Houria Bouteldja : « Allahou akbar ! est pour moi une ouverture sur une autre universalité : celle des damnés de la terre »

Rencontre avec Houria Bouteldja, porte-parole du Parti des indigènes de la République, autour de son livre Les Blancs, les Juifs et nous. Vers une politique de l’amour révolutionnaire (La Fabrique, 2016).

Votre livre Les Blancs, les Juifs et nous a été l’objet d’une attaque en règle, sur un plateau de télévision, où un « expert » appelé Thomas Guénolé, vous a accusée de racisme, d’antisémitisme et d’homophobie. Que dites-vous de ces attaques ?

Ces attaques engagent la responsabilité morale de leur auteur pas la mienne. Je dis souvent être responsable de ce que je dis et de ce que j’écris, pas de ce que les autres entendent ou feignent d’entendre. Dans le cas de Thomas Guénolé, il semblerait qu’il souffre d’un trouble cognitif profond. Si j’écris par exemple : « J’aime les Schtroumpfs », il entend : « Je hais les Schtroumpfs ». Si j’écris : « Guénolé au goulag », il croit que j’ai un goulag dans le jardin de ma grand-mère et que j’ai le pouvoir de l’y enfermer. De même que lorsque les manifestants contre la loi El Khomry scandent des slogans du genre : « Valls au poteau », il l’interpréterait comme une invitation à faire subir à Valls le supplice de la roue. Pardon, ça c’est un mauvais exemple car, dans ce cas précis, je crois qu’il aurait su comprendre la plaisanterie… Quant à son assimilation des Juifs au sionisme, je ne peux que le plaindre.

Ce que j’en dis de manière plus sérieuse, c’est que ces attaques parlent plus de lui que de moi. D’abord, si j’étais le monstre qu’il décrit, je ne serai plus en liberté. L’apologie du viol dont il m’ a accusé est parfaitement grotesque. Je pense par conséquent, qu’il voulait se tailler une stature d’éditocrate à peu de frais et qu’il s’est saisi d’une opportunité en croyant que j’étais quantité négligeable.

Ma question est la suivante : pourquoi s’est-il autorisé à une telle caricature et à une telle outrance ? Ma réponse est : par mépris. Il n’a pas compris que le PIR [Parti des Indigènes de la République] existe et que j’existe à travers le PIR, que nous avons labouré notre terrain pendant plus de dix ans adossés à une pensée décoloniale puissante et féconde qui est celle de Fanon, de Césaire, de Baldwin et de tant d’autres, qui est celle de notre réalité qui se construit dans la lutte et dans la confrontation et que cette pensée, toute critiquable qu’elle soit ne peut pas être balayée d’un revers de main.

C’est principalement votre recours à la notion de « race sociale » qui vous vaut des accusations de « racisme ». Pouvez-vous expliciter cette expression ?

Les races sociales sont des construits historiques tout comme le genre et la classe. Aucune de ces trois catégories n’est inscrite dans la nature mais elles déterminent toutes les rapports sociaux et surtout elles hiérarchisent l’humanité : il y a de fait des bourgeois et des prolos, des hommes et des femmes, des Blancs et des non-Blancs. Mettre des guillemets pudiques à « race » est juste ridicule sauf si on a plus peur des mots que du racisme et de ses effets sur la vie de millions de gens. Tout le monde (ou presque) comprend : « On ne naît pas femme, on le devient. » Mais, curieusement, personne ne comprend : « On ne naît pas Blanc ou Noir, on le devient. »

C’est pour cette raison qu’on me reproche le titre : Les Blancs, les Juifs et nous. J’entends comme une complainte : mais cachez ce sein que je ne saurais voir ! « Qui sont les Blancs ? » me demandent-on. Je réponds : un club privé dans lequel on me défend d’entrer. D’ailleurs, pour m’en distinguer, alors que je suis blanche de peau, on a inventé le mot « gris ». Ce qualificatif est appliqué aux Maghrébins car, précisément, la couleur dans notre cas n’était pas un critère suffisamment distinctif. Le mot « gris » a d’ailleurs la même fonction (toute proportion gardée) que l’étoile jaune car les Juifs finalement n’étaient pas distinguables à l’œil nu. Sinon, on me dit : « Mais qui est ce ‘nous’ dont vous excluez les Blancs ? » Je réponds invariablement : « C’est le ‘nous’ que vous avez produit en nous excluant de votre ‘nous’. » Quant au mot « Juifs », il est aussi pris dans un tourbillon. Dire « juif », c’est déjà une preuve d’antisémitisme. En fait, ce débat n’est pas du tout innocent. Le roi est nu, je suis juste une personne qui ose le dire.

Les mêmes qui font un blocage sur le titre ignorent royalement le sous-titre du livre sur la politique de l’amour révolutionnaire qui est pourtant une proposition visant à dépasser ces trois catégories. Si je faisais de la psychanalyse de comptoir, je dirais que c’est la preuve de leur attachement à un monde racialisé. Mais je suis sûrement mauvaise langue.

Vous parlez du 11 septembre dans votre livre ainsi que des attentats en Europe. Quel regard portez-vous sur ce « terrorisme », vous qui justement proposez « une politique de l’amour révolutionnaire » ?

Si j’étais cynique, je dirais l’Occident fait la guerre au monde, il tue directement ou indirectement des millions d’humains sur terre mais on s’en fout parce qu’on n’est pas atteint. Or, depuis le 11 septembre et ces dernières années en Europe, les frontières géopolitiques de l’Europe forteresse ne nous protègent plus. Cela implique de nous remettre en cause collectivement. La première évidence est d’arrêter les guerres impérialistes. Les peuples européens dont je suis, doivent, en quelque sorte, divorcer de leurs dirigeants quand ceux-ci sont belliqueux. Daech est un monstre froid né de la guerre en Irak (avant il n’existait pas) qui tue de manière implacable en Europe mais surtout dans les pays musulmans. Il est l’autre visage de l’Occident. La politique de l’amour révolutionnaire est une politique de convergence qui doit commencer par cesser de faire de l’islam l’ennemi absolu car, comme le dit Raphaël Liogier, c’est ainsi qu’on organise le « marketing de Daech ». C’est une politique de l’alliance de tous contre ce monstre à plusieurs têtes que sont l’impérialisme et ses Frankenstein.

La conclusion du livre s’intitule « Allahou akbar ! ». Pourquoi avoir « relégué » à la fin de l’ouvrage la question de l’islam et par conséquent de l’islamophobie, qui détermine pourtant, dans l’époque actuelle, et très immédiatement, l’essentiel du discours raciste dominant ?

D’abord, du point de vue d’un Rrom ou d’un Noir, l’islamophobie n’est pas le racisme principal. Ensuite parce que j’embrasse une séquence historique qui va de 1492 à nos jours. Autant dire que le racisme s’est mille fois métamorphosé pendant cette longue période. Enfin, parce que ce livre n’est pas consacré à l’analyse d’un racisme spécifique, l’islamophobie (ce qui a été fait mille fois), mais à une stratégie de lutte.

En revanche, je ne vois pas le rapport entre l’islamophobie et mon dernier chapitre. « Allahou akbar ! » est pour moi une ouverture sur une autre « universalité » si tant est que ce mot ait un sens, mais pas n’importe laquelle : celle des damnés de la terre (ou du moins une de ses composantes). C’est le référentiel d’un groupe d’un milliard d’âmes que l’Occident a choisi pour camper le rôle de l’altérité radicale et négative. Je voulais qu’on puisse y voir autre chose qu’un référentiel anxiogène : à la fois la reconnaissance d’une altérité qui se tient debout (le musulman est un « nègre fondamental » comme les autres) mais aussi un espace de rencontre car « Allahou akbar » ne signifie qu’une chose : « Dieu est le plus grand » par opposition à nous tous qui sommes tous petits, Blancs ou pas (et dans lequel je vois une égale dignité de tous), voire lilliputiens si l’on en croit certains plateaux télé.

Dans la mesure où les accusations récurrentes de « sexisme » et la revendication soudaine d’un « féminisme » visent principalement à fustiger les musulmans, et eux seuls, votre refus d’envisager l’évidence de l’intersectionnalité ne limite-t-il pas nécessairement votre démonstration ? Vous reconnaissez certes qu’il y a des oppressions croisées (classe, race, genre) mais, à vous lire, on a l’impression que l’intersectionnalité ne peut et ne doit en aucun cas être un mot d’ordre politique. Est-ce à dire qu’une lesbienne noire, par exemple, doit se battre uniquement contre une seule des oppressions qu’elle subit et accepter silencieusement les autres ?

Je n’ai pas abordé ici la sexualité des indigènes mais le regard que je crois être celui des Blancs sur les sexualités indigènes. J’ai déjà dit mille fois que je n’avais rien contre l’intersectionnalité comme outil d’analyse mais que celle-ci ne me paraissait pas être un outil de mobilisation politique. Je ne peux que vous inviter à lire l’analyse que j’en fais sur le site du PIR. J’ajoute que si le PIR disait qu’il ne luttait que contre le racisme – et ce serait son droit – une lesbienne noire ne pourrait que s’en féliciter car agir contre le racisme c’est agir contre l’une de ses oppressions. Mais il se trouve que l’approche décoloniale est plus généreuse que ça et qu’elle intègre les questions de genre, de classe et d’orientations sexuelles mais pas à travers les lunettes de l’universalisme blanc dont elle se méfie. Et comme le PIR confronte la complexité de notre présent et qu’il n’y échappe pas lui-même, j’ai écrit il y a quelques années dans Rue89 : « Par ailleurs, affirmer que ces identités [homosexuelles] ne sont pas universelles ne signifie pas négation de ces identités quand elles se revendiquent de manière assumée. Les identités peuvent se superposer les unes aux autres. On peut parfaitement bien se revendiquer arabe et homosexuel ou lesbienne puisque ces identités sont disponibles en Europe. Ce que je dis, c’est qu’on ne peut pas aller défendre des hommes ou des femmes sur la base de leur homosexualité si celle-ci n’est pas revendiquée par eux comme une identité. Cela pourrait être considéré comme un impérialisme sexuel. C’est pour cela qu’il est impératif de distinguer ‘pratiques et vécus homosexuels’ des ‘identités politiques homosexuelles’ ».

 

Source : http://contre-attaques.org

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