Arun Kundnani écrit sur le capitalisme racial et l’islamophobie, la surveillance et la violence politique, et les mouvements radicaux noirs. Il est l’auteur de The Muslims are Coming ! Islamophobia, extremism, and the domestic War on Terror (Verso, 2014) et The End of Tolerance : racism in 21st century Britain (Pluto, 2007), qui a été sélectionné comme livre de l’année par le New Statesman. La traduction qui suit est issue de la retranscription d’une conférence donnée par l’auteur le 15 octobre 2020.
Ces dernières années, l’expression « capitalisme racial » a proliféré parmi les universitaires et les militants. Des articles publiés dans des revues comme le New Yorker et Vox l’ont introduite à un large public. Le terme commence à avoir un poids institutionnel dans le milieu universitaire, avec une pléthore d’initiatives de recherche ces dernières années, et un financement de la Fondation Mellon. Mais nous sommes encore en train de clarifier ce que nous pouvons entendre par « capitalisme racial ». Allez, par exemple, sur le site de la Research Initiative on Racial Capitalism de l’Université de Californie à Davis et cliquez sur le lien Qu’est-ce que le capitalisme racial ?. Vous trouverez une page blanche.
Les universitaires qui utilisent ce terme s’accordent à dire qu’il fait référence à la dépendance mutuelle du capitalisme et du racisme. Walter Johnson écrit que le capitalisme racial est « une sorte de capitalisme qui repose sur l’élaboration, la reproduction et l’exploitation des notions de différence raciale. » Pour Peter Hudson : « Le capitalisme racial suggère à la fois l’émergence historique simultanée du racisme et du capitalisme dans le monde moderne et leur dépendance mutuelle. » Tous s’accordent à dire que le cadre posé par la notion remet en question le récit selon lequel le capitalisme a mûri à partir du racisme et de la coercition violente des plantations d’esclaves pour se transformer en système basé sur une main-d’œuvre « libre », salariée et homogène. Comme l’écrit Robin Kelley, « le capitalisme n’a pas été le grand modernisateur donnant naissance au prolétariat européen en tant que sujet universel ».
La promesse du concept réside dans le fait qu’il semble établir un pont entre l’économique et le culturel, entre la lutte des classes et la lutte contre la suprématie blanche, ce qui nous permet de comprendre la violence de la police et des plantations comme étant liées à l’accumulation du capital. Il promet un moyen de combler le fossé entre la race et la classe au sein de la gauche, un fossé dans lequel se sont engouffrés Trump et le Brexit, avec leurs constructions nationalistes d’une classe ouvrière blanche. Le terme « capitalisme racial » semble pouvoir éclairer le débat sur les soi-disant identity politics (« politiques des identités ») qui ont marqué la gauche euro-américaine depuis les années 1970.
Nous allons revenir à cette très ancienne question de la race et de la classe, et essayer de clarifier ce que le terme peut signifier. Je vais suggérer que nous reconstruisions sa signification à partir des travaux d’intellectuels basés au Royaume-Uni à la fin des années 1970 et au début des années 1980 : premièrement, les exilés du mouvement contre l’apartheid sud-africain, qui ont été les premiers à utiliser le concept ; deuxièmement, Cedric Robinson, qui était alors basé au Royaume-Uni et travaillait à son livre influent, Black Marxism ; et, troisièmement, Stuart Hall, qui, dans ses travaux de cette période, a offert, je pense, la description la plus efficace du capitalisme racial.
Au Royaume-Uni, à la fin des années 1970 et au début des années 1980, les contours de ce que nous appellons aujourd’hui le néolibéralisme commençaient à être visibles. Dans le même temps, les anciennes traditions de lutte des Noirs, de lutte anticoloniale et de lutte ouvrière en Grande-Bretagne, dans le tiers-monde et aux États-Unis étaient suffisamment vivaces pour fournir les bases d’une analyse du nouveau terrain politique émergent. Toutes ces luttes ont convergé en Grande-Bretagne pour produire un espace de créativité politique et théorique.
Deux précisions rapides avant d’entrer dans le cœur de ma présentation. Tout d’abord, ma façon de reconstruire ces discussions est, bien sûr, une lecture parmi de nombreuses autres possibles. Deuxièmement, les chercheurs que j’examine ne se sont pas directement engagés les uns avec les autres, de sorte que le fait que je les place ensemble est un acte d’interprétation constructive. Stuart Hall n’a pas utilisé le terme de « capitalisme racial », aussi le présenter comme offrant une manière de le théoriser revient à étendre son travail au-delà de sa propre terminologie.
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En 1976, le mouvement anti-Apartheid de Londres publie un pamphlet intitulé Foreign Investment and the Reproduction of Racial Capitalism in South Africa. C’était la première fois que le terme « capitalisme racial » était utilisé, pour autant que je sache. À cette époque, le mouvement anti-Apartheid appelait à un boycott international des exportations sud-africaines. En réponse, les opposants au boycott faisaient valoir que la croissance économique et la poursuite de l’industrialisation affaibliraient l’influence des préjugés raciaux en Afrique du Sud. Le pamphlet se propose de montrer, au contraire, que le racisme sud-africain est renforcé et non affaibli par la croissance capitaliste. Le capitalisme n’est pas la solution au racisme, mais le terreau sur lequel il se développe.
Les auteurs du pamphlet, Martin Legassick et David Hemson, faisaient partie dans les années 1970 d’un groupe de marxistes sud-africains, dont Harold Wolpe et Neville Alexander, qui commencèrent à utiliser le terme « capitalisme racial » pour analyser l’économie politique de l’Afrique du Sud de l’apartheid. Je ne vais pas entrer dans le détail des variations et de l’évolution des analyses développées par Harold Wolpe, Martin Legassick et Neville Alexander, ni parler de la façon dont leurs analyses se sont appuyées sur le travail d’autres personnes qui pensaient dans le même sens au début des années 1970, comme le sociologue John Rex et le travail de Giovanni Arrighi sur la Rhodésie. Au lieu de cela, je retracerai une ligne de pensée qui a été reprise plus tard par Stuart Hall et Cedric Robinson.
L’Afrique du Sud a fait de l’apartheid sa politique officielle en 1948, alors que le reste du monde prétendait au moins éradiquer le racisme après la défaite du nazisme en 1945. Dans les années 1970, le régime d’apartheid semblait inexpugnable. Le massacre de Sharpeville en 1960 a mis fin aux protestations de masse, puis, au cours de la décennie suivante, le régime a emprisonné ou exilé les dirigeants du mouvement de libération clandestin. Et la croissance industrielle était rapide, à des niveaux semblables à ceux de l’Europe ou des États-Unis.
Comment donner un sens à une telle société en termes marxistes ? Dans le manifeste du Parti communiste, Marx et Engels écrivent que le capitalisme a tendance à balayer « les idées antiques et vénérables ». Le développement capitaliste était, supposait-on, « rationnel » dans le sens où il s’organisait selon des règles abstraites qui étaient, en principe, généralement applicables ; il ne reposait pas sur des différenciations irrationnelles et arbitraires, comme le racisme. Mais en Afrique du Sud, la force du racisme semblait augmenter à mesure que son économie capitaliste devenait plus avancée : le système d’apartheid n’était pas un héritage du XIXe siècle qui avait survécu jusque dans les années 1970 ; il était la création d’un État capitaliste moderne dans les années 1940. Dans l’Afrique du Sud de l’apartheid, l’antagonisme social dominant n’était pas celui des propriétaires du capital industriel contre une main-d’œuvre industrielle salariée, mais celui d’une minorité blanche régnant sur une majorité noire. On ne pouvait pas non plus prétendre de manière plausible que le racisme servait de moyen idéologique pour diviser la classe ouvrière et masquer ses véritables intérêts. L’apartheid était manifestement plus qu’une campagne de propagande visant à manipuler les travailleurs blancs. De plus, l’apartheid ne pouvait être expliqué comme la simple expression de préjugés ou de haines transhistoriques. De manière très spécifique, c’était une formation du vingtième siècle.
Une interprétation possible au sein de la tradition marxiste était la théorie de l’oppression nationale, s’inspirant de l’analyse de l’impérialisme européen par Lénine. En Afrique du Sud, il s’agirait d’une forme de colonialisme interne. Mais dans cette optique, l’impérialisme était censé geler le développement capitaliste. Ce qui impliquait qu’une lutte anticoloniale nationaliste devait d’abord être menée, avant qu’une lutte de classe anticapitaliste puisse avoir lieu pour créer une société socialiste. En fait, c’est le programme en deux étapes que le parti communiste sud-africain a adopté en 1962. Mais le problème était que le capitalisme sud-africain n’était pas gelé.
L’inapplicabilité des catégories marxistes traditionnelles au cas de l’Afrique du Sud – et le fait qu’il y ait eu une lutte révolutionnaire africaine contre l’apartheid – a forcé la théorie marxiste à une certaine créativité productive. Martin Legassick, Harold Wolpe et Neville Alexander commencent précisément par ce qui semblait distinctif de l’Afrique du Sud : l’apparente coexistence d’une économie capitaliste industrielle urbaine, centrée sur la société blanche, et d’une économie rurale non capitaliste, centrée sur les Noirs. Ils notent que, dans les zones de concentration africaine, la terre était détenue en commun et travaillée par des unités sociales basées sur des réseaux familiaux étendus. Ce qui était produit était distribué, non pas par l’échange marchand, mais directement selon les règles de la parenté. Une grande partie de cette économie de subsistance non capitaliste existait dans ce que l’on appelle les « réserves » – des zones qui avaient résisté avec succès à la conquête européenne jusqu’à la fin du XIXe siècle.
Mais plutôt que de considérer cette économie de subsistance comme extérieure au capitalisme et destinée à être dissoute par lui dans un processus de dépossession et d’expulsion – en d’autres termes, d’accumulation primitive -, on a préféré combiner les deux systèmes économiques en une seule structure. En Europe, une condition nécessaire à l’établissement et à la reproduction du capitalisme a été la violente vague d’enclosures de terres communes qui a inauguré le régime moderne de propriété privée et produit une population soustraite à la subsistance directe et contrainte au travail salarié. Mais en Afrique du Sud, selon eux, une condition préalable au capitalisme était la préservation des économies non capitalistes, et non leur destruction. En employant des travailleurs migrants temporaires issus des réserves, le capital était en mesure de payer la force de travail bien en dessous de son coût de reproduction, car il n’avait pas à couvrir le coût total de la subsistance – logement, soins aux jeunes, aux vieux, aux malades, etc. L’économie africaine non capitaliste pouvait répondre à ces besoins, permettant aux capitalistes de profiter d’un taux d’exploitation exceptionnellement élevé.
Ce qui émergea alors fut une économie différenciée. D’une part, les travailleurs blancs étaient entièrement prolétarisés et pouvaient réclamer des salaires individuels et sociaux suffisants pour répondre aux besoins de leur subsistance. D’autre part, les travailleurs noirs étaient semi-prolétarisés, migrant temporairement des réserves vers un travail salarié dans le secteur industriel selon les besoins, mais leur subsistance était largement assurée par une économie non capitaliste.
Pour que cet arrangement soit durable, l’économie non capitaliste devait être suffisamment productive pour permettre la reproduction d’une force de travail pour le capital. Sinon, il y aurait une migration africaine permanente vers les zones urbaines et des demandes pour les mêmes salaires de subsistance que les Blancs. Mais en même temps, elle ne pouvait pas être productive au point que les Africains deviennent autosuffisants et échappent complètement à l’orbite du capitalisme. L’apartheid était un moyen politique de maintenir cette formation sociale divisée mais combinée. Le mouvement de la main-d’œuvre était contrôlé par des lois sur les laissez-passer afin de garantir le maintien de la division raciale du travail, tandis que les réserves bénéficiaient d’une quasi-autonomie, les chefs tribaux constituant une classe compradore chargée de gérer et de soutenir le secteur non capitaliste selon les conditions fixées par le capitalisme racial.
Cet argument a un certain nombre de conséquences importantes. Il implique que notre image du capitalisme doit être modifiée. Une fois que nous acceptons que le capitalisme peut coexister de manière stable avec d’autres modes de production dans une structure complexe de domination au sein d’une seule formation sociale, alors toute hypothèse téléologique ou évolutionniste doit être rejetée. Nous ne pouvons plus soutenir que le capitalisme cherche nécessairement à abolir les modes de production préexistants. Notre image est maintenant celle d’un capitalisme qui s’associe à des non-capitalismes, un capitalisme qui ne parvient pas à s’universaliser. L’accumulation primitive commence à apparaître non pas comme une phase transitoire à la naissance du capitalisme mais comme un aspect permanent de celui-ci. (C’est le bon moment pour reconnaître que je vis sur une terre qui a été volée à la nation Cayuga dans le cadre d’un tel processus d’accumulation primitive).
Cette nouvelle image du capitalisme rendait également compte des raisons structurelles pour lesquelles le développement capitaliste était imbriqué dans le racisme. La différenciation de la main-d’œuvre, tout comme l’homogénéisation, peut être dérivée de la dynamique fondamentale du capitalisme. Le racisme est le moyen par lequel cette différenciation est codée et gérée, les termes dans lesquels le capitalisme raconte son propre échec à universaliser. Et comme le travail salarié n’est pas universalisé, les structures politiques de la démocratie libérale qui, en Europe occidentale du moins, ont été forgées dans les conflits entre le travail salarié et le capital ne le sont pas non plus. Le racisme d’État, la violence et la coercition de masse des travailleurs subalternes sont les corrélats de cet échec à universaliser le travail salarié. Ainsi, quelle que soit la longue histoire des préjugés raciaux, le racisme à l’époque capitaliste ne doit pas être conçu comme un archaïsme ou un héritage qui survit anachroniquement du passé dans le présent. Nous pouvons plutôt expliquer le racisme comme une force matérielle dans le développement de formations sociales particulières. Et nous pouvons le faire sans créer le problème de structures de pouvoir doubles ou triples – race, classe, sexe – dont les relations générales entre elles deviennent difficiles à analyser.
Cette approche est très différente de l’affirmation marxiste courante, que l’on retrouve par exemple dans les travaux de David Harvey ou d’Ellin Measkins Wood, selon laquelle le racisme est avant tout une division idéologique entre les travailleurs salariés. Au contraire, ici, main-d’œuvre noire et main-d’œuvre blanche sont divisées matériellement et idéologiquement. Leurs relations respectives aux moyens de production sont d’un caractère tout à fait différent. Il n’y a donc aucune chance que les Noirs et les Blancs puissent prendre conscience de leurs véritables intérêts communs et, comme dans le vieux slogan, « s’unir et se battre ». Les Noirs doivent mener une lutte autonome contre le capitalisme racial. Voici à quel point nous sommes éloignés de l’orthodoxie marxiste.
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La prévalence actuelle de l’expression « capitalisme racial » trouve son origine dans l’intérêt récent pour le livre Black Marxism de Cedric Robinson, avec son immense portée et son puissant défi à l’orthodoxie. Robinson a fait des recherches sur ce livre alors qu’il se trouvait à Cambridge, en Angleterre, à la fin des années 1970. Là-bas, il se fit une place dans la revue Race & Class, publiée par l’Institute of Race Relations de Londres. Son premier article dans la revue, sur Richard Wright, a été publié en 1978. En 1980, il rejoint le groupe de travail éditorial de la revue, qui publiera une bonne partie de ses travaux au cours des décennies suivantes. Dans les années 1970, Race & Class était l’un des principaux débouchés universitaires pour l’analyse des luttes en Afrique australe, des luttes des Noirs en Grande-Bretagne et de la politique anti-impérialiste en général. Le travail de Neville Alexander, par exemple, a été discuté dans la revue. L’argument de l’ouvrage de Robinson s’appuie sur les courants qu’il rencontrait en Angleterre, en les reliant à la Tradition radicale noire aux Etats-Unis – des gens comme W.E.B. Du Bois, Oliver Cromwell Cox, C.L.R. James, Claudia Jones et James Boggs, qui réfléchissaient depuis longtemps à la manière dont le racisme et le capitalisme étaient mutuellement imbriqués.
Alors que les marxistes sud-africains partaient du principe que l’Afrique du Sud constituait une exception aux hypothèses marxistes traditionnelles, Robinson a renversé l’argument. L’exception était, en fait, la règle. Ce que les Sud-Africains avaient appelé le « capitalisme racial » ne se trouvait pas seulement en Afrique du Sud mais partout où le capitalisme prévalait. Tout capitalisme était un capitalisme racial. La conception marxiste orthodoxe du capitalisme devait être repensée, non seulement dans les milieux colonisés, mais même en Europe occidentale, où, selon Robinson, les divisions raciales du travail ont existé tout au long de l’histoire du capitalisme.
Pour Robinson, le capitalisme racial est d’abord une question de travail. L’exploitation du travail salarié que Marx analyse dans le premier volume du Capital est un compte rendu incomplet des sociétés capitalistes, dit-il. Robinson affirme que le capitalisme n’a jamais été capable d’universaliser la relation entre le capital et le travail salarié. À aucun moment de l’histoire du capitalisme, la majeure partie du travail effectué n’a été organisée par le type d’exploitation décrit dans ce texte. Comme il l’écrit : « Il est certain que le travail des esclaves a été l’une des bases de ce que Marx a appelé ‘l’accumulation primitive’. Mais ce serait une erreur d’arrêter là la relation, en attribuant le travail des esclaves à un stade ‘pré-capitaliste’ de l’histoire. Pendant plus de 300 ans, le travail esclave a persisté au-delà des débuts du capitalisme moderne, complétant le travail salarié, le péonage, le servage et d’autres méthodes de coercition du travail… Depuis ses fondements mêmes, le capitalisme n’a jamais été – pas plus que l’Europe – un ‘système fermé’ ». Il faut donc penser à de multiples différenciations des formes de travail, impliquant des degrés variables de coercition non économique. De plus, cette différenciation est organisée par la race. Il dit : « La tendance de la civilisation européenne à travers le capitalisme n’était donc pas d’homogénéiser mais de différencier – d’exagérer les différences régionales, sous-culturelles et dialectiques en différences ‘raciales’. » Tout cela, c’est ce qu’il entend par la notion de « caractère non-objectif du développement capitaliste », ou « capitalisme racial ». »
Ainsi, comme les marxistes sud-africains, Robinson introduit l’idée de la coexistence de modes de production au sein d’une même formation sociale. Comme eux, il ne voit pas le capitalisme comme une force de modernisation universelle, mais plutôt comme la préservation des aspects de la société précapitaliste. Et il partage avec eux l’idée que le racisme est un moyen par lequel la relation entre ces modes de production, et les formes de travail différenciées qui y sont associées, sont codées, gérées et légitimées. Le capitalisme, de ce point de vue, se recrée constamment à travers les différenciations entre le travail salarié et le travail non salarié ou excédentaire, qui sont à leur tour associées aux divisions raciales et coloniales entre les possédants et les dépossédés, entre les citoyens dotés de droits libéraux et les non-libres, entre l’humanité productive et l’humanité jetable. L’ouvrage de Nikhil Singh, Race and America’s Long War, développe puissamment cet argument. Cette analyse pourrait également être complétée par l’accent mis par les féministes socialistes, telles que Selma James, Silvia Federici et Maria Mies, sur le travail domestique en tant qu’autre dimension cachée du travail non rémunéré sous le capitalisme.
Mais en dégageant la signification de cet argument, nous obtenons ce que je pense être deux registres différents dans le travail de Robinson : ce que j’appellerais le problème des origines et le problème de la reproduction. Avec le problème des origines, Robinson cherche à identifier le moment fondateur du racisme, sa constitution initiale. Avec le problème de la reproduction, Robinson s’intéresse à la manière dont le racisme se reforme constamment dans de nouvelles circonstances, comment il surmonte l’inévitabilité de la résistance, comment il reste le même tout en changeant.
En ce qui concerne le problème des origines, Robinson soutient que le racisme européen – ou, selon ses termes, le « racialisme » ou les « sensibilités raciales » – précède le capitalisme, le colonialisme et la traite transatlantique des esclaves sur le plan historique et, dans un certain sens, ontologique. Une vision raciale, dit-il, a été « reprise et embellie » par « un ordre dirigeant européen après l’autre, une cohorte de propagandistes cléricaux ou laïques après l’autre » depuis au moins le XIIe siècle. Dès le début de la traite des esclaves, le « Nègre » est inventé comme figure de légitimation, mais il s’appuie sur des formes raciales préexistantes en Europe, telles que les images des Slaves, des Irlandais, des Juifs, des Musulmans, etc. Le racisme, affirme Robinson, est « profondément ancré dans les entrailles de la culture occidentale » – formidable métaphore – et s’est inévitablement répercuté sur les relations de production et les formes de conscience qui ont émergé de cette culture. Il suggère que le capitalisme exprime économiquement le racisme inhérent à la culture européenne. Le capitalisme n’a pas fait disparaître ces structures de racisme préexistantes, mais les a plutôt réorganisées. Dans ce registre, le racisme est compris, au niveau le plus fondamental, en termes de transmission des normes culturelles occidentales. Cette partie du travail de Robinson conçoit l’idée de race comme un substrat transhistorique inhérent à la culture occidentale, et cela depuis sa naissance.
L’autre registre dans le travail de Robinson est le problème de la reproduction. Ici, l’accent est mis sur le travail constant de reconfiguration de la race dans de nouveaux contextes. Dans ce registre, le racisme ne peut être expliqué comme une catégorie fixe transmise par un moment fondateur qui aurait déterminé les formes de la culture occidentale. Robinson introduit le terme de « régimes raciaux » pour aborder ce problème de reproduction. Dans l’introduction de son livre Forgeries of Memory and Meaning, il écrit que les régimes raciaux « sont des systèmes sociaux construits dans lesquels la race est proposée comme justification des relations de pouvoir. Bien qu’il soit nécessairement articulé avec les accumulations de pouvoir, un régime racial est recouvert par un patchwork idéologique de fortune qui se fait passer pour de la mémoire et de l’immuable. Néanmoins, les régimes raciaux possèdent une histoire, c’est-à-dire des origines et des mécanismes d’assemblage discernables ». Ils peuvent parfois « ‘s’effondrer’ sous le poids de leurs propres artifices, pratiques et appareils ; ils peuvent se fragmenter, desséchés par de nouvelles réalités ». En outre, les régimes raciaux, pour Robinson, peuvent être tout à fait directement fondés sur les relations de production. « Les besoins du capital financier », écrit-il, « … à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, ont déterminé la construction de régimes raciaux successifs. » Ou encore : » La création du Nègre s’est évidemment faite au prix d’immenses dépenses d’énergies psychiques et intellectuelles en Occident. L’exercice était obligatoire. C’était un effort à la mesure de l’importance que la force de travail noire possédait pour l’économie mondiale sculptée et dominée par les classes dirigeantes et mercantiles d’Europe occidentale. » Pourtant, ailleurs, Robinson ne veut pas que les relations de propriété soient une explication suffisante du racisme. Ce qu’il appelle la « méchanceté » du capitalisme racial, sa violence et sa terreur, doit impliquer plus que les modes de production, écrit-il. Elle ne peut être pleinement expliquée que par un élément pourrissant dans le corps de la culture occidentale. Il me semble qu’il y a ici une tension entre l’image du racisme comme étant constamment régénéré par des relations de production changeantes et l’image du racisme dépassant son imbrication avec les relations de production et résidant finalement dans une histoire séparée comprise comme une transmission de normes culturelles.
Quelle que soit la façon dont nous résolvons cette tension, les implications pour les mouvements sont claires. L’opposition radicale au capitalisme n’est pas seulement générée par la dialectique du capital et du travail salarié, mais aussi par l’antagonisme entre le capital et les diverses autres catégories de travail non salarié, contraint et excédentaire au sein du capitalisme racial – des esclaves au lumpenprolétariat racialisé que le Black Panther Party considérait comme l’avant-garde de la révolution aux Etats-Unis. De plus, Robinson soutient – et c’est une conséquence logique de sa position – que les ressources culturelles sur lesquelles ces luttes sont menées ne seront pas seulement générées par le capitalisme lui-même, mais aussi par des répertoires culturels antérieurs au capitalisme. Et c’est là qu’intervient l’attention que Robinson porte à la Tradition radicale noire comme une « résistance évolutive des peuples africains à l’oppression » qui a un « caractère spécifiquement africain », et dont les significations sont « distinctes des fondements des idées occidentales » et sont enracinées dans la « matière première » des « valeurs, idées, conceptions et constructions de la réalité » africaines reconstituées.
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Tournons-nous maintenant vers les travaux de Stuart Hall à la fin des années 1970 et au début des années 1980 sur ces mêmes questions. Hall s’est directement engagé dans le débat marxiste sud-africain dans son essai Race, Articulation, and Societies Structured in Dominance, publié en 1980. Et dans le dernier chapitre de l’ouvrage classique coécrit Policing the Crisis : Mugging, the State, and Law and Order, publié en 1978, l’argumentation de Hall est également façonnée par son engagement dans ces débats, par les discussions américaines dans le sillage du mouvement Black Power et par les travaux menés au sein du mouvement noir britannique sur la relation entre le racisme et le capitalisme. Hall abandonne ce mode d’analyse dans les années 1980 et se tourne vers une approche en termes d’identité quelque peu détachée des questions d’économie politique et de pouvoir de l’État – fournissant ainsi une partie des fondements intellectuels de l’abandon du socialisme par le parti travailliste de Tony Blair – une erreur qu’il semble avoir reconnue vers la fin de sa vie. Mais je pense que ces deux textes antérieurs restent des références cruciales pour nous permettre de comprendre le capitalisme racial, même s’il n’utilise pas ce terme.
Comme Robinson, Hall généralise à partir du cas sud-africain. Il suggère que, dans les contextes coloniaux, il n’y a pas de tendance inévitable à l’universalisation du travail salarié, même à long terme. Le capitalisme colonial est marqué par une prolifération de différentes formes de travail et de statuts assignés qui y sont associés. Et lorsque le capitalisme se développe de cette manière, le discours politique raciste sert à résoudre la tension entre l’universalisme affiché et le particularisme des formes de travail. La race fournit le moyen de naturaliser et de déshistoriciser les frontières entre les différentes catégories de travail qui se voient accorder des droits et des privilèges différents. Hall ne veut pas être trop déterministe quant à cette relation entre les relations de production et la race. Il y pense en termes de « combinaisons tendancielles » plutôt que de causalité mécanique. Il ne pense pas que l’on puisse construire à partir de cette relation une théorie générale du racisme. Mais, dit-il, ce type d’explication de « l’émergence et du fonctionnement du racisme (…) fournit un point de départ meilleur et plus solide que les approches qui sont obligées de déserter le niveau économique, afin de produire des ‘facteurs supplémentaires’ qui expliquent l’origine et l’apparition de la structuration raciale à d’autres niveaux de la formation sociale. »
Il s’ensuit, dans le récit de Hall, que le racisme n’est pas la force culturelle transhistorique qu’il semble parfois être dans les travaux de Robinson. Pour Hall, c’est une erreur de penser qu’il existe une structure sous-jacente du racisme dans la culture occidentale, dans le capitalisme ou aux États-Unis, qui serait établie à un moment donné et qui agirait ensuite de manière uniforme et mécanique. Il écrit : « À moins que l’on n’attribue à la race un caractère transhistorique unique et unitaire – de telle sorte que, où qu’elle apparaisse et à chaque fois qu’elle apparaît, elle présente toujours les mêmes caractéristiques autonomes … alors on doit faire face à la spécificité historique de la race dans le monde moderne. Le problème ici n’est pas de savoir si les structures économiques sont pertinentes pour les divisions raciales, mais comment les deux sont théoriquement liées ». Tel est l’engagement de Hall envers une approche gramscienne, conjoncturelle et matérialiste. C’est un engagement difficile à tenir car la suprématie blanche semble être une caractéristique constante de la modernité. Mais, selon Hall, c’est ignorer la résistance. Le racisme doit s’adapter pour surmonter la résistance. Il enregistre donc toujours les traces de cette résistance dans ses structures.
Pour Hall, quelle que soit la conclusion à laquelle nous parvenons sur les origines du racisme – que l’on pense à la rébellion de Bacon en Virginie au XVIIe siècle, à 1492, aux croisades, à la bataille de Tours en 732, à Aristote – choisissez votre histoire d’origine – quelle que soit la conclusion à laquelle nous parvenons sur les origines du racisme, elle ne résout pas la question de savoir comment et pourquoi le racisme se reproduit aujourd’hui. Nous ne pouvons pas comprendre, par exemple, l’incarcération de masse comme l’expression d’une anti-noirceur qui aurait été consacrée à la naissance de la modernité et qui, depuis lors, aurait agi comme une force transhistorique, comme si sa reproduction d’une conjoncture à l’autre pouvait être supposée a priori. Le passé ne suffit pas pour expliquer le présent. Et sans une explication de la reproduction du capitalisme racial aujourd’hui, nos stratégies politiques pour l’abolir seront inefficaces.
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Comment pouvons-nous appliquer brièvement le type d’analyse que j’ai développé au contexte actuel ? Commençons par ce que Hall appellerait la conjoncture et ses relations de production. Tout d’abord, à partir des années 1970, un nouveau régime mondial d’accumulation du capital a vu le jour : le néolibéralisme. Par le biais de la privatisation, de la marchandisation et de la financiarisation, il a enclenché « le processus d’accumulation primitive le plus accéléré et le plus étendu de l’histoire mondiale » selon Susan Ferguson et David McNally. Cela génère des populations excédentaires massives dans le Sud et le Nord. Les populations excédentaires du néolibéralisme ne sont généralement pas engagées comme main-d’œuvre salariée par le capital, même pour de courtes périodes. Elles sont, comme l’a écrit Achille Mbembe, « incapables d’être exploitées du tout. Ce sont des sujets abandonnés, relégués au rôle d’une ‘humanité superflue’. Le capital n’a presque plus besoin d’eux pour fonctionner. » Kalyan Sanyal appelle ces populations des « friches », définies par leur exclusion totale de l’exploitation capitaliste, ne pouvant même pas servir d’armée de réserve de main-d’œuvre occasionnelle. Gargi Bhattacharyya développe cet argument dans son excellent dernier livre sur le capitalisme racial.
La race est le moyen par lequel le néolibéralisme organise et code les frontières complexes et dispersées entre ces populations et les autres, entre les « exploitables » et les « inexploitables », les « libres » et les « non-libres », les « méritants » et les « non-méritants ». C’est une caractéristique matérielle de la division mondiale du travail que le néolibéralisme génère. Idéologiquement, le néolibéralisme est hanté par l’existence de ces populations excédentaires. Elles signifient une limite à sa portée, un échec de l’universalisation, un espace à partir duquel la résistance est générée. La tension entre le désir d’un ordre de marché universel et l’angoisse que la règle du marché ait des limites est résolue par la race, qui permet de naturaliser et de déshistoriciser les limites du néolibéralisme. L’opposition politique aux systèmes de marché montée par les mouvements du Sud ou les populations racialisées du Nord est alors interprétée par l’idéologie néolibérale comme n’étant rien de plus que l’expression de cultures manquant intrinsèquement des traits appropriés d’individualisme et d’esprit d’entreprise. Cela disperse les conflits politiques générés par le néolibéralisme sur le terrain plus confortable des chocs culturels.
En particulier, les racismes de la frontière, de la loi et de l’ordre, et du contre-terrorisme sont les arènes dans lesquelles les peurs complexes, les tensions et les anxiétés générées par le néolibéralisme et ses mécontentements sont projetées et travaillées. Les personnes en surplus sont représentées par une série de figures racistes – « reines des aides sociales », « extrémistes musulmans », « clandestins », « narcos », « super-prédateurs », etc- dans le cadre du processus de justification idéologique du néolibéralisme. Ces figures de la dépendance économique, des violations de la propriété et des menaces pour la culture occidentale retravaillent les anciennes formes de racisme pour produire des images propres à l’ère néolibérale. Ces figures ont en commun de représenter les limites de la logique du marché. Elles signifient l’échec du néolibéralisme à universaliser sa légitimité, analogues à l' »agresseur noir » que Hall a décrit dans les années 1970 comme un « signifiant de la crise des colonies urbaines ». Par cette phrase, Hall voulait dire que les figures racistes ne sont pas créées de toutes pièces dans les couloirs du pouvoir, mais qu’elles impliquent un déplacement le long d’une chaîne de signification allant des insurrections politiques ou des antagonismes sociaux réels aux fantasmes racistes qui ne parviennent pas à les représenter. Derrière les fantasmes de la « reine de l’aide sociale », de l' »extrémiste musulman » et de l' »immigrant illégal » se cachent les craintes d’un véritable radicalisme noir, d’un véritable mouvement national palestinien et d’une véritable politisation de la classe ouvrière induite par les travailleurs migrants. En associant la pauvreté, la déviance et le radicalisme aux Noirs, par exemple, la pauvreté, la déviance et le radicalisme de toutes les populations excédentaires, y compris les Blancs, sont plus facilement gérés idéologiquement. Ainsi, le racisme permet la violence d’État en général.
Sur le plan politique, la race offre à l’État néolibéral des termes d’organisation pour intégrer les marchés dans l’espace et pour contrôler les populations excédentaires. Dans les pratiques étatiques de « loi et d’ordre », de « sécurisation des frontières » et de « sécurité nationale », la race est à la fois dissimulée et constitutive. L’augmentation spectaculaire, sous le néolibéralisme, de la capacité des États à mener des actions de maintien de l’ordre, de violence carcérale, frontalière et militaire, à l’échelle nationale et mondiale, est liée à la nécessité de gérer les populations excédentaires – et elle est codée racialement. Une infrastructure de sécurité transnationale, dirigée par les États-Unis mais dispersée dans le monde entier par le biais du système des États-nations, organise spatialement l’ordre néolibéral par le biais de la race. Les régimes racistes des frontières, avec leurs bilans de morts dans les mers et les déserts au sud de l’Europe et des États-Unis, et l’accumulation de millions de réfugiés dans des camps commodément éloignés de l’Occident ; les projets racistes de politique de la « vitre cassée » et d’incarcération de masse, qui, comme l’a montré Ruth Wilson Gilmore, sont une autre forme d’entreposage des populations excédentaires ; et les infrastructures mondiales de contre-insurrection, telles que les guerres racistes contre le terrorisme et la drogue, qui causent la mort de centaines de milliers de personnes – tout cela est indissociable de l’ordre marchand du néolibéralisme. La police des Noirs, des migrants et des musulmans à l’échelle mondiale s’inscrit donc dans le cadre du problème plus vaste de la gestion des populations excédentaires du néolibéralisme, à l’intérieur et à l’extérieur de l’Occident, et s’y substitue idéologiquement. Ce n’est pas une coïncidence si les réseaux de groupes de réflexion impliqués dans la promotion des politiques néolibérales ont généralement aussi été des mobilisateurs clés de projets de maintien de l’ordre, d’incarcération et de contre-terrorisme racistes.
En particulier, la frontière néolibérale produit une ségrégation raciale aussi absolue et violente que les lois Jim Crow du Sud des États-Unis ou l’apartheid sud-africain. La frontière devient l’outil clé pour produire des limites spatiales entre différents types de populations laborieuses, et l’expression matérielle de la division raciale mondiale du travail sous le néolibéralisme. Ainsi, pour reprendre la formulation de Stuart Hall, la race est la modalité dans laquelle la structure globale des relations de classe est « vécue », le moyen par lequel elle est expérimentée, la forme dans laquelle elle est « appropriée et ‘combattue’ », non seulement une « astuce idéologique » mais « la base matérielle et sociale sur laquelle le ‘racisme’ en tant qu’idéologie prospère ». Il s’ensuit que les politiques racistes qui se sont multipliées ces dernières années ne peuvent être analysées comme des masques destinés à dissimuler un prétendu noyau économique non racial du néolibéralisme. Au contraire, on ne peut leur donner un sens qu’en comprenant la « base matérielle et sociale » des divisions raciales réelles du travail et les pratiques racistes des États néolibéraux, qui confèrent une légitimité et une plausibilité « folklorique » spontanée à la rhétorique politique raciste de droite. Trump a prospéré parce que sa rhétorique résonne avec des décennies de pratique étatique bipartisane néolibérale au nom de la sécurisation des États-Unis contre les drogues illégales, l’immigration et le terrorisme. Les récents succès électoraux des politiciens et des partis racistes ne sont pas une conséquence indirecte des ravages causés par le néolibéralisme, comme l’ont affirmé des chercheurs tels que Wendy Brown. Ils sont plutôt l’explicitation d’un ordre racial par lequel le néolibéralisme a toujours fonctionné.
Il découle de cette analyse que nos mouvements contre le néolibéralisme doivent nécessairement être ancrés dans les histoires culturelles et politiques spécifiques des populations laborieuses et excédentaires constituées dans le cadre de la différenciation raciale. Je n’ai pas le temps de dresser un tableau de ce à quoi ces mouvements pourraient ressembler et des questions de stratégie et de coordination qu’ils soulèvent. Mais je voudrais vous laisser sur une image d’A. Sivanandan, un autre penseur clé du capitalisme racial en Grande-Bretagne à cette même époque, et le rédacteur fondateur de la revue Race & Class. Il raconte l’affaire dite des Pentonville Five (« les Cinq de Pentonville ») de 1972, dans laquelle cinq travailleurs blancs ont été arrêtés et emprisonnés pour avoir organisé un piquet de grève non autorisé en soutien à une grève des dockers. Les syndicats ont invité les organisations noires à se joindre à une marche vers la prison de Pentonville où les hommes étaient détenus. Le dilemme pour les organisations noires était le suivant : bien qu’elles reconnaissaient que « la lutte des syndicats est aussi celle des Noirs » (eux aussi sont des travailleurs), le racisme bien ancré des syndicats faisait qu’elles ne pouvaient se joindre à la marche officielle. Quatre ans plus tôt, les dockers avaient défilé pour soutenir le politicien raciste Enoch Powell. En outre, pour les organisations noires, l’emprisonnement est un aspect du racisme d’État qui affecte leurs communautés de manière distincte. Au lieu de cela, les organisations noires ont mené une autre marche, sur une autre route, au même endroit, au nom des Cinq de Pentonville. Même destination, parcours différent. Il ne s’agit pas de l’intersection d’identités ou d’oppressions, mais de mouvements ; pas d’une hiérarchie de l’oppression, mais d’une ouverture à d’autres luttes, tout en maintenant sa propre spécificité. Compris de cette manière, ce que certains persistent à appeler « politique des identités » ne fragmente pas la lutte des classes mais la radicalise.
Arun Kundnani
Article traduit de l’anglais par la Rédaction
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