » d’encourager un « récit de victimisation », comme il l’avait écrit dans un rapport financé par l’État autrichien qui est devenu une base essentielle pour le raid et l’enquête en cours.

Lorsqu’on lui a demandé qui des djihadistes violents ou des adeptes de l’islam politique étaient les plus dangereux, il a répondu au Frankfurter Allgemeine Zeitung que l’islam politique était plus dangereux, élargissant ainsi la notion de « lutte contre l’extrémisme violent » à celle de « lutte contre l’extrémisme non violent ».

La folie

Dans cette veine, les services de renseignements ont même interrogé le doyen de ma faculté, en lui demandant s’il avait déjà pensé à la possibilité que j’influence le corps étudiant ainsi que la faculté. En d’autres termes : reconsidérez la possibilité de continuer à m’employer à l’université. Et ce, alors que j’avais déjà émigré aux États-Unis à la suite d’autres menaces pesant sur mon travail universitaire en Autriche.

Finalement, la cour d’appel de Graz a mis fin à cette folie. La cour a pris sa décision finale et a déclaré sans équivoque que « la cour d’appel ne trouve aucun indice d’une tendance terroriste ou anti-étatique, d’appartenance à une association terroriste ou anti-étatique ou de propagande pour de telles associations et leurs activités terroristes » dans ma « participation au discours social – même en utilisant des termes tels que ‘racisme anti-musulman' ».

Cette décision est cohérente avec d’autres arrêts, y compris la décision selon laquelle le raid lui-même était illégal et qu’il n’y avait aucune infraction pénale dans cette enquête.

Bien que cette décision soit un soulagement personnel, il reste beaucoup de travail à faire pour les services de renseignement autrichiens, qui ont été formatés par des experts alarmistes diffusant des théories du complot pour dresser le tableau d’une menace musulmane immédiate.

Plus généralement, l’élite politique autrichienne doit se demander comment elle envisage l’avenir des musulmans, qui représentent 9 % de la population, dans le pays. Alors que la plupart des partis politiques sont restés silencieux ou ont soutenu les politiques anti-musulmanes, la tristement célèbre opération Luxor est une occasion bienvenue de repenser l’approche de ces dernières années.

Farid Hafez

Article traduit de l’anglais par la Rédaction






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