Le procès en appel des 5 de Villiers-le-Bel aura lieu le 4 Octobre

Vengeance d’État Villiers-le-Bel, des révoltes aux procès

Le 25 novembre 2007, Lakhamy et Moushin, deux adolescents de Villiers-le-Bel, décèdent suite à la collision de leur moto avec une voiture de police. Plusieurs nuits de révoltes éclatent, laissant s’exprimer la colère de centaines d’habitants qui refusent de croire à la version policière d’un accident. Le 21 juin 2010, s’ouvre le procès des tireurs présumés. Un procès pour l’exemple, au terme duquel cinq habitants de Villiers-le-Bel – tous Noirs – seront condamnés à des peines allant de 3 à 15 ans de prison, en l’absence de preuves, et essentiellement sur la base de… témoignages anonymes.

Vendu en librairie depuis le 1er septembre, ce livre s’inscrit dans la dynamique politique des mobilisations en soutien aux inculpés. L’éditeur a bien voulu autoriser le Parti des Indigènes de la République à en reproduire l’introduction.

Le procès en appel des tireurs présumés s’ouvrira le 4 octobre 2011 au tribunal de Nanterre.

LIBERTÉ POUR TOUS !
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Introduction générale

Le 25 novembre 2007, à Villiers-le-Bel, deux adolescents, Lakhamy Samoura et Moushin Sehhouli, meurent. Leur moto a été violemment percutée par une voiture de police. Refusant la version officielle d’un « accident », les habitants descendent dans la rue. Les premiers affrontements éclatent lorsque la nuit tombe. La révolte du quartier dure plusieurs nuits, pendant lesquelles la police est tenue en échec. La vengeance de l’État s’exercera quant à elle pendant de longues années.
En février 2008, les forces de l’ordre organisent une grande descente à Villiers-le-Bel, procédant à de très nombreuses arrestations. S’ensuit alors une succession d’affaires judiciaires, dont un procès en juillet 2009 pour « jets de pierre ». Mais le gouvernement veut frapper plus fort. Il lui faut encore réaffirmer son autorité, quitte à punir des boucs émissaires au cours d’un procès exemplaire. Il a besoin de rappeler à l’ensemble de la population, mais plus particulièrement aux habitants des quartiers populaires, que la moindre velléité de révolte sera étouffée par tous les moyens qu’il a à sa disposition.
Le 21 juin 2010 s’ouvre le procès en cour d’assises des tireurs présumés de Villiers-le-Bel. Cinq inculpés se retrouvent dans les engrenages de la machine à broyer judiciaire. Alors qu’aucune preuve matérielle n’étaye l’accusation, Abderrahmane Kamara, Adama Kamara, Maka Kanté, Samuel Lambalamba et Ibrahima Sow risquent la perpétuité pour « tentatives d’homicides volontaires au préjudice de fonctionnaires de police dans l’exercice de leur fonction et ce, en bande organisée ». Pour combler l’absence de preuves, la Justice et la police ont lancé un appel à la délation avec promesse de rémunération. Les témoignages anonymes ainsi récoltés constitueront un des seuls éléments à charge dans un procès qui s’annonce comme une farce tragique.
Tout au long du procès, la seule parole qui sera entendue sera celle des forces de l’ordre, des avocats généraux et des « experts », à la fois représentants et garants d’une organisation sociale qu’il est impensable de transgresser. La présidente sait de quel côté elle doit se tenir et quel est son rôle dans ce système bien huilé qui n’a que faire de comprendre et de rétablir les faits, puisque son but premier est de discipliner et de maintenir l’ordre. Lorsqu’on se penche de près sur son fonctionnement, on s’aperçoit que la Justice n’est qu’une façade, une institution qui sous des apparences de neutralité est en réalité soumise aux impératifs politiques et sociaux du pouvoir. On nous dit que la Justice est là pour faire respecter les lois, présentées comme la garantie de plus de liberté. Le droit est érigé en valeur suprême, il nous est présenté comme un rempart contre la tyrannie et se voit chargé de réglementer la sauvagerie qui serait inhérente à la nature humaine. Le droit devient incontournable, incontestable, dépassionné, œuvrant pour l’intérêt commun alors qu’il est avant tout l’arme des puissants pour garantir et reproduire leurs intérêts.
L’État s’est dit scandalisé des blessures – pour la plupart légères – infligées à ses forces de l’ordre lors des révoltes, alors que les quelques tirs ayant atteint ses fonctionnaires étaient des tirs de plomb. Les morts imputables aux techniques policières, que certains considèrent encore comme de simples « bavures », ne sont quant à elles jamais perçues par le gouvernement comme étant scandaleuses. Pour satisfaire aux exigences du pouvoir politique, la Justice s’empressera alors de blanchir les policiers impliqués dans la mort de Lakhamy et Moushin, tandis qu’elle s’acharnera sur les habitants de Villiers-le-Bel pour montrer que la police est intouchable. À la sortie d’une audience, Mathieu Rigouste([Mathieu Rigouste développe ce propos dans son texte, en deuxième partie de ce livre.)] livre ses impressions sur le procès : « Ce qui est en jeu, c’est le maintien de la cohésion dans l’appareil de pouvoir. Il y a une contradiction interne dans les appareils répressifs – la police et l’armée – qui oblige le pouvoir à leur fabriquer une légitimité pour ne pas que leurs agents le lâchent et se retournent contre lui. Le pouvoir travaille donc en permanence à ce que la police soit dissociée du peuple, à ce qu’elle ait l’impression que le peuple est forcément contre elle et que le seul moyen pour elle d’être protégée c’est de rester groupée autour du bloc de pouvoir. C’est ce qui se joue là. On veut s’assurer qu’il n’y aura pas de rupture de rang dans la police, donc on met en place une sorte de sacrifice, on sert sur un plateau un bouc émissaire qu’on purge publiquement pour célébrer le règne et la cohésion de l’appareil de répression. »
Depuis la crise des années 1970, l’État s’est en effet doté d’outils répressifs supplémentaires, avec une accélération notable durant la dernière décennie. Tout d’abord en hommes, en moyens, en armement, en création de fichiers interconnectés, mais aussi en promulguant toujours plus de lois qui laissent les mains libres aux dépositaires de l’autorité publique, qui criminalisent toujours plus de comportements, qui allongent inexorablement les peines et qui envoient toujours plus de personnes en prison. Villiers-le-Bel, comme d’autres villes, est un laboratoire pour l’État, où il peut tester l’efficacité de ses dispositifs et les perfectionner. Le procès des tireurs présumés participe de cette logique sécuritaire qui vise à contrôler les populations en catégorisant, sanctionnant et condamnant sur la base d’une légalité qu’il nous est interdit de contester.
Ceux qui se déclarent outrés par la haine que partagent de nombreuses personnes envers les forces de l’ordre ne cherchent jamais à en comprendre les raisons. Si des affrontements avec la police ont eu lieu à Villiers-le-Bel en novembre 2007, c’est évidemment parce que deux adolescents de la ville sont morts, parce que les autorités ont répondu par le mensonge, le mépris et la provocation. Mais c’est aussi parce que ces morts se sont produites dans un contexte de chômage de masse et de relations tendues entre habitants et police. Cette situation n’est pas spécifique à Villiers-le-Bel, mais se retrouve dans la plupart des quartiers populaires, où la seule réponse que l’État donne à la précarité qu’il organise est le renforcement de la présence policière. Lorsque l’on vient d’une cité où l’on subit quotidiennement les contrôles au faciès, parfois plusieurs fois par jour, lorsque l’on côtoie des policiers méprisants, insultants et agressifs, qui jouissent d’une impunité totale, rien d’étonnant à ce que la colère éclate.

Du 19 mai au 18 juin 2010, des soirées et des concerts de soutien aux inculpés de Villiers-le-Bel ont été organisés à Rennes, Rouen, Marseille, Genève et Paris. Le 19 juin, une marche silencieuse devant le tribunal de Pontoise a réuni les collectifs solidaires, les familles et les amis des inculpés. À Paris, lors de la soirée de soutien, un collectif créé pour l’occasion a souhaité mettre l’accent sur les causes des révoltes et laisser la parole aux premiers concernés, en invitant le Comité Respect-Vérité-Justice de Villiers-le-Bel ainsi que des familles touchées directement par les violences policières([Des témoignages de familles et de comités sont disponibles sur « Sons en lutte » : http://sonsenluttes.net/)]. Ramata, la sœur de Lamine Dieng(Lamine Dieng est mort le 17 juin 2007, à 25 ans, au cours d’une intervention policière dans le 20e arrondissement de Paris. Il a été maintenu face contre terre pendant plus d’une demi-heure, menotté, les pieds liés par une sangle de contention, étouffé par cinq policiers agenouillés sur lui. Il est mort dans cette position. Bien que la famille ait porté plainte, cette démarche n’a débouché sur aucune expertise, aucune commission rogatoire.) ; le collectif Vérité et Justice pour Ali Ziri et Arezki Kerfali(Le 9 juin 2009, Ali Ziri et Arezki Kerfali sont arrêtés par la police d’Argenteuil. Ali Ziri est venu en France dans les années 1950 comme main-d’œuvre bon marché, nécessaire à une économie française en pleine croissance. Il meurt à 69 ans au commissariat d’Argenteuil, où il avait été conduit après un contrôle routier. Bien que son corps soit recouvert de nombreux hématomes, l’affaire est tout d’abord classée, et les policiers responsables reprennent leur travail. Le collectif a dû se battre pour obtenir la réouverture de l’instruction. Arezki Kerfali sera quant à lui inculpé pour « outrage à agent de la force publique ».) ; Bouchra, la tante de Mickaël Cohen(Le 10 avril 2004, Mickaël Cohen, 19 ans, est en train de taguer un mur avec un ami lorsque la police fait son apparition. Après une course-poursuite, le jeune homme meurt noyé dans la Marne où il s’était jeté pour échapper à la police. Cette dernière a reçu l’ordre de ne pas plonger pour sauver Mickaël. La famille a porté plainte pour non-assistance à personne en danger.) et la famille d’Umüt Kiran([Le 18 avril 2010, Umüt Kiran, 18 ans, est assassiné par la police suisse. Après un vol de voitures chez un concessionnaire, une véritable traque commence. L’autoroute est rapidement sous contrôle et la voiture se voit obligée de ralentir. Un policier tire, coup sur coup, sept balles sur les occupants de la voiture, pourtant non armés. Au nom de la sécurité d’un paradis pour riches, la police suisse n’a donc pas hésité à loger une balle dans la tête d’Umüt. Le policier devenu juge et bourreau a été entendu par un magistrat et a retrouvé son poste deux jours plus tard.)] ont tous répondu à cet appel à la solidarité. Ils ont décrit la pression quotidienne, l’occupation quasi-militaire de leurs quartiers, les tabassages dans les commissariats, les actes d’humiliation et de mépris journaliers ainsi que la douleur devant la perte d’un proche.
Ceux qui se sont réunis ce jour-là sont parvenus à trois conclusions principales. Tout d’abord, ne plus employer le terme « bavure » pour désigner des morts imputables à la police, qui sont l’aboutissement de pratiques courantes (du contrôle irrégulier à l’homicide, en passant par le parechocage) et qui font partie d’une stratégie de maintien de l’ordre destinée à imprimer la peur chez les pauvres. Comme le souligne la sœur de Lamine Dieng, « les bavures ne sont pas des accidents dus à une perte de contrôle, les policiers n’étaient pas menacés, aucune des victimes n’était armée([Dans ce livre, toutes les citations qui ne sont pas référencées par une note de bas de page proviennent de témoignages que nous avons récoltés directement, ou sont des propos que nous avons entendus lors des jours d’audience du procès.)] . » Deuxièmement, ne pas oublier que derrière la police opère un État qui commande, dirige et exige un certain travail des forces de l’ordre. Il ne suffit donc pas de dénoncer les exactions policières, il faut plus largement s’attaquer à l’État. D’autant plus que, et c’est le troisième point, la Justice couvre systématiquement la police, et justifie donc a posteriori la violence des forces de l’ordre. Ce qui révolte ces collectifs et ces familles, c’est que « pour les gens ça devient normal que les policiers frappent, tuent. Si tu veux t’interposer, témoigner, tu peux recevoir des coups, avoir des problèmes. Donc personne ne dit rien et eux, ils ont la voie libre, ils ont le droit de faire ce qu’ils veulent. Ils montrent leur brassard et tu n’as plus qu’à fermer ta gueule. Tu fermes ta gueule devant ton patron de peur de perdre ton boulot, tu fermes ta gueule devant la police pour ne pas aller en prison. » Et si « tout le monde parle de la police qui tue », c’est pourtant bien « l’État, la justice, les procureurs qui sont responsables. Il n’y a pas de justice([Voir l’entretien avec la famille d’Umüt dans L’Envolée, n°29.)] ! » Pourtant le combat se mène aussi souvent dans les tribunaux : « je n’ai aucune confiance dans la Justice mais ce sont des bagarres que l’on doit mener pour la dignité, pour le nif » précise ainsi Omar du comité Ali Ziri.
Le débat qui a eu lieu lors de cette soirée a permis, avant tout, de souligner la nécessité de briser l’isolement, l’impuissance et le silence en s’organisant face à la violence policière. Il est rare qu’autant de collectifs et de familles se réunissent pour discuter des perspectives à donner à leur rage. C’est de ces réflexions et de cette dynamique qu’est né le projet de ce livre. Il fait donc partie intégrante d’une démarche politique, débutée lors de la tournée de soutien aux inculpés de mai – juin 2010.
Ce livre a pour ambition de réhabiliter tous les révoltés de Villiers-le-Bel, arrêtés ou non par la police, condamnés ou non par la Justice. Il vise non seulement à dénoncer la réalité quotidienne du quadrillage policier des banlieues, mais également à mettre en évidence le fonctionnement et les méthodes du modèle de justice de classe et de race en vigueur en France. Nous ne cherchons pas à retracer avec exactitude le déroulement des révoltes, puisque nous n’y étions pas. Nous ne cherchons pas non plus à savoir qui a tiré sur les forces de l’ordre, car nous trouvons qu’il y a déjà bien assez de juges comme ça. Si nous avons choisi de centrer notre récit sur les différentes procédures judiciaires, c’est parce que nous reconnaissons au moins un mérite à ces procès : celui de révéler à quel point le système judiciaire ne laisse aucune chance à ceux qui sont trop pauvres et trop noirs. Ce procès trouve un écho parfait chez tous ceux qui croient au fantasme angoissant des « jeunes de banlieue » et des « immigrés ». À ceux qui refusent de croire aux chimères égalitaires de la France et qui tentent de dénoncer les mesures répressives à leur encontre, la Justice fait une promesse : la présomption d’innocence ne s’appliquera pas à eux. Ils seront envoyés croupir en prison où ils pourront hurler tant qu’ils le veulent leur révolte, les hauts murs étoufferont leurs cris.
Lors du dernier jour du procès des tireurs présumés, Étienne Le Seaux, l’un des avocats généraux, affirme qu’« au départ des émeutes, il y a une soif primaire de vengeance. Mais la justice, ce n’est pas la vengeance ». Il précise que « notre société ne peut pas accepter des actions de cette nature sur des personnes chargées de la paix sociale(« Vingt, quinze et sept ans requis contre les accusés de Villiers-le-Bel », Le Parisien, 4 juillet 2010.) ». Comme le titre de ce livre l’indique, nous considérons que le procès des tireurs présumés est en réalité, malgré les dénis multiples du gouvernement et de la Justice, le moyen pour l’État d’assouvir sa vengeance contre une population qui s’est retournée contre lui et qui a échappé, au moins pour quelques heures, à son contrôle.
Le procès des « tireurs » révèle cette volonté de vengeance et met en évidence les mécanismes de l’alliance étroite entre Justice, État, police et experts. Les familles touchées par les violences policières et les collectifs de soutien se sont tous vus confrontés à la partialité des juges, des magistrats, des procureurs et des avocats généraux, qui protègent systématiquement ces « gardiens de la paix » dont la liste de victimes (par balle, parechocage, étouffement) s’allonge pourtant de manière effrayante. Nombreux sont ceux dont la confiance et l’espoir en la justice ont été anéantis par des procès-farces, où leurs plaintes étaient discréditées et ridiculisées. Comme le rappelle Ilhan, le frère d’Umüt Kiran : « Il n’y a pas de juge indépendant. Les flics et les juges travaillent ensemble. Avant, les gens avaient tendance à croire qu’il y avait une justice, que si ça s’était pas bien passé, c’est qu’ils n’avaient pas apporté les éléments suffisants, pas eu le bon avocat… À force, on prend conscience(L’expression « non-blanc » appelle une explication, tout comme celle de « race », qui sera utilisée dans les textes qui vont suivre. La société française est traversée par plusieurs clivages, dont un clivage racial. Saïd Bouamama nous rappelle que « si la « race » n’existe pas biologiquement, le racisme existe lui socialement. Ce n’est pas la race qui produit le racisme mais ce dernier qui produit socialement la « race ». À partir du moment où notre fonctionnement social produit une frontière entre un « nous » et des « eux » sur la base d’une appartenance supposée à des « races », ces dernières deviennent des réalités sociales agissantes et aux effets palpables sur l’expérience quotidienne des personnes ainsi classées et assignées. » Dans ce livre, nous reprenons cette définition pour analyser la façon dont le racisme structurel français influe sur les actions de la police et de la Justice. Quant à l’expression « non-blanc », bien qu’elle fasse à nouveau des « Blancs » un référentiel, nous l’utilisons pour refléter le fait qu’en France, le clivage racial sépare généralement une catégorie dotée de tous les privilèges, les Blancs, du reste de la population, systématiquement tenue en état d’infériorité car définie comme « non-Blanche ».) . »
Dans notre régime « démocratique », la Justice prétend qu’elle est là pour arbitrer les conflits et qu’il faut la respecter en toutes circonstances. C’est d’ailleurs pour cela que toute décision de justice est prise « au nom du peuple français ». Mais derrière l’invocation de l’intérêt général, se cache la défense d’intérêts bien particuliers. Quand on voit que le profil des inculpés de Villiers-le-Bel, leur refus de collaborer avec la police et quelques témoignages anonymes suffisent à les condamner, il devient alors évident que l’on assiste au « procès de la banlieue ». Selon Ramata, la sœur de Lamine Dieng, « les jeunes, ceux qu’on stigmatise, ceux qui brûlent les voitures, à leur manière essaient de se défendre. Face à la justice, ils sont acculés et opprimés systématiquement. Ils savent que la justice ne leur est pas favorable donc ils utilisent les armes qu’ils ont. Si on leur apporte notre soutien, qu’on se mobilise avec eux, ils sauront qu’ils ne sont pas seuls. » C’est avant tout, les pauvres, le plus souvent non-blancs , qui font l’objet de l’expérimentation des techniques de quadrillage, de pacification et de soumission des populations sur des territoires bien spécifiques. On reconnaît bien là une stratégie classique, selon laquelle les catégories les plus dominées sont les premières cibles d’une répression accrue et d’une Justice qui ne dissimule plus son parti pris. La majorité de la population, qui ne se sent pas concernée et ne prend donc pas la peine de protester, semble oublier que ces pratiques, si elles ne provoquent aucune contestation, étendront la peur à tous et rendront l’idée même de révolte inconcevable.
Les révoltes de ces dernières années et leurs suites judiciaires démontrent pourtant que la police tue, que les policiers font de telles démonstrations de force dans certaines villes que la simple vision d’un uniforme provoque un malaise, que nous sommes traqués par des caméras de vidéosurveillance en constante expansion et par le bornage des puces que l’on transporte sur soi, notamment celles de nos téléphones portables. Pourtant on cherche à nous convaincre qu’il est nécessaire de remettre notre vie entre les mains de la Justice et de l’État, puisqu’ils sont là pour nous protéger des ennemis qu’ils nous ont taillés sur mesure. Le message est clair. Pour notre bien, surtout ne pas relever la tête, ne pas oublier de courber l’échine sans broncher puisqu’il en va de notre sécurité, nationale comme personnelle.

La couverture médiatique de toute l’affaire de Villiers-le-Bel s’est focalisée, à quelques exceptions près, sur la parole des autorités. Les médias ont trop souvent présenté les inculpés comme les « tireurs », s’alignant sur la Justice qui évacue la présomption d’innocence, et sont restés sur le registre du spectaculaire et de l’émotionnel. À l’opposé, nous avons choisi d’analyser le traitement des inculpés par la cour et l’accusation. Pour cela, nous avons récolté de nombreuses informations provenant de sources diverses. Nous avons personnellement suivi plusieurs jours d’audience, pris contact avec les inculpés et le Comité Respect-Vérité-Justice, clarifié quelques points techniques avec les avocats de la défense et recueilli des témoignages de familles concernées par les violences policières. Nous avons également consulté l’ordonnance de mise en accusation(L’ordonnance de mise en accusation est rédigée par le juge d’instruction, qui doit démontrer s’il existe des preuves suffisantes pour exiger la mise en examen des prévenus. C’est sur la base de cette ordonnance que les prévenus sont envoyés aux assises. On peut la consulter à l’adresse suivante http://www.acontresens.com/villiers-le-bel) ainsi que quelques centaines d’articles de presse, sur la base desquels, par croisement, nous avons tenté de reconstituer avec autant de précision que possible l’enchaînement violences policières-révoltes-répression-jugement-prison. Bien que la presse reprenne principalement les dépêches de l’Agence France Presse (AFP) et les sources policières sans aucune perspective critique, ces articles nous ont permis d’avoir accès aux propos rapportés des policiers, des avocats, des syndicats ou encore des témoins anonymes.
Il nous faut enfin donner ici quelques précisions sur les termes qui sont utilisés dans ce livre, ou plutôt sur ceux que l’on a choisis de ne pas employer. Ainsi, nous n’utilisons pas les mots « émeute » et « émeutiers » auxquels nous avons préféré ceux de « révolte » et de « révoltés([Il ne s’agit pas pour nous d’opposer une révolte qui serait « consciente », « organisée », à une « émeute » en tant que pur déchaînement de passions, comme dans les débats sociologiques écœurants sur le caractère « politique » ou non des révoltes des quartiers de 2005. Une révolte, un affrontement, est tout autant une décision, un acte choisi, qu’un ensemble de corps, d’affects, d’amitiés et de haines qui se lancent dans la bataille.)] ». Depuis bientôt trente ans, ce terme est intégré au discours médiatique et étatique pour désigner les révoltes violentes, dans les quartiers populaires en particulier. Étymologiquement « émeute » vient d’« émouvoir ». Le langage dominant en fait une pure irruption d’émotions incontrôlées, donc condamnables dans leurs formes (la violence n’est jamais une solution quand elle vient d’en bas, nous disent-ils) et dans leur origine (une rumeur, une émotion). L’émeute dans la bouche des responsables policiers, des élus locaux, des cabinets ministériels, est un mouvement de foule, mené par une minorité qui, en déclenchant une émeute, cède à une pulsion sauvage. Et la violence, quand elle ne provient pas d’une matraque de police, n’est pas tolérée en régime « démocratique » : si l’on est mécontent ou si l’on s’estime victime d’une injustice, il faut s’adresser aux autorités, à la Justice, voter et ne jamais répliquer par soi-même. En opposant « maintien de l’ordre » et « émeutes » il s’agit d’opposer une « bonne » violence, rationnelle, démocratique car exercée au nom du peuple, à la violence irrationnelle d’une « meute » minoritaire. C’est au travers de ce refus du monopole de la violence, du refus d’encaisser les coups sans répliquer au nom d’une légalité imposée, que la révolte est une forme d’autodéfense, une réplique au harcèlement policier.
Le terme de « territoire » est utilisé ici de deux manières différentes. « Territoire » désigne tout d’abord l’espace sur lequel l’État français entend assurer un contrôle le plus total possible. Sa police, ses services sociaux et publics, ses représentants divers doivent pouvoir s’y sentir partout chez eux, y agir sans rencontrer de résistance. On comprend alors l’insistance depuis une trentaine d’années sur les « zones de non-droit », les « territoires perdus de la République », qu’il faudrait reconquérir, sous peine de voir ces espaces échapper à la mainmise de l’État. L’action de ce dernier consiste entre autres à devoir en permanence marquer son territoire, réaffirmer son contrôle sur des espaces en marge qui ne cessent de lui échapper, de s’autonomiser dans leur fonctionnement : économiquement, socialement, juridiquement. C’est là qu’intervient le deuxième sens du mot « territoire », car ces espaces en marge sont également des territoires où des formes de communautés (de l’entraide à la bande), détruites ailleurs, persistent. C’est ce lien à un territoire qui permet de se défendre. C’est en se sentant « chez soi », même si on y a été relégué, qu’il devient possible de s’organiser entre habitants d’un même territoire pour tenter de repousser la police et se défendre.

Ce livre s’ouvre sur un premier texte, dans lequel on retrace les événements qui se sont déclenchés avec la mort de Lakhamy et Moushin, des révoltes de novembre 2007 jusqu’à la condamnation de cinq personnes lors du procès des tireurs présumés en juin 2010. La parole est ensuite donnée au Collectif Respect-Vérité-Justice de Villiers-le-Bel([Nous avons réalisé un entretien avec l’un des inculpés qui devait initialement paraître dans ce volume. Maka Kanté et ses proches ont décidé d’attendre la fin du procès en appel pour qu’il soit publié. Vous trouverez cet entretien sur le site des éditions Syllepse (www.syllepse.net), ainsi que sur Acontresens (www.acontresens.com).)] . Enfin, Mathieu Rigouste propose une contextualisation historique de la « bataille de Villiers-le-Bel », en revenant sur le maintien de l’ordre dans les quartiers populaires, de ses origines coloniales aux nouvelles technologies de contrôle, de surveillance et de répression que l’État expérimente aujourd’hui.

Le procès en appel s’ouvre le quatre octobre 2011. Ce livre a un but politique immédiat, il a été écrit pour appeler à la libération des inculpés de Villiers-le-Bel. Nous relayons ici la pétition « Liberté pour les cinq de Villiers-le-Bel », lancée en juillet 2010 et soutenue par le collectif Respect-Vérité-Justice, car « cette révolte populaire était une réponse au quadrillage du quartier par plus de 600 policiers après la mort de deux jeunes tués par une voiture de police. Nous dénonçons ce verdict inique fondé sur un témoignage sous X. (…) Nous demandons (…) et la libération des cinq condamnés pour l’exemple(La pétition « Liberté pour les cinq de Villiers-le-Bel » peut être signée en ligne, entre autres, à partir du site : http://clap33.over-blog.com/article-peti¬tion-liberte-pour-les-cinq-de-villiers-le-bel-54364392.html.). »

LIBERTÉ POUR TOUS !

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