L’Holocauste divinisé
Comme le montre le politologue étatsunien Norman G. Finkelstein, le prestige particulier (pour ne pas dire le statut exceptionnel) dont jouit le crime de génocide dans les imaginaires politiques occidentaux contemporains n’a rien de naturel[1]. Au contraire, il a été construit en fonction de certains intérêts, à travers l’assimilation de la notion de génocide à la shoah. Finkelstein insiste tout particulièrement sur la « guerre israélo-arabe » de 1967, qui se soldera par la défaite des régimes arabes et l’occupation du Sinaï, du Golan, de Jérusalem, de la Cisjordanie et de la bande de Gaza. Il s’agit alors de produire un discours pour veiller sur ce succès et le consolider : il aura pour objectif de faire planer l’étrange spectre d’une répétition de la destruction des Juifs qui risquerait d’être commise, non plus par les nazis, mais par les Arabes. Un tel discours répond à la nécessité de créer une asymétrie profonde entre Juifs et Arabes, c’est-à-dire entre héritiers « spirituels » de l’holocauste d’une part, et anciens colonisés de l’autre. C’est à ce titre que le surinvestissement idéologique du concept de génocide se révélera un atout précieux dans les mains des propagandistes pro-israéliens.
La Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de l’ONU (1948) définit comme relevant du génocide un ensemble d’exactions (meurtre, soumission, stérilisation, etc.) « commises dans l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux ». La notion qui importe dans ce segment de la définition est la notion d’intention. En effet, elle exclut de la problématique génocidaire la majeure partie des violences coloniales où, soit 1) les colons ont, en principe, l’intention de garder les colonisés en vie du fait de leur utilité dans la réalisation de certaines tâches (c’est le cas notablement de l’esclavage ou du travail forcé) ; soit 2) ils n’ont aucune intention vis-à-vis des colonisés, c’est-à-dire qu’on les abandonne à ce que Fanon nommait la zone du non-être : cette indifférenciation entre la vie et la mort où le meurtre de l’indigène n’est pas indispensable, mais ne suscite aucune répugnance de la part des colons.
Toutefois, même si l’ONU leur refuse le statut de génocide, les crimes coloniaux relèvent bien de la catégorie des crimes contre l’humanité (dont l’acception est plus large), puisqu’ils représentent des atteintes graves à la dignité humaine. Sans le surinvestissement idéologique de la catégorie de génocide décrit par Finkelstein, la différence entre génocide et crime contre l’humanité qui vient d’être exposée serait sans grande importance. Mais le véritable problème survient dès lors que le crime de génocide devient l’unique unité de mesure de la violence politique. Le discours idéologique que Finkelstein qualifie d’« industrie de l’Holocauste » traite la shoah comme un événement insaisissable par la raison, hors de l’histoire, absolument incomparable à tout autre crime, une souffrance inconnue de tout autre peuple, donc à même d’ouvrir à des droits particuliers. Cette doctrine, que Finkelstein prête à l’étatsunien Elie Wiesel trouve en France des échos dans des institutions telles que la LICRA ou le CRIF. Outre sa contribution non négligeable à la pensée sioniste, cette idéologie induit une banalisation et une délégitimation de tous les autres crimes contre l’humanité. Dès lors que l’Holocauste est conçu comme un événement exceptionnel, presque inconcevable par la pensée humaine, il contribue à faire passer les autres crimes de masse pour des événements de moindre importance, voire pour des faits ordinaires. Cette réécriture idéologique de la destruction des Juifs d’Europe participe de ce que l’historien Enzo Traverso a qualifié de « fin de la modernité juive », c’est-à-dire d’un effritement des traditions révolutionnaires, progressistes de la philosophie sociale et de la pensée politique juive, contemporain à un ralliement de nombreuses figures juives à des formes d’impérialisme pro-occidental et de racisme anti-Arabes et anti-Noirs[2].
Le paradigme de Valladolid
La divinisation de l’Holocauste qui vient d’être décrite crée une fausse rupture entre les différents crimes de masse qui jalonnent l’histoire de la modernité. L’approche décoloniale que j’entends proposer vise à rétablir ici une continuité niée, afin de penser la variété des crimes contre l’humanité à partir d’une matrice commune. Selon la vision des choses que je propose, en effet, la destruction des Juifs d’Europe se comprend comme un fruit de la colonialité de l’être – c’est-à-dire d’une conception du monde violente et exterminatrice qui est née avec la modernité européocentriste et coloniale. Dans sa fameuse conférence « Racisme et culture », Frantz Fanon affirme que dans une société raciste, extermination et lynchage existent toujours en horizon. En m’inspirant de la théorie décoloniale latino-américaine, je me propose d’explorer cet horizon ; c’est celui de l’épistémologie de la modernité blanche, coloniale et raciste.
La conquête des Amériques au XVIe siècle, la chose est bien connue, s’apparente à une longue succession de massacres. Or il me semble que pour comprendre le lien intime qui peut exister entre ces crimes et la naissance même de la modernité, on peut proposer l’hypothèse suivante : le plus fondamental de ces massacres a été un massacre épistémique. Il s’agit de l’élaboration d’un mode de pensée, d’une façon de raisonner, qui ne cessera de se répéter, de se réitérer et d’irriguer les siècles suivants. Cette façon de penser, je la qualifie de paradigme de Valladolid, du nom de la fameuse « controverse de Valladolid » qui, en l’an 1550, porta sur les conditions de la colonisation des Amériques par la couronne espagnole. Mais, sous-jacente à ce problème technique, la véritable question qu’il s’agissait de résoudre était celle du statut des Amérindiens : étaient-ils humains ou inhumains ?
Les deux principaux protagonistes de cette dispute étaient, d’une part, l’évêque de Chiapas Bartholomée de Las Casas et de l’autre le philosophe aristotélicien Juan Gines Sepúlveda. Généralement, la grille de lecture appliquée à cet épisode consiste à saluer la modernité du premier, sa tolérance et sa vision généreuse de l’humain, en la faisant contraster avec l’intolérable violence raciste du second. Las Casas, en effet, peut être vu comme un préfigurateur de Diderot et de sa conception du bon sauvage. Se livrant à une apologie de la simplicité des mœurs des Indiens, soulignant la frugalité de leur mode de vie, l’absence chez eux des modernes vices de la civilisation de cour, il affirme que ces indigènes sont prédisposés à vivre en bons chrétiens et, partant, qu’il est hors de question de douter de leur humanité. L’argumentaire de Sepúlveda prend l’exact contrepied de ce dithyrambe. Aux yeux du philosophe, la réalité se laisse scinder en entités opposées selon la guise d’une hiérarchisation binaire : l’homme est supérieur à la femme, comme l’humain l’est à l’animal, comme l’adulte l’est à l’enfant, ou comme le Blanc l’est au non Blanc. Finalement, c’est la position de Las Casas qui l’emportera : les Amérindiens échappent de justesse à l’esclavage (il est vrai, pour bonne part en raison de leur réputation de travailleurs inconstants et malingres). La traite transatlantique et l’esclavage des Noirs s’imposent alors avec toute leur évidence.
Au-delà de la plaisante mise en scène, presque déjà télévisuelle, de l’opposition de deux positions inconciliables, de deux argumentaires brutalement polarisés, il importe de considérer le dispositif de véridiction au sein duquel ils prennent place. C’est-à-dire que par-delà les positions respectives de Sepúlveda et de Las Casas, le problème est l’accord tacite qui sous-tend toute leur discussion. Ce que l’approche décoloniale doit questionner, c’est la possibilité même qu’un tel « débat » puisse avoir lieu. Ce qui s’y joue, c’est l’affirmation de la légitimité absolue de la Raison européenne. Sous quelle forme ? Sous la forme d’une récusation a priori de l’humanité des Amérindiens et d’un monologue, prétendu impartial, de la pensée européenne qui refuse tout accueil de la parole « autre ». Car pour que l’évaluation se fasse, il faut réduire les indigènes au silence. Voici, grosso modo, le langage que leur tient ce tribunal de la Raison : « Nous vous empruntons votre humanité pour quelques temps, il nous faut juger de son authenticité. Mais si vous êtes réellement humains vous n’avez rien à craindre : nous vous la rendrons dans l’état ! »
Le paradigme de Valladolid est le paradigme de la pensée raciste. Et ce qu’il importe ici de comprendre, c’est que dans son essence le racisme ne fonctionne pas par qualifications – c’est-à-dire par attribution à un groupe de telle ou telle autre qualité. Des propositions telles que « les Arabes sont fanatiques » ou « les Noirs sont idiots » sont évidemment racistes, mais elles ne sont qu’une conséquence dérivée de l’épistémologie, du mode de pensée raciste et colonial tel qu’il s’invente au XVIe siècle et tel qu’il continue à opérer de nos jours. Le racisme, dans son essence, fonctionne par problématisations. Le raciste évalue : il se suppose et s’affirme toujours comme assez légitime pour juger raisonnablement, objectivement et exhaustivement d’une réalité humaine pourtant infiniment complexe. À la racine du racisme se trouve ainsi un effort de connaissance qui abolit l’altérité. Dans cette logique, les figures de Sepúlveda et de Las Casas ne sont que des fonctions, les archétypes d’arguments qui s’opposent en vue de parvenir à une pseudo-vérité portant sur des sujets à qui l’on ne demande nullement leur avis. Des sujets dont la parole n’est jamais prise en compte.
Décoloniser « votre » regard sur les crimes de masse
Le mode de raisonnement qui s’invente en 1550 avec le paradigme de Valladolid est une conception de la rationalité qui assimile, homogénéise et refuse toute expression de l’altérité. Les conséquences pratiques d’une telle épistémologie sont vites tirées : cette raison blanche, dans son fonctionnement même, est intrinsèquement massacreuse. Elle est coextensive à un désir de négation de l’autre : de parler, de décider, d’agir pour lui et à sa place. Les exemples historiques de ce mode de vie et de pensée pourraient être multipliés. Ainsi le fameux théoricien politique Tocqueville, qui travailla sur des questions relatives à la conquête et à la colonisation de l’Algérie du temps où il siégeait en tant que député. En 1947, dans un rapport, il écrit : « On ne peut étudier les peuples barbares que les armes à la main. Nous avons vaincu les Arabes avant de les connaître ». Ici, l’implication réciproque de la connaissance et du massacre, caractéristique de l’épistémologie coloniale, ne fait pas de doute. Or c’est cette épistémologie qui rend possibles – c’est-à-dire envisageables, concevables, raisonnablement soutenables au sein d’une vision du monde. Cette façon de connaître qui cherche à détruire l’altérité et à créer l’homogénéité est déjà le massacre : c’est l’horizon de l’extermination et du lynchage dont parle Fanon. La destruction est vue comme un instrument légitime pour conquérir cet objectif légitime qu’est l’homogénéité. En 1831, dans le même contexte de colonisation de l’Algérie, le poète Alfred de Vigny avançait en ce sens la sentence suivante : « Si l’on préfère la vie à la mort, on doit préférer la civilisation à la barbarie. Nulle peuplade dorénavant n’aura le droit de rester barbare à côté des nations civilisées »[3]. L’homogénéité européenne ne peut même tolérer l’existence d’une réalité qui échapperait à son emprise, à sa fureur d’appropriation.
Même dans les recherches consacrées aux crimes de masse et aux génocides, les penseurs européens peinent à se détacher de l’idée selon laquelle l’homogénéité serait l’état normal de la société. Ainsi le politiste français Jacques Semelin dans son ouvrage Purifier et Détruire explique-t-il les massacres par la déchirure d’un « nous », d’un « imaginaire collectif »[4]. En somme, à ses yeux, les massacres sont perpétrés en vue de protéger l’homogénéité ethnique, raciale, culturelle de la société, qu’on estime être son état normal. Dès lors que le « nous » stable et homogène se sent menacé (et qu’il y est convenablement préparé par la propagande), il massacre. Par contre, un auteur non européen tel que l’Indien Arjun Appadurai, dans son Géographie de la colère, aborde la question en sens inverse[5]. Selon lui, les massacres visent à réaliser la perfection d’un « nous » pur, légitime et souverain. Ils sont alors la séquelle d’une hybris de la pureté, le signe d’une volonté de pouvoir. Semelin croit à un rôle quasi-thérapeutique des massacres. Il ne voit pas que le massacre commence quand le Blanc prend la parole et dit « Nous ». Ce « Nous » prédateur, qui ne sait s’affirmer qu’aux détriments de l’Arabe et du Noir.
Dans l’approche décoloniale, les crimes contre l’humanité ne sont pas hiérarchisés en fonction de leur prétendue dignité, mais compris comme les émanations d’un horizon épistémique spécifique. Celui d’une connaissance qui détruit, méprise et humilie ce qu’elle prétend connaître. Celui d’une connaissance qui affirme un « Nous » qui est en fait un « Moi » narcissique et autoréférentiel.
Norman Ajari, membre du PIR
[1] Finkelstein Norman G., L’Industrie de l’Holocauste. Réflexions sur l’exploitation de la souffrance des Juifs (2000), trad. Éric Hazan, Paris, La Fabrique, 2001.
[2] Traverso Enzo, La Fin de la modernité juive, Paris, La Découverte, 2012.
[3] De Vigny Alfred, « Critique des anecdotes historiques et politiques sur Alger de Jean-Toussaint de Merle » (1831), cité in : Bancel Nicolas, Blanchard Pascal, Vergès Françoise, La République coloniale, Paris, Albin Michel, coll. Pluriel, 2003, p. 87.
[4] Semelin Jacques, Purifier et Détruire : usages politiques des massacres et génocides, Paris, Seuil, 2005.
[5] Appadurai Arjun, Géographie de la colère : la violence à l’âge de la globalisation (2006), Paris, Payot & Rivages, 2009.