Toutefois, il faut se poser une question : pourquoi une telle obsession de Soral pour l’Algérie ? Son révisionnisme n’est pas tourné vers le passé mais vers des enjeux bien actuels. Il est certes investi du désir, sinon d’une reconquête (« il faudrait peut-être y revenir » dit-il), au moins de l’annihilation de l’Algérie postcoloniale par les vautours qui la guettent. De fait, quand il présage une future catastrophe, il en exprime le vœu. Il s’adresse ainsi autant aux nostalgiques blancs de l’Algérie française qu’aux descendants de l’immigration algérienne en France. Mais pour leur dire quoi et à quelles fins politiques ?
En premier lieu, lorsqu’il affirme qu’hormis ce que la France y a laissé et qui dépérit, il n’y a rien qui vaille en Algérie, il ne fait que radoter un vieux refrain des nostalgiques de l’Algérie française : « Nous avons construit ce pays ! Ils en ont fait une ruine ! » Afin de renverser l’entreprise de destruction systématique – sous toutes ses formes – que fut la « mission civilisatrice » de la colonisation en célébration de ses « bienfaits », il est impératif de nier à l’Algérie tout passé, tout présent et tout futur. D’où qu’il ne veuille rien voir de l’Algérie réelle et vivante, et qu’il faille à tout prix en imposer une représentation mortifère, à jamais figée dans le reniement funeste de la « mère-patrie », la France, dont les murs ont été désertés par la « civilisation ». Il s’agit bien entendu d’un avertissement lancé aux luttes de l’immigration postcoloniale, en France, sommée de se soumettre au pacte national, au-delà duquel il n’existerait nul salut pour elle. La célébration de l’« œuvre positive » de la colonisation et la déploration de l’état de l’Algérie postcoloniale ont pour but principal d’introduire l’auto-dévalorisation dans le cœur des indigènes, notamment liés à l’Algérie, qu’il veut soumettre à ses injonctions nationalistes.
En ce sens, tout son propos consiste à rejeter l’existence d’un « passif colonial », en Algérie, et donc de réfuter l’existence d’un problème postcolonial, tant en Algérie qu’en France. La dissolution rhétorique du problème postcolonial ôte bien entendu toute légitimité et pertinence politiques aux luttes des descendants de l’immigration provenant des colonies et ex-colonies françaises. Il y a d’un côté, l’Algérie : les « poubelles », les « ruines », la « dictature », le « sort malheureux » des « renégats domestiqués et lâches » ; de l’autre, la France : sa « grandeur », son « développement », ses « libertés », la « chance » à saisir des « ingrats gueulards ». Parce qu’en Algérie – savez-vous – pays de deux guerres civiles et d’effervescence sociale et politique, malgré le système politique sclérosé, les dérives tragiques et les traumatismes, on ne lutte pas, on attend que Soral – sauveur et rédempteur des bougnoules ! – vienne critiquer le régime à sa place. Cette représentation d’une « Algérie-poubelle », au sens ontologique du terme, littéralement sortie de l’histoire, vise à faire oublier que les poubelles y ont débarqué avec le colonialisme et que le combat politique contre les « poubelles du (néo)colonialisme » continue dans l’Algérie postcoloniale, que l’histoire est en cours.
En effet, dès lors qu’on considère le problème postcolonial dans sa profondeur, il apparaît au contraire une convergence de luttes face au régime algérien et à ses continuités coloniales, à l’État français et au racisme institutionnel et à l’impérialisme, où – contre le révisionnisme et sa momification, l’héritage de la lutte de libération nationale, en Algérie, reste vivant. Dès lors qu’on ne sépare plus le présent du passé, ni les luttes de là-bas des luttes d’ici – et c’est bien là l’intention ultime du propos de Soral que de NOUS séparer, l’opposition entre le « pays libre » (qui respecte la liberté de cultes, ose-t-il dans le déni de l’islamophobie galopante) et le « pays enchaîné » (qui a déserté « nos » chères Églises, déplore-t-il en néo-évangélisateur) perd tout sens pour devenir celle entre la colonialité perpétuée au sein des mirages de la liberté conquise et les combats décoloniaux pour la liberté qu’il reste à conquérir, en France et en Algérie.
Bref, Soral dit : « Ne luttez plus ! » avec pour intention directrice – la même, toujours – de convaincre les indigènes de France de devenir les supplétifs de son idéologie néocoloniale, entièrement dirigée contre eux. On comprend alors mieux son obsession pour l’Algérie, de fait aucunement exclusive de sa personne et de son courant politique. Parce que l’Algérie est un symbole du combat anticolonial qui cristallise la fierté et la dignité des indigènes, de fait bien au-delà des algériens, et parce que sa seule existence nous situe dans l’histoire ouverte des combats anticoloniaux et décoloniaux au sud et au nord, c’est une page qu’on voudrait vite clôturer, avec tous ses possibles, et un symbole – une blessure pour le narcissisme français – qu’on voudrait piétiner et anéantir, afin d’en priver à tout jamais ceux qui luttent encore ici et là-bas.
Or, comme le rappelait un texte de Raphaël Confiant en 2008, notre ennemi est le même et notre destin inexorablement lié: « (…), chers frères et sœurs, ensemble, indigènes de la République vivant sur le sol français, colonisés des DOM-TOM et néo-colonisés d’Afrique et du monde arabe, il est grand temps que nous nous donnions la main afin que nous puissions « sortir hors des jours étrangers » comme le disait Aimé Césaire et que nous cessions d’être « les damnés de la terre » comme le disait Frantz Fanon. Seule une unité sans faille entre nos trois populations rendra ce rêve possible. »[1] Soral est l’un des visages de cet ennemi!
Malik Tahar-Chaouch, membre du PIR
[1] http://indigenes-republique.fr/message-de-soutien-a-la-marche-du-8-mai/