Participation au débat

Que veulent vraiment les blancs ? Caste et classe en France

Nous vous proposons le texte de la conférence donnée le 20 février 2010 par la sociologue féministe, et néanmoins amie, Christine Delphy

La question que je pose ici, c’est celle des campagnes d’opinion et des loi ou propositions de loi anti-musulmanes en France ; qui commencent apparemment en 89 avec la première affaire du foulard, mais en fait bien avant par une dénonciation permanente depuis au moins trente ans du danger que représente l’islam, en France en Europe et dans le monde, dénonciation bien documentée par Thomas Deltombe(Thomas Deltombe, L’islam imaginaire : la construction médiatique de l’islamophobie en France (1975-2005), Paris : La Découverte, 2005.). Où veulent en venir les autres, qui sont mes congénères : les non-musulmans, les « de souche », les Blancs bref, les vrais Français ?

La façon dont je l’aborde peut-elle expliquer le racisme anti-musulman dans le reste de l’Europe ? Dans la mesure où je fais la part belle aux catégories créées dans la colonie française d’Algérie, il semble a priori que non. Mais outre que j’invoque d’autres facteurs, communs à toute l’Europe, et que ces catégorisations sont, dans leur principe de hiérarchisation entre colonisateurs et autochtones, typiques de la colonisation ; outre que quasiment tous les pays européens ont colonisé des territoires au cours des 19è et 20è siècles, je pense que le modèle ici présenté peut donner des pistes pour comprendre le racisme dans d’autres pays.

Ce caveat fait, je voudrais commencer par cette citation d’un M. Le Vigan. Ce Monsieur dit au moyen d’un blog :

« Houria Bouteldja de l’association Les Indigènes de la République écrit : « Aussi douloureux que cela puisse être ressenti par les écorchés du drapeau et les thuriféraires d’une France éternelle et gauloise, nous transformons la France. En d’autres termes, elle aussi, s’intègre à nous. Certes en y mettant le temps, mais nul besoin d’une conspiration fomentée par les masses arabo-négro-berbères, ni d’un quelconque complot ourdi par des cellules dormantes de barbus-le-couteau-entre-les-dents. La France ne sera plus jamais comme dans les films de Fernandel. Notre simple existence, doublée d’un poids démographique relatif (1 pour 6) africanise, arabise, berbérise, créolise, islamise, noirise, la fille aînée de l’Église, jadis blanche et immaculée, aussi sûrement que le sac et le ressac des flots polissent et repolissent les blocs de granit aux prétentions d’éternité » (19 septembre 2009).

M. Le Vigan ajoute : Ces propos provocateurs ne font en fait que dire ce qui se passe vraiment. Ils ne sont pas une menace, ils disent le vrai…. L’ennui c’est que la nouvelle que nous annonce Mme Bouteldja n’est pas bonne : c’est la fin d’une France européenne. »

Voici apparemment la préoccupation d’une grande partie de la France : grande comment ? Telle est la question. Assez grande pour être courtisée avec succès par Nicolas Sarkozy. Et pour inclure des personnes qui, sans voter pour le FN ou l’UMP, sont sensibles à cette question, mais qui, comme la droite, et encore plus que la droite, hésitent à la formuler directement, et utilisent beaucoup d’alibis et de subterfuges pour justifier leur refus d’accepter comme des concitoyens à part entière les descendants de populations colonisées.

Les alibis sont de plusieurs ordres, mais principalement, ces derniers temps, en appellent à deux thèmes principaux : la peur de l’islam et la défense des « droits des femmes » ( pardon, de « La » femme). Alibis certes, mais qui ne naissent pas de rien.

En effet, dans certaines colonies, la religion des autochtones réduits au statut de sujets a été érigée en ligne principale de démarcation entre les dominants et les dominés, entre les colonisateurs et les colonisés.

En Algérie en particulier. Peut-être parce que l’islam était, bien avant la colonisation du Maghreb par la France, un mauvais objet et déjà une ligne de démarcation entre Eux et Nous. La première période du stigmate va de la reconquête espagnole, au tournant de l’an mil, jusqu’à la conquête française de l’Algérie. Le monde arabo-musulman est vu comme un concurrent, c’est en termes de rivalité militaire et politique que l’Occident s’affronte à lui, et se définit par cet affrontement.

La deuxième période s’ouvre en 1830 avec la conquête et la colonisation de l’Algérie par la France. L’image de l’islam, la nature du stigmate changent radicalement. Les Musulmans ne sont plus les rivaux d’avant, représentés par le sultan ottoman et ses fastes ou par les pirates barbaresques dont il faut défendre la côte méditerranéenne. A l’opposé de ces images finalement assez glorieuses, ils sont incarnés par un peuple conquis, dépossédé, dirigé, humilié, un peuple auquel les autorités militaires et administratives mais aussi les simples colons peuvent infliger n’importe quel traitement. Un peuple qui a été transformé en une masse d’ouvriers agricoles et de domestiques, et qu’on enferme le soir dans ses « gourbis », un mot qui en français contemporain est devenu synonyme — on se demande pourquoi ?– de taudis.

L’islam sera donc réinterprété par les vainqueurs comme la religion mais plus largement la culture des vaincus ; et c’est dans cette culture qu’il faudra trouver les raisons de leur subjugation et de leur abaissement, car le/la dominé.e est toujours responsable de la domination qu’il/elle subit. Cette nouvelle interprétation puisera aussi dans les théories raciales dites modernes qui apparaissent avec la colonisation de l’ensemble de l’Afrique et de l’Orient.

Dans une troisième période, plus d’un siècle après les conquêtes coloniales, apparaissent de nouveaux griefs contre l’islam, griefs qui ne viennent pas du fond du Moyen-Age européen, ni du siècle et demi de colonisation française et anglaise au Maghreb et au Machrek, mais de la politique internationale et plus précisément américaine. Plus précisément encore, des entreprises de ce que Michel Warchawski appelle la recolonisation du monde.

On pensera aux attentats du 11 septembre. Mais il ne faut pas oublier les guerres anti-arabes qui précèdent ces attentats: l’expédition de Suez ; la première guerre du Golfe, en 1991 ; la guerre d’Afghanistan en 2001 ; l’invasion de l’Irak en 2003.

Comment les Franco-anglais-américains expliquent-ils ces guerres d’agression ? Les Américains ont certes décrété « axe du mal » le monde musulman. Mais avait-on besoin, dans l’hexagone, d’une telle représentation pour réguler les rapports entre populations ? Non. Elle tombe sur un terreau propice, et elle tombe à pic pour galvaniser le racisme; en effet d’une part les victimes de celui-ci protestent de plus en plus, d’autre part la commission européenne leur donne raison, et édicte en 2000 une directive contre les discriminations raciales, directive à laquelle la France va faire semblant d’obéir en 2008.

Mais les Français avaient déjà, en 130 ans de colonisation, élaboré leur propre division du monde entre les bons et les méchants, ou plutôt entre les bons et les mauvais.

En effet, dès la colonisation de l’Algérie, la religion des autochtones devient le prétexte à leur infériorité de fait. Cette religion, le droit, les coutumes et la façon de vivre qui lui sont associées, toute cette culture au sens anthropologique du terme, expriment aux yeux coloniaux une infériorité morale ; et celle-ci justifie l’infériorité de fait construite par les multiples mécanismes formels et les pratiques informelles qui constituent la domination (n’importe quelle domination). Musulman devient un mot de code pour indigène. La Cour d’appel d’Alger 1903 le dit clairement : « le terme musulman n’a pas un sens purement confessionnel, mais désigne au contraire l’ensemble des individus d’origine musulmane qui, n’ayant point été admis au droit de cité, ont nécessairement conservé leur statut personnel musulman, sans qu’il y ait lieu de distinguer s’ils appartiennent ou non au culte mahométan. (c’est moi qui souligne).» Ainsi, ce qui est désigné par le mot « Musulman » ou plus largement « Indigènes » dans l’Algérie coloniale, c’est en théorie le fait d’être régi, pour ce qui concerne le droit civil, par les règles coraniques (ou mosaïques pour les indigènes juifs). Mais de cette régulation des affaires familiales par un droit différent du droit commun français découle un statut : absence de citoyenneté, statut donc de sujet, libertés restreintes (code pénal indigène) ; et ce statut est en fait établi ou régi par la descendance, et non par la croyance ou la pratique religieuses.([Todd Shepard, « Une république française « post coloniale », mis en ligne le 18.11.2006.)]

L’islam est donc vu par les colonisateurs comme une religion mais aussi comme une culture-ce qui est une vision sociologique ; mais, et c’est là que les choses se gâtent, cette culture est attachée au groupe d’une façon biologique. En effet, en parlant d’une origine musulmane, les juges font appel à l’idée d’un ancêtre commun. Les Musulmans sont donc la descendance de cet ancêtre originel, ils forment une lignée ; leur supposée ascendance commune est censée fonder une parenté réelle : une similitude de type biologique entre toutes les personnes qui la partagent. Ces notions de descendance d’un ancêtre commun sont précisément constitutives des concepts d’ethnie ou de race. La religion devient donc un mot de code pour désigner une race (ou une ethnie, qui veut dire la même chose), pour parler de la race de ceux qu’on appelle de façon interchangeable -ce qui est logique dans cette vision — « Musulmans » ou « Arabes ».

Ainsi considéré, l’islam est héréditaire ; il est créé lors de la reproduction biologique du groupe. Il devient la ligne de partage entre deux groupes, eux aussi héréditaires bien sûr. Or que sont, dans la théorie sociologique, des classes héréditaires ? Ce sont des castes. C’est ainsi que par transmutation de l’islam de religion en caractère biologique hérité, sans qu’il soit nécessaire de parler de races un système de castes raciales est officiellement créé en Algérie.

Que sont les castes ? L’auteur américain, William Lloyd Warner([William Lloyd Warner, The Emergent American Society, Yale University Press, 1967.)], qui le premier a utilisé le mot pour la sociologie des pays industrialisés, les définit comme des classes entre lesquelles il y a moins de possibilité de mouvement qu’entre les classes. Ainsi, pour aller vite, une fille d’ouvrière aura des chances d’accéder à la classe petite-bourgeoise, bien que moins qu’une autre non originaire de la classe ouvrière ; mais en revanche, une fille née dans la caste des Arabes restera dans cette caste sa vie durant. Et c’est là que le distinction entre castes et classes devient intéressante : en effet, comme on ne manquera pas de se récrier, la jeune Arabe pourra cependant, alors que sa mère était prolétaire, s’élever dans la classe petite-bourgeoise. Mais elle gardera toute sa vie le stigmate de caste. Les castes recoupent en grande partie les classes : ainsi, l’immense majorité d’une caste inférieure se retrouve dans la classe inférieure. Mais elles ne les recoupent pas entièrement : ainsi, un petite-bourgeoise arabe est inférieure à une petite-bourgeoise blanche, comme une prolétaire arabe ou noire est inférieure à une prolétaire blanche. Lloyd Warner compare les castes à une ligne qui divise la société de façon verticale tandis que les classes la divisent de façon verticale. Cette représentation graphique n’importe que dans la mesure où on ne pourra dire que les castes ont disparu que le jour où leurs lignes se confondront totalement avec les lignes de classe ; prétendre que c’est déjà le cas, comme prétendre que les lignes de genre ont disparu, c’est nier que les femmes sont concentrées du point de vue de leur métier propre dans la classe inférieure et quasiment absentes de la classe la plus haute ; et nier aussi qu’ elles occupent le bas de chaque classe. Bref, nier l’existence des castes exige de faire fi de hiérarchies qui tout en se combinant avec le système de classes ne peuvent pas y être réduites.

Dans ce système de castes raciales — qui par ailleurs se combine aussi avec le système de castes de genre — d’un côté de la ligne, les Français ou ceux qui peuvent le devenir : les étrangers d’hérédité européenne. De l’autre les sujets de la puissance (que celle-ci soit la monarchie, l’Empire ou la République). Des « infractions spéciales à l’indigénat non prévues par la loi française »(Charles André Ageron, Les Algériens musulmans et la France(1871-1919), Paris, PUF, 1968, Vol.1, p.171.) s’accumulent après la capitulation : de 3 en 1830 elles sont plus de 30 en 1881, et constituent un « code de l’indigénat ».

En théorie, à partir d’un senatus-consulte de Napoléon III en 1865, il est possible pour les indigènes musulmans et juifs de devenir citoyens, s’ils abandonnent leur « statut personnel », c’est-à-dire le droit coranique ou le droit mosaïque qui règlent les matières familiales, mariage et héritage. Mais même quand un homme — car ce n’est pas possible pour une femme — est prêt à abandonner le statut coranique et les coutumes qui le distinguent du code civil français, l’administration le lui refuse. En revanche à la même époque la naturalisation d’une 3è catégorie de population présente en Algérie devient automatique : celle des « étrangers », espagnols, italiens, maltais ; puis celle des Juifs indigènes par le décret Crémieux. Dès lors, il ne reste plus, d’indigènes, que les Musulmans.

Entre 1830 et 1962, date de l’indépendance, diverses tentatives d’élargir les droits des indigènes seront faites ; mais elles se heurteront toutes à l’opposition farouche des « Français d’Algérie ».

Avec la fin de la 2è guerre mondiale, les Américains exigent que l’Europe qu’ils ont sauvée en finisse avec son traitement des colonies car ce traitement leur a coûté cher en défections vers les Japonais des Asiatiques colonisés ; les Anglais, Français et Hollandais sont obligés de revoir leur copie par la force de leur puissant allié. Mais même alors, les choses ne changent que très lentement dans les colonies françaises, et particulièrement en Algérie. En 1944 le « statut pénal de l’indigène » est supprimé, les mêmes tribunaux traitent indigènes et colons. En 1946, la citoyenneté est accordée à tous les nationaux et en 1947, deux collèges électoraux sont créés. Si les hommes indigènes ont des droits politiques, puisqu’ils votent dans un collège séparé (ce qui donne aux voix blanches 5 fois le poids des voix indigènes), il faut bien les distinguer des Français à part entière ou « Français de souche européenne » : le terme indigène est remplacé par celui de « Français musulman ». En 1956, le double collège est dissout, et en 1958 le droit de vote est accordé aux femmes musulmanes. Mais il est déjà trop tard : la guerre dure déjà depuis 4 ans, et va se terminer avec l’indépendance dans 4 autres années.

Il faut noter ici que les acteurs de cette terrible guerre sont aujourd’hui encore, pour une bonne partie, sur le territoire français métropolitain :

–d’une part les anciens conscrits, les « petits gars du contingent » — plus de 300.000 personnes ;

–d’autre part les pied-noirs et leurs descendants rapatriés en 1962-environ un million. Ils se conçoivent comme dépossédés de sa terre natale — l’Algérie — par les Arabes, des êtres qu’ils avaient appris à considérer comme inférieurs. De plus, parmi les pied-noirs rapatriés, on compte une majorité de Juifs (dits tantôt orientaux, tantôt sépharades) ; ils descendent des juifs autochtones d’Algérie, qui étaient des indigènes, comme les Musulmans, avant le décret Crémieux. Les grands-parents de ces pied-noirs furent transformés en citoyens français alors que leurs congénères musulmans restaient des indigènes ; mais ils ne conquirent pas seulement la fin de leur statut d’indigène ; conquérant le statut des colons, ils conquirent les mêmes droits que ceux-ci sur les Musulmans.

–enfin des Algériens, ayant ou non la nationalité française, immigrés en métropole après la guerre d’indépendance, ayant fait la guerre d’un côté ou de l’autre, et leurs descendants nés en France et Français de plein droit, une population qui excède largement le million.

C’est donc en tant que caste inférieure que les Français de métropole ont connu les Arabes. L’islam, conçu comme héréditaire, est censé constituer la matrice de cette « race ». Aux Français Blancs, qui voient cette population comme fondamentalement différente d’eux, depuis le début des temps, et jusqu’à la fin des temps, qu’importent les discussions scientifiques sur la notion de « race » ? Les blogs sont pleins de cette perception vécue sur le mode de l’évidence -le même mode sur lequel est perçue la « différence des sexes »– d’une différence naturelle, ineffaçable, constitutive de l’être dans tous ses traits, y compris les plus infimes.

Les castes du système colonial sont ainsi reconstituées en métropole, certes à des fins classiques d’exploitation ; mais à la différence de l’exploitation « sociale » ou capitaliste « simple », elles s’appuient sur une catégorisation et donc une perception raciales, qui sont elles mêmes héritées de la situation coloniale à laquelle la période actuelle succède sans hiatus idéologique, et ce d’autant moins que les liens ont toujours été serrés entre les deux territoires, l’Algérie et la métropole, pendant la colonisation. On s’en aperçoit à la constance de la terminologie, tous les Arabes étant considérés comme musulmans quelle que soit leur religion, et les Blancs retrouvant avec bonheur l’expression « Français de souche » qui n’avait jamais vraiment disparu.

Devant le refus réitéré de les traiter en égaux, les descendants des immigrés maghrébins se révoltent, de multiples façons : de toutes les façons. Mais devant l’échec, encore à ce jour attesté, on voit apparaître des symptômes bien connus des sociologues : en effet comment interpréter la « réislamisation » ? Sinon comme ce phénomène bien connu en sociologie de « retournement du stigmate »? Des personnes sont appelées musulmanes en raison de leurs origines, et ce terme est utilisé avec les connotations qu’il avait dans la période coloniale, afin de les faire apparaître comme moins citoyennes que les autres, de les renvoyer à un statut inférieur d’indigènes. Appliqué à des personnes qui sont de jure des citoyens égaux, ce traitement suscite un comportement de rébellion dont l’une des manifestations est de revendiquer la « différence infâmante » et d’abord de revendiquer la différence tout court : « Vous me traitez comme différent, je vais me montrer différent ». Ces manifestations n’excluent nullement la recherche de voies classiques, politiques, pour parvenir à l’égalité de traitement. De plus la réislamisation elle-même, quand elle se produit, est à la fois la recherche d’une communauté autre que la communauté nationale qui exclut, et une façon de prendre la loi au pied de la lettre et de demander l’application de la laïcité : de l’acceptation de toutes les religions sans préférence pour aucune. Ainsi la revendication islamique est à la fois affirmation d’une spécificité et revendication d’une égalité de traitement. Le port de vêtements comme le foulard ou le niqab n’a pas non plus un sens univoque : comme l’ensemble de la réislamisation, il revendique à la fois une spécificité -« je suis musulmane »-et une communauté -« comme vous, j’ai une religion, et comme la vôtre elle mérite le respect ».

Devant ces manifestations, la société dominante fait semblant de s’étonner. Soit elle nie qu’elle exerce la moindre discrimination, soit elle admet que certes, il peut y avoir des discriminations, oui, il peut y en avoir. Bon, mais ça veut dire qu’il peut ne pas y en avoir, non ? C’est ainsi qu’écrivent les journalistes. La personne dominante fait semblant de croire que la discrimination, les insultes, sont un risque statistique. Elle fait semblant d’y voir des accidents : on peut y échapper. Elle se demande pourquoi ces gens s’énervent. Elle ne comprend pas que sa blague est la 10è du jour, la centième de la semaine, et que la personne qui l’écoute a déjà 33 ans de blagues derrière elle. Les dominants trouvent ceux qui ne rient pas à la blague susceptibles, voire « paranoïaques ».

Même quand il admet que cette population peut avoir des griefs, le groupe dominant prétend ne pas comprendre pourquoi cette population est en colère. Rien n’excuse aux yeux de la société dominante les comportements de la population discriminée. Celle-ci devrait garder, face aux discriminations, le calme et le sourire d’une population « normale » : d’une population non soumise à des « blagues » hilarantes, non persécutée par des injustices, non lassée par la répétition des blagues et des injustices. Ces attentes de la société dominante sont déraisonnables ; elles montrent que cette société dominante feint seulement de reconnaître l’existence des discriminations. Sinon, pourquoi ferait-elle semblant de ne pas comprendre l’effet sur un être humain de l’injustice et de l’humiliation chaque jour de leur vie ? Puisqu’elle le comprend très bien quand il s’agit d’elle ? Si elle ne le comprend pas s’agissant de cette autre population, cela ne peut signifier qu’une chose : elle fait semblant de reconnaître qu’il existe des discriminations, mais en fait, elle ne les considère pas comme des discriminations, c’est-à-dire comme injustes ; elle les considère comme normales, adéquates : justes, quand elles s’appliquent à cette population-là.

En réalité, devant les manifestations qui paraissent défier la version française de l’intégration, devant la revendication islamique, la société française est poussée dans ses retranchements. Prenons pour exemple la dernière perle d’Eric Besson : il ne compte pas se convertir à l’islam car, dit-il, « je suis trop attaché au caractère laïc de notre république ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’un ministre ne peut pas avoir de religion ? Quid de Christine Boutin ? Qu’un citoyen ne peut avoir de religion ? Quid alors de la loi de 1905 dont le premier article garantit la liberté de conscience et le libre exercice public des cultes ?

Beaucoup voient la réislamisation comme une erreur stratégique des descendants d’immigrés : ce ne serait pas la bonne façon de lutter contre leur statut inférieur. Mais on peut se demander si, en provoquant des débats comme celui sur le foulard, sur la « burqa », sur l’identité nationale, ces descendants ne mettent pas au contraire le nez de la société française dans ses contradictions, des contradictions qui seront de plus en plus intenables ; qui poussent par exemple cette société à redéfinir la laïcité comme synonyme de l’athéisme. L’athéisme, dans cette nouvelle version de la laïcité, deviendrait une obligation citoyenne. Ceci contrevient totalement à la Constitution, mais aussi à la Convention européenne des droits humains, mais aussi à toutes les conventions internationales sur les droits fondamentaux. Et tout simplement à la laïcité de la loi de 1905 elle-même. Car un athéisme obligatoire ne serait-il pas une nouvelle religion d’Etat ?

Autre contradiction : l’islam est constamment défini comme une religion qui ne connaît pas la distinction entre le temporel et le spirituel, et qui si on la laisse se déchaîner, va forcément donner naissance à une idéologie totalitaire qui « mélangerait » la politique et la religion, au lieu de les tenir bien séparés, comme nous le faisons, nous qui répétons aux Musulmans que la religion appartient au « privé », et même à « l’intime », sans d’ailleurs jamais définir ces termes.

Car il est constamment entendu que les Blancs au contraire connaissent ces distinctions et s’y tiennent quelles que soient leurs croyances. Mais alors, comment comprendre toutes ces funérailles nationales qui se déroulent à Notre Dame de Paris (une grande église catholique)? Comment comprendre que personne n’ait protesté quand Christine Boutin a fondé le 26 juin 2009 le « parti chrétien-démocrate » ? Qu’elle ait été au contraire félicitée par ces parangons de la laïcité, J. P. Raffarin et A.Juppé ? Comment comprendre que le président de la République soit chanoine de Latran ? Comment comprendre que Bayrou puisse se déclarer chrétien à la télévision sans que personne ne le traite d’Ayatollah ? Que le regroupement le plus important du parlement européen soit le parti populaire européen, ouvertement démocrate-chrétien, et dont l’UMP fait partie ? Comment comprendre la présence aux élections régionales de mars 2010 de « listes chrétiennes » ?. (Imaginons ce qui se serait passé si une « liste musulmane » avait été déposée).

Comment comprendre que la société dominante qui se réclame de la liberté de conscience, veuille interdire toute croyance autre que l’athéisme, dans le même temps qu’elle assimile le christianisme à un simple trait culturel, mais un trait culturel qui définirait l’identité nationale ? Comment comprendre que se rejoignent dans la dénonciation de l’islam, tandis qu’ils évitent de s’affronter entre eux, les nostalgiques du catholicisme religion d’Etat d’une part et d’autre part les adversaires déclarés de toute religion, mais qui doivent pour l’instant faire de grands détours pour ne pas voir les nombreuses églises qui sont sur leur chemin et n’ont rien de privé, encore moins d’intime ?

Toutes ces disputes et débats ont abouti à un océan de contradictions qu’on ne peut plus déchiffrer, ni même organiser logiquement, à une bouillie où une vache perdrait son veau.

Je ne parlerai pas ici des arguments contre le foulard et contre la « burqa », ni de la conversion au féminisme de personnes aussi inattendues dans ce domaine que la totalité des hommes politiques, tout à coup préoccupés de la dignité de « La » femme. Je lirai seulement ce petit mot envoyé au Monde par Nancy Huston, et qui résume, ou devrait résumer l’opinion de toutes les féministes : « Je ne dois pas être la seule à avoir éclaté de rire en lisant … que l’égale dignité homme-femme figurerait, selon l’UMP, au premier rang des principes fondamentaux de l’identité nationale ». Je pense que ces conversions subites, ces débats et combats sont tous des épiphénomènes de la volonté de maintenir un système de castes. Et celui-ci dépend, pour sa légitimité morale, de la diabolisation de l’islam et de toutes ses manifestations. L’islam est utilisé exactement comme au temps de la colonie, comme repoussoir, marque de non-appartenance à la communauté nationale.

Le deux poids deux mesures, le côté ouvertement anti-immigrés du débat sur l’identité nationale a condamné ce dernier en présentant une version trop caricaturale du refus de pleine citoyenneté. Mais cela ne signifie pas que sur le moyen et le long terme, il n’atteindra pas son but : libérer la parole raciste, rendre de plus en plus dicible ce refus d’une partie de la population française d’accepter une autre partie de la population sur des bases d’égalité réelle, et pas seulement formelle. Car ce qui est en jeu, ce n’est pas le renvoi dans leurs pays d’origine des descendants d’immigrés : leur pays, c’est la France. Ce qu’on leur refuse, ce n’est pas d’être ici ; mais d’y être chez eux, et de s’y conduire comme chez eux. Ce n’est pas leur présence qui, contrairement aux apparences, fait problème : c’est leur statut. Ce qu’on veut légitimer, c’est leur statut de sous-citoyens. Mais le but de maintenir en vie un système de castes entre en conflit avec les normes démocratiques. De ces deux dynamiques, on ne peut pas prévoir laquelle prévaudra(On peut se demander si ce qui a été présenté, et qui lie le statut actuel des « descendants des colonisés » au statut de leurs ascendants dans un territoire colonisé, peut expliquer le racisme anti-turc en Allemagne, et plus généralement le racisme anti-musulman dans des pays européens qui n’ont pas colonisé des territoires musulmans, et qui parfois, comme les pays scandinaves, n’ont colonisé aucun territoire. Il est certain que l’empreinte coloniale ne peut pas expliquer la totalité des cas du racisme européen ; en revanche, elle semble faciliter la production des formes les plus virulentes, les plus systémiques, de ce racisme.).

Christine Delphy, 18 mars 2010.

Ce contenu a été publié dans Actualités. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.