Nouvelles de la révolution arabe

Tunisie : commentaires sur la révolution à l’occasion des élections (Partie III)

Déceptions à l’extrême-gauche

Ce même phénomène explique également l’échec cinglant des listes l’extrême-gauche. Mais il ne l’explique qu’en partie. Dans un entretien, le secrétaire général du PCOT, Hamma Hammami, met en cause les irrégularités constatées pendant la campagne électorale et au cours du scrutin, la modestie des moyens financiers de son parti, la moindre médiatisation dont il a bénéficié par rapport à d’autres candidats et la confusion suscitée par l’appellation « Al badil etthaouri » (l’alternative révolutionnaire) des listes du PCOT dont le nom, par contre, commençait à être connu. Il regrette également la fragmentation des candidatures d’extrême-gauche.

Ces facteurs ne sont assurément pas négligeables. Ils ne suffisent cependant pas à expliquer pourquoi les candidats de la gauche radicale qui ont fait campagne autour d’une démocratie élargie, d’un projet national anti-impérialiste orienté vers la satisfaction des aspirations et des besoins des classes populaires, du démantèlement des institutions de l’ancien régime, du jugement des anciens responsables corrompus ou impliqués dans des actes de violence, ont attiré si peu de suffrages, y compris dans les zones les plus défavorisées et les quartiers populaires. Surtout, ils ne permettent pas de comprendre pourquoi, alors qu’avec les syndicalistes les plus combattifs et les nationalistes arabes, les militants de la gauche radicale qui ont joué un rôle majeur dans la mobilisation révolutionnaire, à Gafsa, à Sidi Bouzid et ailleurs, aussi bien avant la chute de Ben Ali que dans les mois qui l’ont suivie, n’ont pas vu ce rôle reconnu et approuvé par les électeurs. On pourrait évoquer les distorsions dans l’expression et la représentation de l’opinion publique provoquées par le mécanisme électoral. Mais, une fois ces distorsions prises en compte, se pose la question de la stratégie adoptée pour y faire face.

L’unification des forces d’extrême-gauche aurait-elle suffit à contrecarrer les effets pervers de la représentation électorale ? Dans le cadre des rapports de forces existants, cela paraît peu probable. S’il y avait une alternative, ne se situait-elle pas ailleurs que dans l’élargissement progressif de l’espace politique de la seule gauche radicale ou de l’une de ses composantes ? Ne se situait-elle pas plutôt dans la seule organisation de masse qui, bien plus qu’Ennahdha – du moins jusqu’aux élections -, était liée de près aux classes populaires en l’occurrence l’UGTT ?

Depuis sa fondation à l’époque coloniale, celle-ci a joué un rôle politique fondamental qui n’a pas toujours été, loin de là, celui de relais de la politique du parti destourien. Bien au contraire, malgré les rapports ambivalents de solidarité conflictuelle qu’elle a entretenus avec le pouvoir pendant des décennies, elle a aussi été un contre-pouvoir, à travers lesquels se sont exprimées les oppositions politiques, au point que le projet de constituer un parti à partir de l’UGTT ou de présenter des listes aux élections a maintes fois été à l’ordre du jour à tous les niveaux de la Centrale syndicale. Certes, depuis le milieu des années 1990, elle avait perdu une partie de sa force et la marge de manœuvre des syndicalistes par rapports aux réseaux bureaucratiques liés au pouvoir avait été considérablement restreinte, mais, on l’a vu, dans un contexte de mobilisation révolutionnaire, sous la pression conjointe des événements, des militants de base et de ses organismes sectoriels et régionaux, l’UGTT a joué à nouveau un rôle politique central, allant jusqu’à la participation au Conseil de protection de la révolution. Par la suite, ont convergé les intérêts de ses sommets bureaucratiques et les stratégies des formations de la gauche radicale, chacune jouant sa partition, pour que l’UGTT s’en tienne à un rôle social revendicatif et soutienne le gouvernement de Béji Caïd Essebsi. Je ne suis certainement pas en mesure de l’affirmer mais est-il irraisonnable de penser qu’exiger la constitution de listes UGTT ou émanant à tout le moins de ses structures les plus combatives était un pari stratégique jouable et peut-être porteur d’une dynamique révolutionnaire que les seules forces de la gauche radicale ne sauraient insuffler. Une telle démarche, si elle avait été possible, aurait imposé dans le débat les enjeux véritables de la révolution (au lieu de l’absurde controverse « modernistes contre islamistes »). Elle aurait pu amener à l’Assemblée constituante un nombre important de députés, qui n’auraient probablement pas été rassemblés autour d’un projet révolutionnaire radical mais au moins par les revendications nationales, démocratiques et sociales les plus urgentes des classes populaires. Qu’on ne voie pas, dans ces commentaires, la tentation de faire la leçon à des militants souvent inflexibles et courageux. Je suis bien incapable, pour ma part, de réaliser le millième de ce qu’ils ont tenté pour que triomphe la révolution. Plus modeste, mon intention est de souligner, ici comme dans le reste de cet article, que le résultat des élections n’étaient pas inscrits dans des données culturelles ou sociales implacables mais dans le politique et les stratégies des différents acteurs.

Modernistes contre islamistes ?

Cet article, déjà bien lacunaire, serait tout à fait incomplet si je ne revenais pas sur le fameux clivage « modernistes contre islamistes ». Les scores les plus élevés des partis considérés comme modernistes – même lorsqu’ils ont refusé de mener une campagne anti-Ennahdha – ont été réalisés dans les zones urbanisées les plus favorisées de la capitale et du nord-est côtier. Il est remarquable de ce point de vue que le Pôle moderniste et démocratique, charpenté par l’ancien Parti communiste devenu le parti Ettajdid et par le Parti socialiste de gauche (PSG), issu de l’extrême-gauche, ait obtenu ses meilleurs résultats, bien faibles au demeurant, dans les banlieues résidentielles et huppées de Tunis. Cette situation est d’autant plus paradoxale qu’Ettajdid comme le PSG ont gardé de leur passé un réel attachement à la question sociale. Celle-ci cependant ne fait sens pour eux que dans le cadre d’une modernité séculière dont la défense serait prioritaire par rapport à toute autre considération.

Très rapidement, au lendemain de la fuite de Ben Ali, alors que le parti Ennahdha commençait à peine à se restructurer, une frange du mouvement démocratique a en effet renoué avec un discours que l’on pouvait croire dépassé, celui des années 1990 qui avait vu la grande majorité des démocrates tunisiens et des militants de gauche soutenir, plus ou moins explicitement, la répression du courant islamiste. La figure emblématique de cette politique a été le « moderniste » Mohamed Charfi dont la participation au gouvernement avait justifié aux yeux de beaucoup le silence qu’ils se sont imposés face à la répression féroce du mouvement Ennahdha, alors même que celle-ci permettait la mutation policière et « mafieuse » du système politique. Beaucoup, pourtant réjouis par la révolution, ont bien vite privilégié leur volonté de faire barrage à l’islam politique par rapport au démantèlement des institutions répressives de l’ancien régime (Le pouvoir en a d’ailleurs joué. Ainsi de Beji Caïd Essebsi lorsque, pour s’opposer à l’inéligibilité des anciens responsables RCDistes, il a souligné que cela risquait de favoriser les candidats d’Ennahdha.)], cherchant bien souvent à négocier une « transition démocratique » dans des conditions qui garantiraient la marginalité d’Ennahdha. La solution qu’ils ont trouvé, et je dois dire la plus maladroite, a été de prôner la laïcité comme principe de l’État. Par ailleurs, tout en se félicitant du succès de la révolution, ils n’ont eu de cesse de prendre leurs distances par rapport à ses formes populaires, brouillonnes, non encadrées, irrationnelles, non intégrables à la modernité institutionnelle, en un mot, non historiques.

Mon hypothèse est qu’en amont de la campagne contre Ennahdha, il y a les intérêts statutaires d’une fraction des classes moyennes que je qualifierais de bourguibistes. En leur sein, le Pôle moderniste et démocratique représente l’expression extrême d’une idéologie européocentriste, héritage de la colonisation et du bourguibisme, qui traverse à des degrés divers toute la société, y compris, dans des formes particulières, les partisans d’Ennahdha. Cette idéologie qui contribue à perpétuer la condition subalterne des Tunisiens dans les relations sociales mondiales fonctionne, dans le même mouvement, comme l’un des principaux dispositifs de distinction statutaire au bénéfice des classes moyennes et supérieures et comme l’une des procédures d’éviction des classes populaires du champ politique et de la définition des normes sociales, culturelles et symboliques. Du point de vue des classes moyennes, c’est l’un des principaux enjeux de la révolution.

Les motivations qui sous-tendent les choix politiques des classes moyennes ne s’expriment pas seulement en termes de promotion socio-économique garantissant un accès plus large aux biens de consommation, mais également en termes de statut symbolique et de reconnaissance. Contre l’indignité généralisée promue par le régime de Ben Ali, c’est-à-dire la dévalorisation morale et l’auto-dévalorisation collective et individuelle, les Tunisiens tentent de se reconstruire une subjectivité positive. Dans ce processus, les classes moyennes urbaines, et en particulier parmi eux les intellectuels, jouent un rôle de médiation qui leur permet dans le même mouvement de réaffirmer leur statut supérieur dans la stratification sociale, un statut qui se construit dans une matrice idéologique et normative fortement marquée par la suprématie du monde euro-américain à l’échelle internationale.

Malgré les apparences, Ennahdha n’y échappe pas non plus. Même si, pour certaines dimensions culturelles, ce parti a le regard tourné vers l’« Orient » plus que vers l’« Occident », s’il revalorise une conception de l’islam qui se dit plus proche du message divin et des temps magnifiés de la prophétie, s’il réactive également des références réputées non modernes dans quelques domaines de l’organisation du politique, du rôle de l’individu, des mœurs et des questions de genre, il demeure, à sa manière, sous l’emprise du mode de pensée hégémonique de la modernité occidentale (technologisme et scientisme, fascination pour la puissance des bureaucraties étatiques, productivisme, culte de l’entreprise et du marché libre, etc.) S’opposant sur ce point à l’idéologie bourguibiste, dans ses formes anciennes et contemporaines, le mouvement Ennahdha ne considère pas l’État tunisien indépendant, ancré dans le monde occidental, comme une fin en soi mais comme un moment du processus de « renaissance » du monde musulman, une renaissance fondée non pas sur la puissance populaire mais sur la force de l’État, le capital, la science, cimentés par la norme islamique, telle qu’il l’interprète. Il entend ainsi revaloriser les Tunisiens à travers l’islam et revaloriser l’islam face à la hiérarchie eurocentrée des cultures et des forces matérielles.

À rebours de cet idéal qui mobilise une partie des classes moyennes, s’oppose une autre fraction des classes moyennes qui, quant au fond, est profondément bourguibiste – même si, en son sein, nombreux sont sincèrement solidaires des luttes anti-impérialistes, soutiennent les revendications des catégories défavorisées contre l’exploitation et espèrent la libération du peuple palestinien. Mode de consommation, mœurs et pratiques culturelles, attachement à certaines formes de démocratie et à une certaine laïcité, défense des valeurs normatives de la modernité comme l’égalité des genres, etc., expriment à la fois leur distinction par rapport aux classes populaires et le fait que leur dignité se construit dans le mimétisme vis-à-vis de l’ancien colonisateur, toujours tout-puissant. Démocrates ou de gauche, convaincus d’être « progressistes », ils identifient dans le modèle de la modernité démocratique européenne (ou dans sa variante marxiste) et dans ses références philosophiques et morales, la source de leur salut. Ils sont pressés d’entrer dans l’histoire moderne, c’est-à-dire dans l’histoire européenne, et l’islamisme, trop rapidement identifié aux classes populaires, semble leur en barrer le chemin. À travers leur opposition à l’ « obscurantisme » supposé du parti Ennahdha et de son caractère prétendument « moyenâgeux », les courants laïcs affirment leur distinction par rapport aux classes populaires, notamment rurales, considérées comme arriérées, anachroniques et appartenant au passé (de l’Europe !), comme la source de l’irrationalité, de la superstition et de l’anti-modernité.

Face à l’accent mis sur l’« identité arabo-islamique » par les courants qui se réclament de l’islam, a été mobilisé, pour citer cet exemple, le thème de l’« identité tunisienne », censée inclure la première parmi d’autres composantes. Les « modernes », comme Bourguiba en son temps, réaffirmaient ainsi la centralité d’une « tunisianité », s’enracinant dans une Tunisie millénaire, dont l’arabisation et l’islamisation n’auraient été qu’un moment parmi d’autres. Il ne s’agit pas ici de nier que l’histoire du territoire tunisien a été traversée de multiples courants civilisationnels, ni de nier les particularités que cette histoire a façonné, mais d’interroger les enjeux politiques actuels de la réactivation, par les franges « modernistes » des classes moyennes, d’un modèle identitaire construit principalement sur le modèle des identités forgées par les États-nation européens. Je vois, personnellement, trois enjeux à cette réactivation.

Pour des raisons évidentes, il ne leur est guère possible aujourd’hui de revendiquer une « communauté de destin » avec les pays occidentaux ; par contre, même lorsqu’elle se targue de constituer l’espace privilégié de la lutte contre la domination impérialiste, la référence à la tunisianité permet, sans se trahir en apparence, d’orienter la Tunisie vers le nord de la Méditerranée plutôt que vers l’« Orient ». Cette référence, qui repose sur l’identification entre identité, communauté nationale et État-nation, selon le modèle promu par le modèle européen, permet en outre d’insérer la Tunisie dans cette trajectoire historique prétendument universelle que l’Occident veut imposer au monde. Enfin, cette tunisianité privilégie l’histoire des régions côtières, urbanisées, étatisée, « réformistes » du pays, l’histoire des classes moyennes et de la bourgeoisie et relègue son autre histoire, celle des profondeurs de l’ouest et du sud du pays, celle de ces mêmes couches populaires qui ont déclenché la révolution, à la non-histoire. Je n’irais pas plus loin sur cette question qui mérite une exploration plus précise. Mais ces quelques éléments à peine ébauchés me paraissent déjà fournir des points d’appui pour saisir les enjeux que camouflent les imprécations contre l’« intégrisme islamique ». Je les dis brutalement : écarter les classes populaires les plus défavorisées (qu’elles soient sensibles aux thèses islamistes ou non) des lieux de pouvoir et ancrer la Tunisie dans l’histoire de l’Europe.

Une rupture « dans l’ordre »

Au stade actuel de la trajectoire politique tunisienne, la révolution a bousculée les objectifs limités des stratégies de normalisation transitionnelle pour refluer en s’institutionnalisation dans une rupture partielle mais majeure avec la forme précédente de gouvernement. Si l’armée et la police n’ont pas été démantelées et reconstituées, si l’ombre des négociations avec les élites RCDistes et d’autres sphères dirigeantes du régime benaliste n’a jamais cessé de déterminer les choix des anciennes oppositions, désormais au pouvoir, néanmoins une rupture effective avec soixante ans de système politique a été opérée. Que l’on se félicite du résultat des élections ou que l’on s’en désole, il n’en demeure pas moins que, pour la première fois depuis bien longtemps, la Tunisie est dotée d’une assemblée pluraliste qui, dans les jours et les semaines qui viennent, désignera un nouveau président de la république, un premier ministre et un gouvernement, avant de s’atteler à la rédaction d’une nouvelle constitution. C’est une rupture d’autant plus grande que la majorité qui a émergé du scrutin se réclame de l’islam politique.

Le régime autoritaire mis en place par Bourguiba reposait sur un système constitutionnel au sein duquel le président de la république concentrait quasiment tous les pouvoirs entre ses mains, s’appuyant sur une énorme machine bureaucratique entrelaçant administration et parti unique, le Néo-Destour, devenu plus tard le Parti socialiste destourien puis, avec l’avènement de Ben Ali, le RCD. Il s’est longtemps adossé sur une sorte de compromis social basé sur un équilibre conflictuel entre le parti au pouvoir, l’UGTT et les différents secteurs de la classe dominante, un compromis rendu possible par l’interventionnisme économique de l’État et par des dispositifs de redistribution dont la paysannerie et en particulier les zones rurales de l’intérieur du pays ont fait les frais au bénéfice des grandes villes côtières. Était consacrée ainsi la permanence d’une fracture historique entre l’est et l’ouest du pays. Le régime de Bourguiba tirait également sa légitimité de la lutte pour l’indépendance et d’un projet de modernisation eurocentrée. Les ressorts de ce régime ont commencé à s’enrayer dès les années 1970 mais c’est surtout dans les années 1980 que l’incapacité du pouvoir à s’auto-réformer a conduit à des crises successives qui ont débouché sur la prise du pouvoir par Ben Ali, lequel, loin de tenter de rénover un système profondément ébranlé, s’est contenté d’accompagner sa décomposition et de cuirasser son autorité par la multiplication des services de police et de contrôle de la population, par la répression, le quadrillage des quartiers, la constitution d’une pléiade de réseaux souterrains, assurant la dépendance clientélaire, désormais forme privilégiée de la « redistribution », ainsi que par une ouverture économique et l’élargissement de l’accès à la consommation dont une partie des classes moyennes a pu bénéficier.

On m’excusera d’avoir présenté une image par trop schématique et lacunaire du système politique tunisien tel qu’il s’est constitué depuis l’Indépendance, mais cela me parait quand même utile pour mesure l’importance de la rupture introduite par la révolution et que consacrera, pour une part, la Constituante – et en premier lieu, les fondements de la légitimité des nouvelles autorités. Issus de nouvelles générations sans rapport avec l’histoire du mouvement national ni avec son parti historique, le pouvoir qui s’instaure puise désormais sa légitimité dans la résistance à Ben Ali et dans la révolution mais également, sans qu’il y ait, pour l’instant en tout cas, de remise en cause fondamentale de la matrice eurocentrée du bourguibisme, dans les références à la démocratie, à l’islam et à la proximité « civilisationnelle » avec le monde arabo-musulman. Tout cela n’est pas encore joué, bien sûr, comme c’est le cas notamment de l’institution de formes plus ou moins démocratiques de gouvernement. Il est évident par contre que le parti qui a dominé le pouvoir depuis l’Indépendance n’est plus, et que le couple parti unique/UGTT appartient définitivement au passé : la nouvelle formation hégémonique devra, un temps au moins, composer avec d’autres partis dans le cadre des institutions représentatives. Le mouvement syndical ne jouera plus le rôle central qui a longtemps été le sien en tant que principal support social du régime en place et, dans le même temps, en tant que force de pression et canal d’expression premier de l’opposition politique.

C’est dire également que les équilibres sociaux caractéristiques du bourguibisme et déjà passablement bouleversés sous Ben Ali avec la subordination de la bureaucratie syndicale et la libéralisation économique, risquent fort de basculer plus encore au détriment des classes travailleuses et des plus déshérités. Certes, rien n’est fermement établi. Les rapports de force restent encore instables. La révolution s’est accompagnée d’une très large politisation et a développé de fortes capacités de résistance et de contestation qui ne seront pas facilement jugulées. Par ailleurs, les changements en Tunisie s’insèrent dans un ébranlement général du monde arabe dont il n’est guère possible aujourd’hui de prévoir les conséquences. Beaucoup de choses peuvent encore changer dans les mois et les années qui viennent mais ce qui est certain, c’est que la désagrégation des fondements du régime établi à l’Indépendance a atteint un point de non-retour. Pour autant, cette rupture ne signifie pas pour l’instant la dislocation de toutes les sphères du pouvoir issus de l’ancien régime. À la veille des élections à la Constituante, les trois partis aujourd’hui majoritaires ne se privaient pas de dénoncer, à juste titre, l’autorité toujours prédominante de certains réseaux issus du régime de Ben Ali sur les cercles du pouvoir, les instances nationales, régionales et locales du ministère de l’Intérieur, l’institution judiciaire et la bureaucratie de l’État. Il est probable que, sans trop bousculer la bureaucratie étatique ni menacer les intérêts des classes dominantes, les nouvelles autorités seront amenées à négocier et à manœuvrer pour neutraliser les uns et incorporer les autres au nouveau système de pouvoir en voie de constitution. Qu’on ne se presse pas, en tous cas, de tirer des conclusions ; il est particulièrement difficile de démêler les stratégies des choix tactiques opérées par les différents acteurs. Par ailleurs, on sait d’expérience que les tactiques ne sont pas innocentes ; aussi subtiles sont-elles, elles peuvent s’avérer un piège.

Il est peut-être dans la nature d’une révolution d’être inachevée

La révolution est un moment et un mouvement. Le moment où « ceux d’en haut » ne peuvent plus « gouverner comme avant », selon la formule classique de Lénine, et où « ceux d’en bas » sont décidés à ne plus être « gouvernés comme avant », le mouvement à travers lequel le peuple s’empare du politique – pour lui-même. Le moment a triomphé avec la fuite de Ben Ali ; le mouvement a été interrompu, ou peut-être simplement suspendu, au cours des événements qui ont suivi la défaite de Kasbah II. Ainsi, bousculé par la mobilisation révolutionnaire, le processus politique entamé avec le départ de Ben Ali est allé plus loin que les arrangements d’une « transition dans l’ordre », négocié au sommet. Il a pu imposer une rupture profonde, une rupture sans doute « dans l’ordre », pour parler comme la Maison blanche, mais qui, dans le contexte de la révolution arabe en cours, pourrait ouvrir de nouvelles perspectives de libération aux classes populaires. Il faut espérer qu’au slogan « le peuple veut la chute du régime » en succède un autre : le peuple veut que le gouvernement lui obéisse.

Sadri Khiari, octobre 2011

Partie I : ICI

Partie II : ICI

Version intégrable à télécharger ci-dessous :

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Sadri Khiari est l’auteur de nombreux articles sur la Tunisie et d’un ouvrage intitulé Tunisie, le délitement de la cité, éditions Karthala, Paris, 2003. Voir également « La révolution ne vient pas de nulle part », entretien conduit par Béatrice Hibou avec S. Khiari, in Politique africaine, n°121, éd. Karthala, Paris, mars 2011, disponible en français et en anglais sur http://www.decolonialtranslation.com/francais/

Il a publié également Sainte Caroline contre Tariq Ramadan. Le livre qui met un point final à Caroline Fourest, éditions LaRevanche, Paris, 2011, La Contre-révolution coloniale en France. De de Gaulle à Sarkozy, éditions La Fabrique, Paris, 2009 et Pour une politique de la racaille. Immigrés, indigènes et jeunes de banlieue, éditions Textuel, Paris, 2006.

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