Débat

Réponse à Philippe Corcuff concernant le communiqué des Indigènes de la république sur le meurtre d’Halimi

Le propos est clair : il y a une politique qui s’enracine dans l’histoire coloniale et qui est réactivée aujourd’hui en fonction des enjeux contemporains. Cette politique alimente le racisme anti-juif tout en opposant entre elles les différentes catégories stigmatisées de la population. Les ressorts principaux de l’« engrenage concurrentiel », que craint à juste titre Corcuff, ne sont pas à chercher du côté des victimes du racisme mais d’abord du côté des logiques d’un système basé sur les hiérarchisations ethniques et du côté des politiques concrètes et des stratégies de ceux qui dominent.

Philippe Corcuff a notamment la lucidité de reconnaître que le postcolonialisme, c’est-à-dire la perpétuation de rapports politiques, sociaux et culturels issus de la colonisation, est constitutif de l’enchevêtrement des dominations au sein de la société française ; une lucidité que l’on trouve trop rarement, hélas, au sein du champ politique blanc, construit lui-même sur l’exclusion des populations issues des anciennes colonies.

Les critiques que formule Corcuff à l’égard du communiqué du Mouvement des indigènes de la république concernant le meurtre d’Ilan Halimi témoignent d’une approche trop abstraite des problèmes politiques et d’une lecture de ce communiqué altérée par des inquiétudes excessivement déterminée par les jugements négatifs voire les dénonciations dont l’Appel des indigènes de la république a été l’objet de la part de la plupart des composantes de la gauche.

Il est, certes, tout à fait légitime de s’en soucier puisque l’un des objectifs du Mouvement des indigènes est bien sûr de contribuer à l’élargissement d’un pôle véritablement anticolonialiste au sein de la gauche ; reste qu’il y aura toujours une tension entre cette volonté qui est une volonté de convergence et l’impératif majeur du combat indigène, en l’occurrence, celui de construire son chemin autonome, en fonction de ses propres enjeux (décalés, disjoints, voire antagoniques, avec les enjeux de la gauche réelle) et sans céder à la tentation de plaire ou de rassurer.

L’approche par trop abstraite de Philippe et ses inquiétudes l’empêchent ainsi de donner toute son importance à ce qui constitue, à mon sens, la signification et l’enjeu politique de l’affaire Halimi. Pourquoi ce fait divers, certes monstrueux et qui a pu mobiliser – l’enquête dira peut être et dans quelle mesure – des stéréotypes antisémites, pourquoi ce fait divers, donc, a-t-il pu devenir une affaire politique majeure, impulsée directement par le ministre de l’Intérieur et réalisant une quasi unanimité politique allant de la gauche à l’extrême-droite ? Pourquoi une majorité de la gauche a-t-elle défilé la main dans la main avec des sarkoziens, des racistes anti-arabes, des racistes anti-noires et, sans doute également, de véritables antisémites ? Pourquoi de telles convergences deviennent-elles de plus en plus nombreuses au nom de la défense de la république, de la laïcité, de la liberté d’expression ou de la lutte contre l’antisémitisme ?

Poser ces questions, c’est y répondre : l’enjeu de cette vaste convergence, par delà la sincérité humaniste qui peut animer quelques unes de ses composantes et leur inquiétude justifiée concernant la persistance de l’antisémitisme en France, ne peut être compris en dehors de l’offensive buschienne à l’échelle internationale et de celle, combinée, que mène la droite (et que continuerait sans doute de mener la nouvelle gauche plurielle si elle accédait au pouvoir en 2007) contre l’immigration et contre les populations issues des anciennes colonies : les Noirs, les Arabes, les musulmans.

Le drame d’Ilan Halimi et de sa famille a été exploité dans le cadre de cette offensive. L’enjeu réel de la mobilisation politique qu’il a suscité n’était pas la lutte contre l’antisémitisme mais la lutte contre les Arabes, les Noirs et les musulmans. Qu’on ne me fasse pas dire ce que je ne pense pas. D’autres enjeux tout aussi antipathiques existent également et constituent un des soubassements de cette offensive raciste : compétition électorale, politique néolibérale, etc.

Mais ces enjeux se réalisent concrètement dans l’opposition à une partie de la population en fonction de ses caractéristiques raciales, ethniques et culturelles, réelles ou supposées. C’est donc de racisme qu’il s’agit. Et je n’hésite pas à le dire : la manifestation de samedi dernier n’était pas une manifestation contre l’antisémitisme mais une manifestation raciste (1). De ce point de vue, il était tout à fait hypocrite d’en exclure Philippe de Villier : il y avait toute sa place !

On ne peut pas, comme le fait Philippe Corcuff, constater le « consensus large dans le monde politique français contre l’antisémitisme, ce qui n’est pas le cas pour les autres racismes (racisme anti-noirs, racisme anti-arabes, islamophobie, etc.) » sans analyser les forces et les enjeux qui agissent ce « consensus large ». Et ces forces ne sont pas seulement l’expression d’une plus grande prise de conscience par le monde politique français des méfaits de l’antisémitisme et d’une moindre prise de conscience des méfaits des autres racismes.

C’est pourquoi l’axe d’une intervention politique antiraciste ne pouvait pas être, comme l’aurait voulu Corcuff, la « mise en cause claire des dangers de l’antisémitisme » mais d’abord et avant tout la mise en cause claire des dangers de l’instrumentalisation de l’antisémitisme. Dire cela ce n’est certainement pas minimiser la question du racisme antijuifs, c’est au contraire pointer les circonstances et les politiques qui l’alimentent sans arrêt.

Le communiqué des Indigènes de la république est tout à fait explicite là-dessus : « Si cette dimension (antisémite) était avérée, cela ne ferait que confirmer nos avertissements répétés quant aux effets pervers du comportement d’une classe politique et d’une presse qui piègent et empoisonnent en permanence l’opinion publique par la banalisation d’un discours d’exclusion ethnique et religieux. ». Le communiqué dénonce « le traitement politico-médiatique de ce crime et alerte l’opinion sur les dangers d’une stratégie politicienne fondée sur l’exacerbation des différences communautaires, ethniques ou religieuses. ».

Il souligne que « le traitement d’exception accordé au racisme anti-juifs risque de construire ces derniers en boucs émissaires potentiels et de creuser les oppositions entre les différentes composantes de la société française dont un des fondements reste la hiérarchisation ethnique et raciale. Nous l’avions déjà dénoncé dans l’Appel des indigènes de la république : « Comme aux heures glorieuses de la colonisation, on tente d’opposer les Berbères aux Arabes, les Juifs aux « Arabo-musulmans » et aux Noirs ». »

Le propos est clair : il y a une politique qui s’enracine dans l’histoire coloniale et qui est réactivée aujourd’hui en fonction des enjeux contemporains. Cette politique alimente le racisme anti-juif tout en opposant entre elles les différentes catégories stigmatisées de la population. Les ressorts principaux de l’« engrenage concurrentiel », que craint à juste titre Corcuff, ne sont pas à chercher du côté des victimes du racisme mais d’abord du côté des logiques d’un système basé sur les hiérarchisations ethniques et du côté des politiques concrètes et des stratégies de ceux qui dominent.

La mise en cause abstraite des dangers de l’antisémitisme occulte cette réalité et risque de contribuer à banaliser le message qui transparaît dans la plupart des discours actuels sur l’antisémitisme : les Noirs, les Arabes, les musulmans sont le nouveau vecteur d’un antisémitisme a-historique dont l’Occident se serait débarrassé. De ce point de vue, il n’y a pas dans le communiqué des Indigènes de la république l’ombre d’une « concurrence des victimes » ; il y a au contraire l’avertissement que « le traitement d’exception accordé au racisme anti-juifs », instrumentalisation de la lutte contre l’antisémitisme, contribue, à l’inverse de ses objectifs déclarés et souvent sincères, à alimenter l’antisémitisme. N’est-ce pas là la manière la plus pertinente de mettre en cause clairement les « dangers de l’antisémitisme » ? (2)

De ce point de vue, il n’y a aucune raison d’incriminer la « prudence » dont ferait preuve le communiqué quant à la qualification du crime dont a été victime Ilan Halimi. Certes, l’affaire du RER D devrait inciter tout le monde à la prudence ; les déclarations de Sarkozy au lendemain du crime et qui ont été démenties par la suite devraient également susciter la prudence. L’excellent communiqué de l’UJFP sur l’assassinat d’Halimi est tout aussi « prudent » que celui des Indigènes de la république : « le caractère antisémite de cet acte n’est pas avéré », peut-on ainsi y lire. A gauche, on n’oserait pas reprocher à cette association une telle affirmation.

Mais le Mouvement des indigènes de la république, comme les populations noires et arabes, est soupçonné de complaisance vis-à-vis de l’antisémitisme. Il est soumis en permanence à l’injonction de prouver la clarté de ses positions concernant les « dangers de l’antisémitisme ». A ce type d’injonctions, finalement racistes, les indigènes ne peuvent répondre que d’un revers de la main. J’entends parfaitement Corcuff lorsqu’il met en garde contre le risque de prendre nos adversaires pour boussole mais tenter de lever un soupçon plutôt que de le dénoncer, n’est-ce pas aussi prendre nos adversaires pour boussole ?

Mais, surtout, quand bien même de nouveaux éléments devaient confirmer le caractère antisémite de ce meurtre, cela ne modifierait pas le diagnostic quant à sa signification politique et à la manière d’y répondre.

Corcuff fait une autre critique abstraite et injustifiée au communiqué : « Il y a une tentation de disqualification d’un « anti-racisme » qui ne serait que « moral ». Mais n’y a-t-il pas aussi une composante morale dans notre combat ? » Il y a très certainement une composante morale dans notre combat qu’exprime la place centrale de la question de la dignité dans toute la démarche du Mouvement des indigènes (une chose que ne peuvent comprendre ceux qui se préoccupent seulement des « questions sociales »). Un des apports que le combat des indigènes peut apporter à une certaine gauche, c’est justement de réintroduire la dimension morale dans la politique. Mais ce que ne perçoit pas Philippe Corcuff, c’est que ce n’est absolument pas de cela dont il s’agit aujourd’hui.

Ce qui est en jeu, c’est la réduction du combat anti-raciste à la seule morale, assimilée à une « haine de l’Autre » non-historique, détachée de la lutte contre les conditions politiques, sociales, etc., qui engendrent tel ou tel type de racisme. Une telle réduction a une histoire, dont les mouvements de l’immigration et des quartiers se souviennent et qui a une incarnation très concrète : SOS-racisme et le vaste mouvement idéologique et politique qui, au lendemain des Marches pour l’égalité de la première moitié des années 80, a travaillé à décontextualiser le racisme spécifique dont sont victimes les populations issues de l’immigration coloniale et postcoloniales, à le dépolitiser en le moralisant, à le politiser en lui donnant comme contenu principal, la lutte contre le FN dans le cadre d’une compétition entre la droite et la gauche.

Cette tendance continue d’être hégémonique même si, pour une part, la cible a changé et que la lutte antiraciste est désormais concentrée sur la lutte contre les « nouveaux antisémites » que seraient les Arabes, les Noirs et les musulmans. Aujourd’hui, et c’est ce que dit le communiqué des Indigènes, on veut nous refaire le même coup : « Alors que la révolte de novembre avait replacé le débat concernant l’immigration postcoloniale sur le terrain du système de discriminations ethniques et raciales, ce crime crapuleux fournit l’occasion rêvée de le rabattre une fois de plus sur le registre d’un anti-racisme exclusivement moral fondé sur la lutte contre la « haine de l’Autre » et l’insécurité » (c’est moi qui souligne).

L’horizon d’un large rassemblement contre tous les racismes n’est d’ailleurs pas dénué d’ambivalences de ce point de vue : il risque de dissoudre les spécificités historiques et contextuelles de chacun des racismes dans une soupe exclusivement morale et non-politique, empêchant de voir les différentes déterminations qui construisent ces racismes et donc de les combattre.

L’« anti-racisme moral » ne doit donc être ni « en dessous », ni « au dessus » du « combat contre l’oppression postcoloniale », pour reprendre les expressions de Corcuff ; il ne fait sens qu’au cœur de ce combat anti-postcolonial comme au cœur du combat contre les autres rapports sociaux qui produisent ou alimentent le racisme.

Un dernier mot en ce qui concerne le reproche de céder à la « théorie du complot ». Je partage la méfiance que Philippe a souvent exprimée contre cette manière d’appréhender la politique, quoique je n’en vois pas de traces dans le communiqué des Indigènes sur l’affaire Halimi. Mais il est vrai qu’on n’est jamais à l’abri contre la tentation toujours vivace, de tout expliquer par le complot d’un état-major, d’une franc-maçonnerie plus ou moins secrète ou d’un quelconque lobby.

Ces théories ont pour conséquences involontaires d’exempter le système ou les multiples logiques non-intentionnelles qui concourent à faire de la situation ce qu’elle est et aboutissent finalement à l’idée qu’il suffirait de se débarrasser des « comploteurs » pour changer la donne. Cependant, ne pas tout expliquer en termes de complots ne signifie pas qu’il y n’y ait pas aussi des stratégies, des états-majors, des franc-maçonneries ou des lobby qui agissent, participent de la construction de l’histoire, fabriquent du politique et des rapports de forces.

La politique de Bush n’est pas menée par la seule abstraction du capital, de l’impérialisme ou des réseaux planants de l’Empire. La guerre de Sharon en Palestine a été conçue stratégiquement. Sarkozy n’est pas le pantin de puissances qui s’imposent unilatéralement à lui. La « classe politique » française, et ses relais – pour une part involontaires – médiatiques et intellectuels, est certainement « agie » par un faisceau de facteurs qu’elle ne contrôle pas ; elle agit également. Et s’il n’existe pas de « comité central » de cette « classe politique » qui mènerait l’offensive réactionnaire contre les populations issues de l’immigration, de multiples sphères et réseaux convergent et s’entrelacent autour de nœuds de pouvoir particulièrement décisifs. Je pense que Corcuff ne me contredira pas à moins de penser que la lutte politique n’a pas de raisons d’être.

Notes :

(1) Le communiqué de la LCR (je l’évoque parce que Philippe Corcuff en est membre) expliquant son refus de participer à cette manifestation ne dit évidemment pas cela mais il est plutôt bon. Il y est notamment écrit que la LCR « tient également à mettre solennellement en garde contre toute instrumentalisation politique de cette affaire, qui conduirait à la montée des tensions communautaires, nourrirait des amalgames dangereux, aboutirait à la stigmatisation de certaines catégories de la population ». J’ai du mal, cependant, à comprendre pourquoi la LCR s’abstient de préciser à qui elle pense lorsqu’elle parle de « certaines catégories de la population ». Est-ce une manière de ne pas reconnaître que la société française est, entre autres choses, basée sur des hiérarchies raciales, ethniques ou culturelles, ce que tout le monde sait sans le dire ?

(2) Je recommande vivement la lecture de : Joëlle Marelli, « Usages et maléfices du thème de l’antisémitisme en France », in La république mise à nu par son immigration, (Nacira Guénif-Souilamas dir.), éditions La fabrique, mars 2006, pp.133-159

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