Métropole coloniale

«2 millions de Parisiens contre 10 millions d’indigènes en banlieue»

CJean-Michel Roux, consultant en urbanisme, analyse la séparation entre Paris et le reste de l’Ile-de-France. Jean-Michel Roux est souvent intervenu lors d’opérations d’aménagement urbain en région parisienne. Il est l’auteur de nombreux articles et ouvrages, dont Des villes sans politique, étalement urbain, crise sociale et projets (1).

Pour être parisien, il faut habiter en deçà du boulevard périphérique. On est banlieusard au-delà. Pourquoi conserver comme limite une autoroute tracée sur une enceinte militaire de 1860 ?

La situation est totalement absurde et unique au monde. Paris rassemble 1/6e de la population de l’Ile-de-France sur 1/50e de son territoire. Qualifier de périphérique une artère située au cœur même de l’agglomération n’a aucun sens. C’est effectivement l’histoire qui a créé cette situation. Sous Napoléon III, pour des raisons à la fois sociales et militaires, on a agrandi l’enceinte militaire, puis réaménagé ce nouveau Paris pour mieux y loger les gens aisés. A cette époque, on recensait 1,7 million d’habitants à Paris, et 300 000 à la périphérie. Ce rapport a tenu jusqu’en 1950. Il s’est ensuite inversé pour arriver à la situation que nous connaissons aujourd’hui. Mais la limite n’a pas changé. Résultat : une seule commune détient la marque Paris, le label Paris, alors que l’agglomération est constituée d’un millier de communes. La création en 1977 d’un poste de maire à Paris et les lois de décentralisation ont figé la situation. Le pouvoir est simplement passé de l’Etat aux communes et aux huit départements, y compris la ville de Paris qui cumule les deux compétences. Il n’y a pas de communauté urbaine de Paris, comme à Lyon, Lille ou Strasbourg. A part la communauté d’agglomération de la Plaine Commune autour de Saint-Denis, il n’y a pratiquement pas de structures intercommunales. La seule instance de coordination qui ait quelque pouvoir est le Stif, le Syndicat des transports d’Ile-de-France. Et Paris n’a de cesse d’essayer de protéger ses 2 millions de citoyens contre les 10 millions d’indigènes qui peuplent le reste de l’Ile-de-France.

Vous poussez le trait ! Les banlieusards sont des vrais citoyens…

J’aimerais en être aussi sûr que vous. Sur le papier, un citoyen a les mêmes droits selon qu’il habite d’un côté ou de l’autre du périphérique. Mais n’avez-vous jamais entendu un Parisien raconter qu’il se sent moins perdu en Papouasie-Nouvelle-Guinée que quand il traverse la Seine-Saint-Denis ? Il y a une part de snobisme. Mais c’est aussi un problème de citoyenneté. Imaginez qu’on lance un projet dans Paris, où il reste encore quelques terrains aménageables. Vous aurez aussitôt des associations qui réuniront 500 personnes pour le discuter, l’amender, bref ouvrir un débat citoyen. Le même projet en dix fois plus grand de l’autre côté du périphérique, une quinzaine de personnes âgées viendront s’informer et on n’en parlera plus. Les habitants de la banlieue savent qu’ils ont peu de chances d’être entendus. Seule la capitale compte. On s’étonne après des taux d’abstention record en banlieue.

Paris est une ville d’histoire…

Oui, comme Venise. Mais le boulevard périphérique est moins beau que la lagune. Et, dans les deux cas, cela ne justifie pas que l’on en fasse des villes musées. A Paris se concentrent tous les pouvoirs, les principaux médias, dont les journalistes deviennent «envoyés spéciaux» dès qu’ils franchissent le périphérique, et les grandes entreprises qui ont leur activité hors Paris mais se doivent d’avoir leur siège à Paris, parce que vu de l’étranger, c’est la seule chose qui compte. Quand la Défense a été créée, les entreprises ont exigé et obtenu de mettre «Paris-la Défense» sur leur carte de visite. Mais c’est le seul cas. Une entreprise qui s’installe à Aubervilliers Seine-Saint-Denis, ndlr] ne peut pas dire qu’elle est à Paris. Quant aux indigènes logés au pied de la dalle de la Défense, où ils accèdent par des escaliers et des passerelles sordides, ce ne sont pas des Parisiens, mais des habitants de Courbevoie ou de Puteaux [Hauts-de-Seine]. La ville de Paris s’est toujours opposée à l’utilisation du label «Paris» par d’autres. Elle fait respecter le droit de propriété sur son nom. Au début du XXe siècle, elle refusait même qu’on prolonge les lignes de métro au-delà des portes. Des portes qui existent toujours : tout un programme ! Il ne reste plus qu’à rétablir un péage urbain, pour contenir les pauvres hors les murs. Et à contrôler les passeports comme à Singapour, où il est vrai qu’il s’agit d’une vraie frontière.

Il reste quand même des quartiers populaires. Vous oubliez les XVIIIe, XIXe et XXe arrondissements !

Vous citez les trois derniers arrondissements où peuvent encore se loger des catégories populaires et des classes moyennes. Sans doute pas pour longtemps. Dans les autres, malgré la pause récente, le locatif hors HLM et la propriété sont inaccessibles pour ces catégories. Les prix de l’immobilier ont doublé en quelques années et durci les fractures sociales. Quand on part de 5 000 euros le m2, seule une petite minorité très aisée peut suivre.

Comment réduire cette opposition entre Paris et sa banlieue ?

Elle est culturelle. Et ce n’est pas dans le Schéma directeur de la région Ile-de-France, le Sdrif, où la politique culturelle est résumée en une page juste après le chapitre «piscines scolaires», qu’on trouvera des réponses. Ni avec le Grand Paris de Christian Blanc, qui pour l’instant n’est qu’un concours d’architectes. J’oubliais la grande rocade (en banlieue). Elle était déjà programmée en 1965 et naîtra au mieux en 2040 !

Ne manque-t-il pas d’abord une autorité politique, qu’elle soit municipale, intercommunale, régionale ou gouvernementale ?

L’agglomération parisienne est un empilement de féodalités. Il n’y a pas, comme à Londres, de lieu de débat entre tous les élus. Le Grand Londres a un maire, une assemblée directement élue depuis 2000, qui coiffe les 32 bourgs et décide des grands projets sur 1 500 km2 et pour 7,5 millions d’habitants. Tous peuvent se dire londoniens. C’est un peu plus que la population de Paris et des départements des Hauts-de-Seine, de Seine-Saint-Denis et du Val-de-Marne réunis.

(1) Gulf Stream éditions, 2006.

Source : [FRANÇOIS WENZ-DUMAS dans Libération du 9/03/2010

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