Droit de réponse d’Houria Bouteldja refusé par le journal Le Monde

Le 30 novembre dernier, alors qu’une campagne médiatique d’une violence rare prenait pour cible Houria Bouteldja, Le Monde se joignait à cette offensive en publiant une tribune diffamatoire, mensongère et injurieuse contre la militante du PIR, intitulée « A l’université, attention à ne pas banaliser l’antisémitisme »[1]. Elle était signée par des universitaires dont Alain Policar et Emmanuel Debono. HB, optant pour la confrontation politique plutôt que pour la voie judiciaire, a alors envoyé le texte qui suit, réfutant point par point les allégations et autres calomnies. Devant le mutisme des responsables du journal, elle envoie cette fois une lettre recommandée avec AR faisant valoir son droit de réponse. A ce jour, le Monde, bafouant l’usage et la loi, n’a pas dénié y donner suite ce qui constitue un grave manquement à la déontologie journalistique qu’il prétend incarner. Le voici dans son intégralité.

 J’oscille entre amusement et sidération.

Que de vénérables universitaires, toute honte bue, osent apposer leur signature au bas d’une tribune mal ficelée où le grotesque le dispute à la mauvaise foi, me laisse pantoise.

Oui, je suis amusée de la panique morale que la simple évocation de mon nom provoque chez le bon démocrate empli de bonne conscience. Il aura suffi d’un mot — « camarade » — prononcé par une députée de la France Insoumise pour déclencher contre moi une campagne médiatique d’une violence inouïe à laquelle cette triste tribune participe.  Ce qui me consterne ce n’est pas tant le débat politique que j’appelle de mes vœux, ni même l’opposition aux thèses du PIR, mais le déploiement sans vergogne de tout un arsenal fait d’accusations mensongères et de calomnies. À coup de citations tronquées et sorties de leur contexte, nos signataires s’imaginent faire la démonstration implacable, nette et sans appel de ma nocivité radioactive. Par voie de conséquence, l’urgence serait de protéger l’université d’un discours dont je serais porteuse et qui banaliserait l’antisémitisme. Rien que ça.

La preuve, mon « brulot » (pourtant préfacé dans sa version anglaise par le grand intellectuel afro-américain, Cornel West, de l’université d’Harvard[2]) qu’ils citent abondamment, mais avec un mépris total pour l’économie du texte. La bouche en cœur, ils assènent :

« Peut-on suggérer, pour une prochaine rencontre, un débat entre un représentant du créationnisme et un théoricien de l’évolution ? Ou — entre un négationniste et un historien de la Shoah ? »
Dit comme ça, il faut bien l’avouer, le lecteur non-initié ne pourra que communier avec ces grandes âmes qui veillent et qui l’alertent. Mais examinons la chose de plus près et voyons comment nos signataires justifient mon excommunication.

« Car après avoir officiellement soutenu la “résistance du Hamas”, déclaré, en 2012, “Mohamed Merah, c’est moi”, après avoir fièrement posé à côté d’un graffiti “Les sionistes au goulag” et condamné les mariages mixtes, Houria Bouteldja a pu, dans son dernier livre, Les Blancs, les Juifs et nous (La Fabrique, 2016), renvoyer à longueur de pages les Blancs à leur indépassable “blanchité” et exprimer son obsession des juifs. Elle se dit capable de reconnaître les juifs “entre mille”, par leur “soif de vouloir se fondre dans la blanchité”. »

Les mots « Merah », « Hamas », « Juifs » sont jetés. Mis bout à bout et hors contexte, ils sont explosifs. Mais quels sont les chefs d’accusation au juste ?

Le soutien au Hamas ? Le PIR a effectivement soutenu le gouvernement de Hamas, qui représentait l’autorité légale à Gaza lors de la sanglante offensive contre les Palestiniens l’hiver 2009, qualifiée de « crime de guerre » par l’ONU.  Notre ligne étant la suivante : nous soutenons les forces de résistances élues souverainement par le peuple palestinien. Ainsi, si nous avons soutenu le Hamas se réclamant de l’islam politique (qui au passage combat Daesh), comme nous aurions soutenu le nationaliste arabe, Yasser Arafat, ou le communiste chrétien, Georges Habache, tous accusés de terrorisme en leur temps, c’est en tant qu’anticolonialistes dans une situation objective d’occupation et de spoliation et non par adhésion à leur idéologie respective.

« Mohamed Merah, c’est moi » ? Faut-il vraiment expliquer à un philosophe tel qu’André Comte-Sponville, comme à un élève de primaire, qu’il faut lire un texte en entier pour en saisir le sens ? Pourtant, une simple lecture lui aurait permis de comprendre que si je me suis identifiée à Merah du point de vue de son parcours de fils d’immigrés algériens, je m’en suis aussitôt démarqué en déclarant : « Mohamed Merah, ça n’est pas moi ». « Par son acte, il a rejoint le camp de ses propres adversaires. De NOS adversaires. Par son acte, il s’empare d’une des dimensions principales de nos ennemis : celle de considérer les Juifs comme une essence sioniste ou une essence tout court[3]. »

« Sionistes au goulag » ? Les signataires de la tribune se joignent-ils au Crif qui tente de criminaliser l’antisionisme pour en faire l’équivalent de l’antisémitisme. Si c’est le cas, qu’ils le disent et qu’ils l’assument ! Car on ne voit pas en quoi, alors que Gaza est bombardé l’été 2014 faisant quelques 2 000 morts, il serait indécent de poser devant un écriteau qui pointe du doigt les tenants d’une idéologie coloniale. Remplacez « Sionistes au goulag » par « colons au goulag » ou « racistes au goulag » et vous y verrez plus clair. Sauf si les nobles signataires confondent idéologie politique et appartenance religieuse ou culturelle ? Ou si, pire, ils pensent que tous les Juifs sont sionistes et que ces mots sont synonymes auquel cas, je serais en devoir de leur expliquer que c’est eux qui créent l’amalgame. Mais peut-être, me prenant au pied de la lettre, croient-ils que j’ai un goulag dans mon jardin pour y enfermer mes adversaires politiques ?

Condamnation des mariages mixtes ? Là aussi une simple lecture aurait évité un ridicule qui m’embarrasse. Car je n’ai jamais condamné les mariages mixtes. J’ai en revanche critiqué non pas le métissage, mais l’idéologie du métissage comme solution au racisme, ce qu’Aimé Césaire avait fait en son temps, ce qui, chacun pourra en convenir, est à des années-lumière de la « mixophobie » qu’on m’impute.

Je me dis capable de « reconnaître les juifs “entre mille”, par leur “soif de vouloir se fondre dans la blanchité” ? Cette citation est juste. Mais la paresse de nos signataires les aura-t-elle empêchés de lire le morceau qui suit ? En effet, juste après le point, j’ajoute : “Comme nous”. Ce petit effort de lecture aurait levé l’ambiguïté, car c’est précisément parce que je reconnais dans la catégorie sociale “Juifs” une communauté d’expérience avec les sujets postcoloniaux, que je sais leur “soif d’intégration” à une société qui feint de les reconnaître, mais qui les renvoie systématiquement à leur extranéité. “Comme nous”, donc. Injonction paradoxale parfaitement décrite par Sartre dans “Réflexions sur la question juive” et par le sociologue Abdelmalek Sayyad.

Enfin, dernier chef d’inculpation, sûrement le coup qu’ils estiment être celui de l’estocade, mais qui n’est qu’un risible coup d’épée dans l’eau :

L’antisionisme est notre terre d’asile. Sous son haut patronage, nous résistons à l’intégration par l’antisémitisme tout en poursuivant le combat pour la libération des damnés de la terre. » Je pose la question : quel est le problème ? Dans une intervention remarquée lors d’un colloque marxiste de ‘Penser l’émancipation’ en 2014 (soit deux ans avant la parution de mon livre), je déclarais à propos de cette « intégration par l’antisémitisme » que le soralisme propose à la jeunesse des quartiers : ‘Or, voilà, nous ne sommes pas des intégrationnistes. Et l’intégration par l’antisémitisme nous fait horreur au même titre que l’intégration par l’universalisme blanc ou le national chauvinisme. Nous avons en horreur tout ce qui nous intègre ou plutôt poursuit notre intégration dans la blanchité, l’antisémitisme étant un pur produit de l’Europe et de l’Occident.

Ce qui m’amène à préciser que la ‘blanchité’, notion dans laquelle les auteurs de la tribune se prennent les pieds, est un concept politique devenue discipline à part entière dans les universités anglo-saxonnes. Elle permet d’étudier les effets de la ‘race’ comme produits de l’histoire. Je repose donc la question : quel est le problème ?

Je crois bien qu’il n’y en a pas.

Peut-être le secret de cette attaque est-il contenu dans la tribune elle-même ? Les signataires regrettent en effet le soutien que m’apportent des chercheurs pour lesquels ma pensée est ‘émancipatrice’. Inutile de creuser davantage. Ce qu’ils craignent ce n’est pas tant le retour de l’antisémitisme à l’université que la remise en question de leur magistère moral qui leur donne un droit exclusif pour expliquer le réel. Cette idée les effraie tellement que pressés de porter le coup de grâce, ils sonnent l’hallali en sacrifiant les principes élémentaires de l’honnêteté intellectuelle. Au prix d’une grande indignité.

 

Houria Bouteldja, membre du PIR

 

Notes

[1] Alain Policar et Emmanuel Debono avec d’autres signataires, A l’université attention à la « banalisation de l’antisémitisme »

Le texte en accès libre

[2] Houria Bouteldja, La fin de l’innocente impériale

[3] Houria Bouteldja, Mohamed Merah et moi

Ce contenu a été publié dans Actualités, Actus PIR, Archives, Auteurs, Houria Bouteldja. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.