« Quartiers Populaires » et Gilets Jaunes : mêmes galères même combat ?

Trop d’choses nous séparent, on n’a pas la même vie
Dès le départ, on n’a pas la même vie
Pourquoi tu m’compares, on n’a pas la même vie
Ne me juge pas, on n’a pas la même vie

Youssoupha

 

Depuis deux mois, la France connaît une période d’effervescence sociale avec des pics de tensions chaque samedi et alors que l’exécutif espérait un essoufflement du mouvement, nous constatons plutôt qu’il gagne en détermination. Dans le même temps les écrits portant sur cet événement, d’ores et déjà historique, se multiplient, qu’ils soient journalistiques, militants ou bien universitaires. La raison principale à ce florilège d’articles est que le mouvement interroge tout le monde par sa forme innovante et insaisissable. Il est difficile de définir ce que sont les Gilets Jaunes (GJ), l’hétérogénéité des profils et des revendications étant accentuée par des différences entre les zones de mobilisations. Nous pouvons toutefois avancer que les Gilets Jaunes sont principalement des Gilets Blancs, autant dans leur composition sociale que dans leurs revendications ainsi que dans leurs modes d’expression et d’action. Si des non-Blancs ont pu endosser un gilet jaune (nous pouvons penser à Priscilla Ludosky ou à Abdelaziz Righi), ils sont loin de se mobiliser massivement. Les Indigènes, en tant que catégorie sociale de même que leurs revendications spécifiques sont absents.

Cette absence interroge une partie des GJ ainsi que la gauche blanche qui souhaitent procéder une nouvelle fois à la « convergence des luttes ». Malgré ses échecs précédents, dont le dernier en date est Nuit Debout, le mouvement social entretient toujours cet esprit « convergiste » tout en adoptant un autre discours. Plutôt que d’en appeler à une « convergence des luttes» abstraite, ils encouragent directement une alliance entre les habitants des quartiers populaires et ceux de la « France périphérique » et du « monde rural », c’est-à-dire les GJ. Victimes de maux semblables, vivant les mêmes galères et dominés par les mêmes responsables politiques, ils auraient un combat commun à mener. Dans cet article, nous allons étudier plus en détail cette affirmation, ainsi que le rapport entre les Indigènes et les GJ à travers plusieurs angles [1].

 

Les Gilets Jaunes et les quartiers populaires : des intérêts communs

 

Si l’on en croit les discours politico-médiatiques, les GJ mobilisent la « France périphérique », celle du périurbain et du monde rural, c’est-à-dire les personnes vivant en dehors des grandes aires urbaines. Situés dans les classes populaires supérieures, ils se révoltent contre la précarisation de leurs conditions de vie. D’abord mobilisé suite à l’augmentation des prix des carburants, ce mouvement a rapidement multiplié ses griefs à l’encontre du gouvernement et s’en prend tout autant à certaines politiques néolibérales qu’à la classe politique dominante et à la crise de la représentation, défendant parfois des revendications contradictoires. La diversité des plaintes et exigences s’explique par la forme du mouvement et sa constitution sociale. Il est un mouvement fluctuant qui persiste à refuser tout porte-parole ou toute ingérence des partis politiques quels qu’ils soient. L’établissement d’une ligne idéologique claire reposant sur des demandes précises devient donc plus ardu. Une confusion politique est alimentée par un contexte qui l’est tout autant, marqué par une déstructuration des balises politiques classiques, l’éclatement du « bloc dominant » et l’affaiblissement du clivage gauche/droite (au profit de l’opposition européiste/souverainiste) [2].

Toutefois il existe, entre toutes ces divergences et disparités, des pistes nous laissant entrevoir la possibilité d’une unification des GJ et la formation d’un bloc relativement homogène rassemblé derrière des expériences communes et des revendications majeures. Sur les questions économiques, quand bien même cela peut paraître contradictoire, les revendications de baisse des taxes et d’augmentation du SMIC rejoignent un même but aux yeux des GJ : stopper la dégradation de leur niveau de vie et rompre avec les fins de mois difficiles. Mais c’est davantage sur le thème de la (non) représentation et celui de la critique du personnel politique français que le mouvement parvient à se fédérer. Malgré toutes les critiques que l’on peut émettre sur le Référendum d’Initiative Citoyenne, force est de constater qu’il est devenu l’une des principales revendications des GJ autant qu’un symbole de leur colère. Le RIC est la traduction de ce sentiment, partagé par l’ensemble des manifestants, de la dépossession de leur pouvoir politique au profit d’une « élite » de plus en plus détachée des réalités du « peuple » ou aveugle à celles-ci. L’hostilité à l’égard du champ politique et de ses représentants, résumée avec mépris sous le terme de « populisme », est un élément essentiel à prendre en compte pour saisir ce mouvement. Il faut rappeler que les GJ sont composés en grande partie de membres des classes populaires relativement exclues du champ politique officiel, rarement engagées dans des partis/associations politiques ou syndicats, et ayant une forte tendance à l’abstention du fait de leur méfiance envers les représentants politiques.

A partir de ces principaux traits caractéristiques dégagés, nous pouvons aisément considérer que les points de convergence avec les habitants des banlieues sont nombreux et qu’une alliance paraît tout aussi souhaitable que naturelle. Les difficultés vécues par les habitants de ces quartiers et partagées avec les GJ paraissent même plus importantes et graves. Concernant tout d’abord leur précarité économique, les habitants des quartiers se trouvent au plus bas de l’échelle sociale, occupant des emplois subalternes et mal payés. L’augmentation du SMIC est donc une revendication allant dans le sens de leurs intérêts, pour ceux qui sont épargnés par le chômage. En ce qui concerne la relation avec le champ politique, là encore nous pouvons remarquer des similitudes fortes. Les habitants des cités entretiennent la même hostilité envers le système politique et ses acteurs, et sont tout aussi distants puisque les taux d’abstention sont particulièrement élevés dans ces quartiers [3]. Par ailleurs, un autre facteur pouvant contribuer à une union entre les GJ et les banlieues a émergé durant les manifestations, à savoir le rapport à la police. Victimes d’une répression habituellement dirigée contre les Indigènes, la majorité des manifestants a découvert la violence que la police est capable d’exercer en toute impunité. La donne semble changer alors que jusqu’ici, face à la répression policière des protestations des habitants des quartiers, le mutisme voire le soutien était la règle.

Cependant, en dépit de tous ces points et ces intérêts communs, l’engagement des habitants des banlieues au sein des GJ est relativement limité. Pour parvenir à expliquer ce fait, il faut d’abord rompre avec une vision mécaniciste et économiciste de la mobilisation collective. Les discours autour de la participation des banlieues sont centrés sur l’intérêt qu’elles auraient à participer aux GJ ; les individus sont considérés comme de vulgaires homo-économicus procédant à un calcul rationnel coût/profit. Or, nombreux sont les travaux mettant à mal cette vision de l’engagement. Surtout, la « passivité » des quartiers vis-à-vis des GJ ne peut être comprise tant que l’on éludera ou minorera un sujet pourtant majeur et que ces événements mettent en relief : la question raciale.

 

Les divergences et le rapport quartiers populaires/France périphérique

 

La question de la division raciale, mise de côté durant la révolte des GJ, est pourtant primordiale. La crise des GJ et les analyses médiatiques à son sujet ont dévoilé le caractère hégémonique de la thèse de la « France périphérique », théorisée et popularisée en particulier par Christophe Guilluy. Ce dernier a donné un crédit pseudo-scientifique aux discours réactionnaires et racistes sur les quartiers et l’immigration. Il affirme qu’une grande partie des classes populaires blanches, peu à peu oubliée par le personnel politique, a été repoussée à la périphérie des centres urbains par les populations immigrées, sombrant dans la précarité économique [4], et tout cela au profit d’une politique de la ville centrée sur les « Zones Urbaines Sensibles » (ZUS) et les Indigènes. Les petits-Blancs seraient ainsi perdants dans le processus de la mondialisation et voteraient en masse pour le Rassemblement National, seul parti à défendre leurs intérêts.

Bon nombre de géographes se sont très vite opposés à ces thèses de Guilluy. Brisant le mythe d’une France coupée entre métropole et « monde rural » et soulignant l’imprécision de l’expression de « France périphérique », ils affirment que la fracture se situe plutôt à l’intérieur même des territoires urbanisés dans lesquels on peut observer les plus grandes inégalités. Les plus riches vivent en ville, mais c’est aussi le cas des plus pauvres. Pire encore, contrairement aux élucubrations réactionnaires de Guilluy, les deux tiers des pauvres vivent en zone urbaine et non périurbaine [5]. La pauvreté rurale des plus âgés existe effectivement, mais elle est moindre que celle des jeunes vivant dans les banlieues. S’il existe « des grands perdants de la mondialisation », ce sont donc les habitants pauvres des villes et des quartiers [6]. Pour autant, il faut souligner que le territoire n’est pas une variable explicative en tant que telle. En limitant le territoire à un contenant vide sur lesquels se contenteraient d’évoluer certains types de population (« la France des quartiers populaires »/« la France périphérique »), on en oublie que les contradictions raciales sont également produites spatialement. Mais si la visibilité de ces contradictions est exacerbée dans les quartiers populaires, celles-ci s’étendent bien à l’ensemble de la société. Parler en termes de « quartiers populaires » est une façon bien commode d’appréhender ces quartiers comme des lieux fermés sur eux-mêmes et non comme s’inscrivant dans une logique raciale plus étendue. Paradoxalement c’est peut-être la manière dont la problématique des « quartiers » est mobilisée qui invisibilise la question raciale alors que, justement, c’est dans ces quartiers qu’elle est la plus explicite.

Du côté de Guilluy, et des adhérents à sa thèse, la division entre « la Métropole » et la « France périphérique » est surtout une division entre la France « multiculturelle », celle avec une forte présence de non-Blancs, et la « vraie » France, la France Blanche pure. La gauche, de son côté, minore l’aspect racial en se limitant à un vocabulaire centré sur le territoire, notamment en parlant simplement de « quartiers populaires ». Suivant cette conception, qu’on soit Noir, Arabe ou Blanc importe peu puisque c’est la zone d’habitation qui s’avère déterminante. Il arrive parfois à cette gauche de nuancer la variable territoriale en expliquant que ce sont les classes populaires les plus précaires qui sont parquées dans ces zones sensibles et, dans le meilleur des cas, en ajoutant qu’une partie d’entre elles y subissent des violences policières et du racisme. Mais, dans tous les cas, le racisme est relégué au second plan, considéré comme un dommage collatéral pour des populations qui, en plus de faire partie des classes populaires, appartiennent aux groupes raciaux discriminés. Il s’agit d’une approche problématique lorsque l’on sait, et Frantz Fanon l’a démontré dans Les Damnés de la Terre, que la fracture coloniale se transpose dans la configuration urbaine. C’est justement ce qui conduit Sadri Khiari à affirmer d’une part que les quartiers sont surtout la « traduction dans l’espace d’un rapport de force politique », d’autre part que le « quartiérisme », bien que conscient « de la distribution et de la hiérarchisation des populations au sein d’espaces résidentiels différenciés », reste aveugle à la « matérialisation dans le processus urbain de conflits socio-politiques dont la logique se construit en dehors des quartiers » [7].

Nous comprenons alors pourquoi le mouvement social apparaît bien plus ouvert et entreprenant lorsqu’il adopte la problématique des « quartiers populaires » plutôt que celle de la « lutte des races sociales ». Cette problématique s’incorpore bien plus aisément dans sa propre dialectique tout en s’abstenant d’adopter les analyses de l’antiracisme politique auxquelles il reste, en effet, globalement réticent ou opposé. Ainsi, quand la gauche radicale exprime son désir de voir des Indigènes des quartiers populaires rejoindre les mobilisations des GJ, ce n’est pas pour y voir intégrer leurs revendications et agendas politiques, mais pour casser la possibilité d’une direction fasciste du mouvement. Nous resterons, à leurs yeux, des instruments, tant qu’ils n’accepteront pas notre existence politique et sociale.

La première étape de cette acceptation serait de reconnaître la question raciale que le terme « quartiers populaires » sert trop souvent à masquer. Car chacun sait que lorsque l’on parle de banlieue, on parle, au fond, des Indigènes. Certes, des Blancs y vivent aussi, mais nombre d’entre eux ont été, d’après Sadri Khiari, « indigénisés » [8]. L’indigénisation des personnes blanches vivant dans les quartiers démontre bien que ce sont des espaces marqués racialement puisqu’ils sont avant tout les territoires des Indigènes. Comme le disait Abdelmalek Sayad, « la stigmatisation qui est, en apparence, le produit du territoire stigmatisé finit toujours, en réalité, par produire un territoire propre, un territoire revendiqué comme territoire stigmatisé et territoire de stigmatisés» [9]. Par conséquent, lorsque Guilluy et Cie parlent d’une fracture entre la Métropole et la « France Périphérique », ils parlent d’une certaine manière d’une fracture raciale ; de même, lorsque la gauche blanche désire une « convergence » avec les « quartiers », elle appelle, sans le dire, à une convergence entre Indigènes et Blancs. Or celle-ci ne peut s’établir en aucun cas ni sur des non-dits ni sur la base d’une représentation faussée et travestie de la réalité. Que les petits-Blancs vivent des situations précaires, nous ne l’avons jamais nié. Nous avons été les premiers à poser les bases d’une alliance entre les « Beaufs » et les « Barbares », dans le cadre d’un projet décolonial [10]. Néanmoins, tout effort vers une convergence sera forcément vain tant que seront ignorées la frontière raciale qui persiste entre les deux, ainsi que la surreprésentation des Indigènes dans les populations pauvres [11]. Cette réalité doit être reconnue et admise.

Les Indigènes subissent des injustices socio-économiques et symboliques, vivent dans des conditions matérielles précaires tout en étant représentés comme des « parasites » vivant sur le dos de l’État et des honnêtes travailleurs (Blancs). Les banlieusards appartiennent bien aux classes populaires, mais ils sont sacrifiés au profit d’autres membres de ces mêmes classes populaires, en l’occurrence, les Blancs. Nous sommes donc bien devant un traitement racial. Les banlieues peuvent être complètement délaissées et stigmatisées tout simplement parce qu’elles sont habitées par les Indigènes. Leurs territoires ne sont pas considérés comme faisant pleinement partie de la Nation en tant que « zones de non-droit » ou « territoires perdus de la République ». La France, celle avec les vrais Français, se trouve là où habitent en grande majorité les Blancs. La campagne devient alors le symbole absolu de cette France « pure ». Les petits-Blancs peuvent connaître des situations similaires en termes de précarité économique ou de non-représentation, reste que leur blanchité leur accorde un immense privilège : leur appartenance à la Nation est assurée. De ce fait, il apparaît toujours plus illégitime et scandaleux d’être un Blanc pauvre qu’un Indigène pauvre en France. Comprenez : le Blanc est davantage chez lui que l’Indigène. Que l’Arabe ou le Noir soient pauvres ne dérange pas pour la simple raison qu’une certaine logique et qu’un certain ordre social sont respectés. Ils restent des « invités » et à ce titre doivent se contenter de ce qu’ils ont. Mais pour le Blanc c’est différent puisque c’est une hérésie que de le voir souffrir dans sa propre maison, alors même que des Indigènes profiteraient grassement des aides de l’État. On pourrait nous rétorquer que nous entrons dans une compétition victimaire contre-productive, et que nous oublions nos intérêts communs. Certainement pas, nous nous interrogeons seulement sur l’incapacité des Blancs à considérer la condition seule des colonisés de l’intérieur. Nous ne devons pas nous sentir obligés de faire des ponts avec la souffrance des petits-Blancs pour rendre légitime la cause Indigène, de même que nous refusons de taire la question raciale. Nous affirmons aussi qu’il existe une spécificité de la condition Indigène en France et qu’elle persiste même lorsque des Blancs semblent vivre dans des conditions matérielles similaires. Le traitement colonial et postcolonial des populations Indigènes a créé une scission entre les Indigènes et les Blancs, et il ne suffit pas d’avoir quelques intérêts communs pour la voir disparaître. Le mouvement actuel des GJ en est une illustration flagrante.

 

Les Indigènes et les Blancs, des économies morales dissemblables

 

Vis-à-vis des GJ, les Indigènes sont dans une forme de soutien distant ou dans l’indifférence et le mouvement social a du mal à comprendre ce positionnement. Enfermé dans ses cadres d’analyse à base de « classe sociales » et de marxisme orthodoxe, il est incapable de saisir cette « passivité » vis-à-vis des GJ, surtout lorsqu’il existe des intérêts communs. Il oublie toutefois de mentionner des divergences importantes entre les GJ et les Indigènes — comme le thème des migrants, le chauvinisme et le patriotisme, la dénonciation des « assistés » (généralement Rroms, Noirs et Arabes dans l’imaginaire collectif) etc. —, mais aussi l’absence des problématiques spécifiquement indigènes, dont l’antiracisme et l’anti-impérialisme. L’épisode des GJ ne peut pas non plus faire oublier aux Indigènes le climat raciste, et particulièrement islamophobe, qui sévit en France. D’un point de vue racial, ils ont donc des raisons évidentes de ne pas se mobiliser et s’ils le font, c’est seulement par sentiment d’appartenir au groupe des « pauvres ».

L’événement des GJ démontre que, malgré des conditions matérielles plus ou moins proches, les Indigènes et les Petits-Blancs ne vivent pas dans le même espace-temps et sont habités par des intérêts différents. Comme l’a déjà souligné à plusieurs reprises Khiari, la clarté théorique et la conscience politique sont loin de suffire pour réaliser une « convergence ». Si à un certain niveau, les intérêts peuvent se confondre, à d’autres, ils s’opposent, c’est pour cette raison qu’il ne s’agit pas « d’articuler des champs de luttes “naturellement” complémentaires mais de cheminer dans leurs contradictions. On lutte avec, séparément et contre » [12]. Afin de rendre compréhensible ce propos que tient et défend le PIR avec constance et force depuis plus de dix ans, nous proposons de le retranscrire en recourant à un langage et à des références qui appartiennent à la gauche. Pour ce faire, nous nous appuierons sur le principe de « l’économie morale » développée par l’historien Edward Palmer Thompson.

Étudiant les émeutes dans l’Angleterre du XVIIIe siècle, E.P Thompson affirme que c’est une erreur de les réduire à une réaction mécanique à une dégradation des conditions matérielles, à « une réaction “au stimulus” de la faim » [13] — comme le font généralement certains marxistes en se limitant à une comparaison salaire/prix – car sinon comment comprendre qu’il n’y aurait pas davantage de mouvements de colère. Pour comprendre ces émeutes, il a développé le concept de « l’économie morale » qui lui permet de ne pas s’intéresser seulement aux conditions matérielles objectives, mais aussi au processus de subjectivation en analysant les expériences vécues, les émotions des individus face à leur quotidien et à la façon dont ils ressentent eux-mêmes leur place dans les rapports de production. Thompson montre ainsi que le système économique est aussi régulé par des principes normatifs, des valeurs et des obligations ; les individus établissent ainsi des règles de bonne conduite, de respect, de dignité, de justice, de reconnaissance. L’économie doit respecter une certaines « moralité » pour ne pas paraître trop déséquilibrée au risque de conduire à la révolte. Cette moralité dépendant du contexte socio-historique et du type de population, elle n’est pas la même pour un prolétaire au XIXe ou au XXIe siècle. Ce concept nous permet de mieux comprendre pourquoi des personnes vivant dans des situations très précaires ne se révoltent pas forcément de manière ouverte. Si les jugements de valeurs qui sont les leurs vis-à-vis du fonctionnement de la société ne leur apparaissent pas transgressés, elles n’ont pas de raison d’estimer que le système économique ou que leurs dirigeants ont outrepassé les normes et les principes moraux qui doivent régenter l’économie et/ou leurs engagements.

L’économie morale est inscrite dans l’activité sociale des individus en étant le prolongement du social et du lien entre acteurs de la société. Elle entre ainsi en conflit avec l’économie politique et l’éthique capitaliste qui s’autonomise de l’espace social. Il y a alors conflit entre « l’éthique du capitalisme et l’éthos du pauvre ». Cet ethos n’est pas partagé par tous les pauvres, dépendant du groupe auquel ils se sentent appartenir. L’esprit communautaire est un élément important de l’économie morale et la révolte intervient seulement lorsque cette communauté pense que le lien qui la reliait avec ses dirigeants est brisé, quand ces derniers n’ont pas respecté le contrat, leurs devoirs et leurs obligations.

L’économie morale nous donne un éclairage très intéressant sur la révolte des GJ. Bâti à partir de l’augmentation des prix des carburants, il s’est avéré que c’était moins ces taxes en elles-mêmes qui étaient visées que l’attitude de Macron depuis sa prise de pouvoir, ainsi que la politique néolibérale décomplexée menée avec un mépris sans limite. Samuel Hayat le décrit parfaitement dans son remarquable article sur l’économie morale des GJ lorsqu’il affirme que « leur mobile était bien économique, mais pas au sens habituel : ils n’étaient pas mus par des intérêts matériels au sens strict, mais par des revendications morales sur le fonctionnement de l’économie » [14]. Les GJ se mobilisent bien à partir de leur propre économie morale. Notre hypothèse est que celle-ci n’est pas universellement partagée par tous les Français, mais appartient plus spécifiquement aux classes populaires blanches. De leur côté, du fait de leur traitement différencié dans la société française et de leur position de subalternes dans la hiérarchie raciale en France, les Indigènes développent un type d’économie morale bien distinct vis-à-vis de l’Etat, dans laquelle la question raciale prime. Cette différence implique que les facteurs d’une révolte ou d’une participation à une manifestation ne sont pas identiques et que, dans les cas des Indigènes dans le contexte actuel, quand bien même leur situation socio-économique est précaire, les responsables n’ont pas, de leur point de vue et vis-à-vis d’eux, dépassé la ligne rouge au-delà de laquelle ils se révolteraient.

Cette idée peut surprendre et laisser entendre que les Indigènes sont bien plus dociles en situation de domination. Ce serait une interprétation erronée et les situations montrant leurs capacités de résistances ne manquent pas. Le dernier grand exemple en date, ce sont les « émeutes de 2005 ». L’examen des raisons de ces « émeutes » renseigne sur des éléments de l’économie morale des Indigènes. Subissant quotidiennement les répressions policières, celles-ci sont devenues presque « normales » ; si elles conduisent à une hostilité envers les forces de l’ordre et le gouvernement en général, pour autant cette hostilité se manifeste rarement de manière ouverte, collective et violente. La mort tragique de Zyed et Bouna a été le crime policier de trop et donc l’élément déclencheur de la révolte. Le pacte moral déjà très instable entre les Indigènes et les pouvoirs publics a été rompu, faisant exploser la colère et la violence des habitants des quartiers. L’exaspération a ensuite été accentuée par d’autres outrages aux principes et valeurs Indigènes, comme la grenade lacrymogène lancée dans une mosquée de Clichy-Sous-Bois, alors que de nombreux fidèles y étaient rassemblés pendant le Ramadan. L’usage de l’économie morale proposée ici peut étonner car elle ne concerne pas directement le système économique en tant que tel, mais le concept de Thompson permet justement de ne pas se restreindre aux conditions matérielles et d’incorporer les normes et les valeurs du groupe pour appréhender ses mobilisations. Sans cet élargissement de l’analyse des révoltes, il est impossible pour le champ politique Blanc de saisir les révoltes propres aux Indigènes ainsi que ses causes profondes qui se trouvent d’avantage reliées à leur condition de race qu’à celle de classe.

Les GJ se mobilisent principalement pour lutter contre la précarisation de plus en plus forte de leurs conditions de vie. Or, des conditions de vie précaires ne sont pas un phénomène nouveau pour les Indigènes, ils se sont habitués à être la « France d’en dessous la France d’en bas » ou pour le dire autrement, cette stratification sociale est entrée dans les normes et ils l’ont intégrée en tant que telle. Le sentiment d’un contrat rompu est alors absent. Il serait peut-être même possible d’affirmer que sur la problématique économique, les Indigènes ont développé une plus forte résilience. Toutefois, ce n’est pas seulement parce que ces conditions de vie précaires sont devenues la « norme » pour les Indigènes que le sentiment d’injustice ou de révolte se manifeste moins. Une autre raison cruciale explique que les Indigènes ont tendance à moins exprimer leur colère publiquement et se dirigent vers des formes de résistance plus diffuses : les non-Blancs sont perpétuellement renvoyés à leur statut d’Indigène et donc d’étranger à la Nation française, exclusion qu’ils ont assimilée.

En effet, si les classes populaires Blanches se révoltent depuis plus deux mois c’est aussi parce qu’elles ont les moyens de le faire : non pas les moyens matériels, mais les moyens symboliques. Nous l’avons déjà dit, il est plus injuste et illégitime d’être un pauvre Blanc qu’un pauvre non-Blanc. Étant chez lui, le Blanc pauvre se verra attribuer une plus grande légitimité à contester son sort, et cela, y compris de manière violente. C’est ainsi qu’il faut comprendre les discours dans lesquels les Gilets Jaunes expliquent qu’ils sont « juste » des « Français normaux », « d’honnêtes travailleurs » ne parvenant plus à boucler leur fin de mois. La signification de ce type de propos est simple : ils méritent d’autant moins d’être pauvres qu’ils sont Français et travailleurs. Leur appartenance à la Nation n’est jamais remise en cause, et c’est parce qu’ils se sentent pleinement Français et sont considérés comme tels qu’ils pensent être légitimes à réclamer justice, à réclamer leur dû et à contester. Leur blanchité leur garantit également un large soutien dans la population, quand bien même ils ont recours à des actions violentes et qu’ils dégradent des lieux hautement symboliques comme l’Arc de Triomphe. L’Indigène, au contraire, porte encore le statut de l’invité. Depuis sa naissance, on lui fait comprendre qu’il n’est pas vraiment chez lui, qu’il reste un étranger — même l’enfant d’immigré né en France, l’immigré qui n’a immigré de nulle part, selon la formule de Sayad — et n’a donc pas la même légitimité à se plaindre. Les émeutes de 2005 ainsi que leur réception dans l’opinion française le lui ont rappelé.

Finalement, la frontière raciale est toujours présente et persiste même lorsque des individus partagent des conditions matérielles communes. On ne peut espérer que cette frontière disparaisse en omettant de la nommer, ou en la limitant à quelques traitements spéciaux comme les violences policières. Le statut Indigène ne se limite ni au rapport avec la police, ni au territoire dans lequel il vit, mais formate toute sa vie. Il est le produit d’un traitement racial spécifique qui conditionne toute sa socialisation, et donc son identité. Les appels à une « convergence » ne peuvent effacer d’un seul coup cette frontière. Une « alliance » ne se proclame pas, pas plus qu’elle n’est le produit de quelques individus volontaires. Elle résulte d’un processus long, constitué d’actions concrètes, de dialogues, d’échanges et de compréhensions des intérêts objectifs et spécifiques de chaque groupe — avec leurs autonomies propres — mais aussi des conflictualités entre des intérêts divergents. La gauche Blanche ne peut espérer mobiliser les « quartiers » seulement lorsqu’elle le désire, et continuer le reste du temps à adopter une attitude au mieux passive, au pire hostile, envers toutes les luttes propres aux Indigènes et à l’anti-racisme politique. Si elle souhaite vraiment parvenir à la « convergence » dont elle rêve tant, le premier pas à faire est donc d’accepter et de respecter l’espace-temps Indigène, tout en apportant un soutien à ses combats spécifiques. Mais surtout, le pré-requis absolu à toute volonté « d’alliance » est la constitution d’une organisation Indigène forte, autonome, mobilisatrice et représentant les intérêts de l’immigration en France. Une organisation capable, le moment venu, de jouer le rôle d’interlocuteur lorsque l’occasion d’un front commun avec des organisations de gauche se présentera. Pour le moment, les Indigènes sont par rapport aux GJ tout autant « avec, séparément et contre » : avec les GJ et leur contestation d’un ordre social injuste ; « séparément » en ne se mobilisant pas massivement ; et « contre » les dangers de voir les GJ pencher vers l’extrême-droite.

 

Wissam Xelka, membre du PIR

 

[1] L’analyse se limite ici au cas des GJ en France métropolitaine, le cas des GJ dans des territoires comme la Réunion nécessite une autre analyse, menée par les acteurs locaux, car c’est un cas particulier de révolte sociale dans un cadre colonial.

[2] Jean Bastien, « Entretien – L’illusion du bloc bourgeois, avec Bruno Amable et Stefano Palombarini », Nonfiction.fr, 12 avril 2017.

[3] Cécile Braconnier et Jean-Yves Dormagen, « Ce que s’abstenir veut dire », Le Monde Diplomatique, Mai 2014.

[4] Les travaux de Violaine Girard contredisent cette vision des classes populaires blanches repoussées contre leur gré dans le périurbain. Au contraire, cela représente, à leurs yeux,  « une promotion sociale ». Violaine Girard et Anne Châteauneuf-Malclès, « Le vote FN au village. Trajectoires de ménages populaires du périurbain », ENS Lyon, 29 juin 2018.

[5] 64 % des pauvres vivent en zones urbaines, 17 % dans les communes périurbaines, 13,4 % dans les petites et moyennes agglomérations et enfin, 5,4 % dans les communes rurales isolées. 57 % des pauvres vivent dans des communes de plus de 50 000 habitants et 21 % dans des communes rurales qui sont en grande partie des territoires périurbains très proches des grandes villes. « Où vivent les pauvres ? L’Insee infirme définitivement la thèse de la France périphérique », La Gazette.fr, 09 janvier 2015.

[6] À titre d’exemple, si l’on se réfère au rapport 2018 de l’Observatoire Nationale de la Politique de la Ville, le revenu fiscal moyen par UC est de 11 431 euros dans les quartiers populaires, alors qu’il est deux fois plus levé dans le reste de la France Métropolitaine (23 440 euros). Les ZUS sont ainsi les territoires français les plus défavorisés très loin devant les autres, le taux de pauvreté y atteint en moyenne 42,6 % de la population, contre 14,5 % dans la France Métropolitaine.

[7] Sadri Khiari, La contre-révolution coloniale en France. De de Gaulle à Sarkozy, éditions La fabrique, Paris, 2009. p 193-194

[8] Sadri Khiari, « Les Blancs indigénisés des cités populaires », Parti des Indigènes de la République, 28 septembre 2013 : http://indigenes-republique.fr/les-blancs-indigenises-des-cites-populaires/

[9] Sayad Abdelmalek, La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Editions du Seuil, Paris, 1999. p365

[10] Houria Bouteldja, « Les Beaufs et les Barbares : sortir du dilemme », Parti des Indigènes de la République, 21 juin 2018

[11] « Quel est le taux de pauvreté dans ma commune ? », Observatoire des inégalités, 13 avril 2018 et « Qui sont les pauvres en France ? », Observatoire des inégalités, 16 octobre 2017 

[12] Sadri Khiari, « L’Indigène discordant », Parti des Indigènes de la République, 10 mai 2005

[13] Fassin Didier, « Les économies morales revisitées », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2009/6 (64e année), p. 1237-1266.

[14] Samuel Hayat, « Les Gilets Jaunes, l’économie morale et le pouvoir », SamuelHayat, 05 décembre 2018

 

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