Barack Obama sera président des Etats-Unis. C’est du moins ce que la plupart des commentateurs semble présager. La société américaine est, certes, étrange. Elle est basée sur de puissantes inégalités raciales et, pourtant, elle semble pouvoir tolérer sans trop de soubresauts un Noir à la tête de l’Etat. Il marchera dans les clous ; il ne bougera pas le petit doigt contre l’oppression des siens ; c’est évident. Mais, en France, même un scénario analogue est inimaginable.
Un Noir à l’Elysée ? Une Arabe à Matignon ? Brrrr… Rien que d’y penser, le peuple de France tremble de peur et de dégoût. Peut-être pas tous les citoyens de ce pays ; une bonne partie, sûrement ! Pour l’instant… Car les choses changent. Malgré elles. Il y a 50 ans, aux Etats-Unis, Rosa Parks n’avait pas le droit de s’asseoir dans un bus. Il a fallu bien des batailles, des luttes et des sacrifices pour mettre un terme à ces formes d’apartheid. Mais cet objectif-là, au moins, a été atteint. Ici, en Hexagone, c’est pareil. Nous ne pourrons conquérir de nouveaux droits que par la lutte et l’engagement politique. Et parmi ces droits, le droit d’exister politiquement – d’être un citoyen et non pas un indigène -, nous avons encore à le conquérir.
Beaucoup d’entre nous sont français ; ils ont le droit de vote. Mais leurs parents, eux, sont privés de ce qui reste aujourd’hui l’un des principaux mécanismes de la citoyenneté. Peut-on parler d’égalité alors que la République exclut du suffrage universel tous ces étrangers qui vivent en France depuis parfois très longtemps, qui y travaillent, qui souvent y ont fondé une famille, sans pour autant prendre la nationalité française ? Peut-on concevoir, du simple point de vue de la justice, que des femmes et des hommes qui construisent ce pays, qui participent à sa vie sociale, économique et culturelle, n’aient pas leur mot à dire sur son avenir et sur celui de leurs enfants ? Est-il équitable qu’ils alimentent, par leurs impôts, le budget de l’Etat et que l’Etat leur dénie même un droit de regard sur l’usage qu’il fait de leur argent ? Comment expliquer que les ressortissants d’autres Etats européens, même résidants en France depuis peu, bénéficient du droit de vote et d’éligibilité aux élections européennes et municipales alors que les ressortissants arabes ou africains qui sont là depuis des lustres n’ont aucun droit électoral ? Comme bien des fois, la réponse est dans la question : ils sont justement arabes et africains ! Et cela est bien plus important aux yeux de la République que leurs nationalités.
J’exagère ? Alors, parlons des Français arabes ou africains ! Parlons des Antillais qui sont français depuis quatre siècles ! Ils sont bien français et la loi leur donne, comme à tout Français, le droit d’être électeurs et celui d’être éligibles. Sont-ils effectivement électeurs ? Bien peu souvent, en vérité. Comment iraient-ils voter alors que les partis existant ne se préoccupent absolument pas de leurs aspirations et ne ce soucient guère de les représenter. Sont-ils élus ? Très, très peu. Une poignée. Seulement à la marge. Quand les partis de droite ou de gauche ont besoin de redorer leur image ou de glaner quelques électeurs supplémentaires.
J’exagère encore ? « Voyez, répondrez-vous, tous ces candidats de la diversité aux dernières législatives ! Et Sarkozy, n’a-t-il pas nommé trois ministres qui ne sont pas vraiment blancs ? » Eh oui, Nicolas a bien calculé son coup ! Les socialistes, qui se prétendent « plus antiraciste que moi, tu meurs », s’en mordent encore les doigts. Le président, qui mène la politique la plus violente à l’encontre des immigrés et des banlieues depuis le début de la Vème République, est parvenu ainsi à apparaître, aux yeux de beaucoup d’entre nous, comme l’« ami » des Arabes et des Noirs. Il lui a suffi de nommer une Arabe à la Justice, une Noir aux Droits de l’homme et une vieille « jeune de banlieue » aux banlieues pour que ça marche. Cependant, faire le constat de son habileté manœuvrière ne suffit pas. Il faut aussi se demander pourquoi il a été contraint de déployer tout ce talent tactique. La réponse est évidente. Elle tient en deux points :
– Pour faire passer, sans encombre, une politique anti-Arabes et anti-Noirs, il vaut mieux avoir avec soi une Arabe et une Noire. De ce point de vue, le rôle de la « diversité », c’est de faire diversion.
– La révolte des quartiers en novembre 2005 est passée par là…
Oui, c’est surtout cela qui a été décisif. S’il n’y avait pas eu cette révolte, Dati, Yade et Amara n’auraient pas été ministres. De même, il n’y aurait pas eu autant de candidats de la « diversité » aux législatives et aux municipales sur les listes des différents partis. En d’autres termes, Dati/Yade/Amara et la « diversité » sont le produit ou, pour être plus exact, l’effet pervers d’un grand mouvement de protestation qui a pris la forme d’une révolte. Elle a fait peur ; elle a pesé sur les rapports de forces ; mais, dépourvue de cadre et d’orientation, l’initiative politique ne pouvait que lui échapper. Les populations issues de l’immigration n’ayant pas été en mesure de se donner leur propre représentation politique, les partis de droite et de gauche leur ont donné de faux représentants.
Ainsi, lors des derniers scrutins, ceux qui ont le droit de vote n’ont guère eu le choix : c’était soit s’abstenir, soit disperser leurs voix sur les seuls candidats disponibles, les candidats de la droite ou de la gauche. Quant à ceux qui espéraient pouvoir servir leurs communautés en accédant à des responsabilités dans les instances régionales ou municipales, ils ont été obligés pour la plupart de se présenter sous les bannières de partis en lesquels ils ne se reconnaissent pas. A l’occasion des dernières municipales, seule une toute petite minorité a tenté de constituer des listes autonomes.
C’est pourtant le chemin que nous devons suivre. Non pas dans la dispersion et l’improvisation mais comme un choix politique réfléchi, coordonné et préparé à l’avance. Il nous faut, dès à présent, nous organiser pour les prochaines échéances électorales. Il n’est pas prématuré d’en parler. Bien au contraire. Le temps dévore le temps à une vitesse incroyable et 2012 est déjà là. Trois années et demi pour nous entendre et jeter les bases d’un dispositif électoral ne seront pas de trop.
Un candidat (ou une candidate) indigène autonome aux présidentielles de 2012 ne sera pas élu (ou élue), certes ; il nous faudra batailler dur pour obtenir les 500 signatures ; mais cette bataille sera l’occasion de défendre la légitimité d’une telle candidature. Elle permettra d’affirmer la volonté des Noirs, des Arabes et des musulmans d’investir l’espace politique en partant de leurs propres conditions et de leurs attentes spécifiques. Des candidats indigènes aux législatives n’auront pas non plus beaucoup de voix à l’échelle nationale ? Sans doute. Mais ce sera aussi l’opportunité de montrer notre existence et de réclamer des réformes politiques en profondeur. Des listes indigènes autonomes aux municipales ne pourront pas être constituées partout ? Oui, mais dans de nombreux quartiers, nous serons à même de montrer que notre poids électoral est loin d’être négligeable, pourvu que nous menions ce combat dans l’unité. S’engager dans une campagne électorale coordonnée à l’échelle nationale sera le moyen d’élargir et de consolider nos réseaux, de donner à nos actions la dimension politique qui leur manque actuellement, d’acquérir une capacité de peser qui dépasse les limites d’un quartier, de conquérir, enfin, une autonomie par rapport aux partis et aux forces qui occupent le champ politique.
Par-dessus tout, si nous parvenons à être présents aux prochaines élections, pour la première fois des millions de Noirs, d’Arabes, de musulmans et tous les autres Français qui en ont assez du racisme, auront enfin le sentiment d’exister politiquement. Pour la première fois, ils seront fiers d’aller voter. Ils reconnaîtront dans les candidats indigènes autonomes, l’incarnation de leurs espoirs ou de leur révolte, le signe que tout n’est pas foutu, la preuve que ce pays leur appartient autant qu’il appartient à ceux qui prétendent avoir partagé les beuveries de Clovis. Avoir nos propres candidats, c’est dire : la politique est aussi notre affaire, et la politique, c’est aussi être là où se prennent les décisions. Pour changer la vie, il nous faut pouvoir nous représenter nous-mêmes. Les élections sont d’abord là pour ça. Préparons méthodiquement les échéances électorales à venir. Le Parti des indigènes de la république – qu’entend constituer le MIR – pourrait être un formidable outil dans cette direction.
Sadri Khiari, le 30 octobre 2008