Pour un internationalisme domestique

Cette intervention a d’abord été faite lors de la conférence : « Une histoire de l’Europe décoloniale et des peuples sans Etats », 19 et 20 février 2016, université de la Corogne / Espagne, puis le 5 mars 2016, à Barcelone dans le cadre des conférences : « La frontière comme centre. Zones d’être et de non être »

Merci aux organisateurs pour cette invitation qui m’honore. J’adresse un salut fraternel à la lutte des peuples sans Etats dont il sera question dans ce colloque.

Je vais vous parler à partir de mon expérience française et plus précisément de mon expérience de militante politique post-coloniale en France. J’appartiens à une organisation décoloniale dont l‘objectif est de construire ce que nous appelons une « majorité décoloniale ». Le PIR a pour ambition de défendre les intérêts d’une communauté de destin qui est issue de l’empire colonial et qui est constituée majoritairement de Maghrébins, de Musulmans, d’Africains sub-sahariens et d’Antillais. Comme l’a dit récemment un politologue connu, Emmanuel Brenner, pseudo de Georges Benssoussan, et auteur d’un livre réactionnaire qui a fait couler beaucoup d’encre, « Les territoires perdus de la république » : ces communautés qui vivent majoritairement dans les banlieues pauvres de France sont un peuple parallèle[1]. Dans la bouche de ce politologue, lorsqu’il dit « émergence d’un nouveau peuple », bien entendu, il sous-entend qu’il y a un là un danger qui menace la nation, qui met en péril la cohésion nationale.

Je voudrais commencer mon propos avec trois anecdotes footballistiques :

1/ La première anecdote, c’est celle du match France/Brésil de 1998. Comme vous vous en souvenez sûrement, la France a gagné la coupe du monde avec Zinédine Zidane à la tête d’une équipe de France très basanée. La France entière a soutenu avec ferveur son «équipe nationale ». Que ce soit les français dits de souche ou les Français d’origine coloniale. Les uns soutenaient la France, les autres soutenaient des joueurs issus des quartiers populaires. C’est-à-dire, des gens qui leur ressemblaient.

2/ La deuxième, c’est le Match France/Algérie de 2002 qui a eu lieu à Paris. L’Algérie perdait ce match. Ce qui s’est passé est inoubliable. Les supporters, en grande partie Français d’origine algérienne, ont envahi le stade et l’ont empêché de se terminer. Pour les jeunes d’origine algérienne qui pourtant sont français, cela constituait une très grande humiliation. Ils ont préféré saboter le match plutôt que de subir l’affront et le déshonneur. Je vous fais remarquer que bien que Français, ils n’étaient pas là pour soutenir l’équipe nationale mais l’équipe algérienne. A l’époque, le gouvernement français s’en est fortement ému, lui qui organisait cette rencontre dans un but de « réconciliation ». Vous connaissez tous le traumatisme de la guerre d’Algérie côté algérien pour le sacrifice humain qu’elle a représentée et côté français pour la perte de ce territoire, qui valait perte de prestige et d’hégémonie. Vous comprendrez comme moi que ce n’est pas un simple match qui allait résoudre un tel contentieux historique, mais les politiques adorent la cosmétique.

3/ La troisième, ce sont les huitièmes de finale de la coupe du monde 2014 qui a opposé l’Algérie à la Russie. Lorsque l’Algérie s’est qualifiée, les rues de Paris ont été envahies par des dizaines de milliers de jeunes et moins jeunes d’origine maghrébine qui ont déferlé de leurs banlieues pour manifester leur joie et leur fierté. Je ne suis pas fan de foot mais je peux vous dire que j’ai participé à la fête. A la suite de cette gigantesque manifestation de soutien explicite à un pays anciennement colonisé, j’ai publié un post facebook dans lequel j’ai écrit : « une nation dans la nation »[2].

Un post que nous pouvons mettre en parallèle avec les mots de Brenner qui a parlé de « l’émergence de deux peuples ». Les deux expressions se ressemblent et pourtant elles ne disent pas la même chose. Les constats sont sensiblement les mêmes mais sont exprimés par deux personnes appartenant à deux sensibilités politiques antagoniques et irréconciliables. Car le premier exprime l’idée que la ségrégation sociale, spatiale, raciale et politique est le produit de la volonté des habitants des quartiers eux-mêmes. Ils auraient des velléités séparatistes. Alors que dans ma bouche, cela signifie bien autre chose : que le tiers-peuple, ségrégué et méprisé, résiste. A la relégation coloniale, il répond par la fierté identitaire.

Vous n’ignorez pas que la France subit depuis quelques années et en particulier depuis 2015, une vague d’attentats criminels qui ont visé les communautés juives, Charlie Hebdo mais aussi des citoyens lambdas comme ce fut le cas le 13 novembre 2015. Les criminels sont pour la plupart issus des quartiers dont je viens de parler. Manuel Valls, ministre de l’intérieur a alors fait une déclaration surprenante : il a dénoncé l’apartheid social dont sont victimes les habitants des quartiers validant ainsi l’idée que le terreau des actes terroristes se trouve dans la détresse sociale. Pour la première fois, au sommet de l’Etat, un ministre en fonction a avoué ce que des générations de militants issus de l’immigration disent depuis des décennies sans jamais se faire entendre.

En effet, cette ségrégation sociale et raciale est inhérente aux choix économiques et politiques de l’Etat français depuis la fin de la deuxième guerre mondiale et l’avènement des indépendances africaines. « Indépendances » comme vous le savez n’a jamais signifié fin de la colonisation. La France, soutenue par le grand parrain américain, tout comme l’Europe, n’a jamais renoncé à son pré carré africain. Le processus de décolonisation n’est donc pas achevé car toute révolution est suivie d’une contre-révolution. Ainsi les révolutions décoloniales ont toutes été suivies d’une contre révolution coloniale. Au PIR, nous pensons que nous vivons ce moment de la contre-révolution coloniale. Je ne vais pas m’étendre là-dessus. Vous savez aussi bien que moi la recolonisation du monde, les deux guerres en Irak, la Lybie, le Mali, le Congo ou la Syrie…

S’il y a un monde colonisé de l’extérieur, il y a un monde colonisé de l’intérieur. C’est ce groupe social et historique que nous appelons, nous, « les indigènes de la république ». Nous existons comme sujets politiques spécifiques, c’est-à-dire à la fois comme français de statut mais aussi comme sujets coloniaux à cause de ce que nous appelons le « pacte racial » de la république, et cela est devenu patent depuis la marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983. Depuis cette marche qui a été déclenchée à cause des crimes policiers, nous n’avons jamais quitté la scène politique. Soit comme acteurs transformant les rapports politiques par nos luttes et nos résistances, soit comme obsessions et enjeux politiques entre les mains des grandes formations au pouvoir. Nous sommes clairement un problème. La France républicaine est certes réputée être une grande lessiveuse. Elle intègre depuis des centaines d’années des vagues d’immigrés qui effectivement ont pris souche et qui sont considérés comme parfaitement français. Avec les populations issues de l’ex-empire colonial, la digestion est très difficile, pour ne pas dire impossible. La république française a même plutôt tendance à nous vomir comme si nous étions un corps inintégrable, définitivement étranger. Effectivement, nous sommes les objets d’une politique paradoxale : la France nous somme de devenir français, c’est-à-dire Blancs, mais en même temps, elle nous le refuse par un tas de dispositifs économiques, politiques et idéologiques. Sur le terrain des luttes, aucune des revendications des quartiers n’est prise au sérieux : les crimes policiers, le racisme d’Etat sous sa forme islamophobe, négrophobe ou romophobe qui a pour conséquence plus de chômage, plus de discriminations au logement et j’en passe. J’ajoute que si parfois ces questions sont en partie prises en compte dans une partie de la gauche radicale, elles ne sont jamais centrales, voire parfois méprisées par celle-ci. Les conséquences politiques de cet aveuglement sont extrêmement graves. Vous vous souvenez tous des émeutes de 2005. Pour ma part, je me souviens avoir été frappée par des jeunes émeutiers brandissant leur carte d’identité et affirmant qu’elle ne leur servait à rien. L’abandon des populations fragiles crée ce que Sadri Khiari appelle un « tiers-peuple » qui progressivement commence à constituer un corps social spécifique avec ses propres intérêts à défendre, intérêts qui souvent entrent en conflits avec un autre corps social qui est celui des prolétaires blancs. Le racisme n’est pas une idée abstraite. C’est un système. Le pacte national français est aussi un pacte racial qui défend les privilèges même relatifs du prolétariat blanc. Sauf que les intérêts de ce prolétariat blanc sont aussi menacés non pas par les immigrés et leurs enfants mais par le libéralisme. Hier, la ministre du travail, Myriam El Khomri, a fait une proposition extrêmement dangereuse qui détricote les acquis sociaux de l’après-guerre. C’est sûrement le plus grand coup donné au monde du travail. Inutile aussi de vous rappeler l’épisode grec dans lequel le peuple a tout simplement été sacrifié.

Il n’y a pas de solutions miracles à cette offensive. Pour autant, soyons gramsciens et parions sur l’optimisme de la volonté. Les alternatives existent.

Cela passera nécessairement par un combat radical et sans concession contre l’impérialisme. Un mouvement anti-guerre est en train de naître en France. Le PIR en fait partie. Mais cela passera aussi par une remise en cause radicale des instruments de l’impérialisme : les Etats-Nations qui toujours choisissent une partie du peuple sur laquelle ils fondent leur légitimité contre les autres composantes de ce même peuple. En France, cela passera d’abord par l’émergence d’une force politique autonome des quartiers et des immigrations post-coloniales. Ensuite, par une politique d’alliance. Non seulement avec les plus pauvres et déclassés du prolétariat blanc si, à l’attrait d’un nationalisme de droite, ils préfèrent la lutte contre le libéralisme, mais aussi avec les autres peuples de France, les autres groupes culturels écrasés par plusieurs siècles de jacobinisme forcené et qui résistent. Je pense aux Basques, aux Corses, aux Bretons, aux Alsaciens… Je n’ignore pas bien sûr les contradictions qui structurent les mouvements autonomistes. Je sais qu’ils sont traversés à des degrés divers par deux lignes de fracture indépendantes l’une de l’autre : indépendantisme/régionalisme, extrême-droite/gauche. Nous ne pouvons pas oublier les récentes ratonades qui ont eu lieu en Corse. Il est évident que dans une perspective de convergence, un mouvement décolonial ne pourra jamais s’allier avec des nationalistes/régionalistes de droite ou d’extrême droite. En revanche, des convergences avec des nationalistes de gauche sont tout à fait envisageables, bien que je préfèrerais parler de « nationalismes décoloniaux », tant ils n’ont rien de commun avec la gauche jacobine et coloniale.

C’est ce type de perspective qu’au PIR nous appelons : « internationalisme domestique »

Houria Bouteldja

[1] http://www.lefigaro.fr/vox/societe/2015/08/14/31003-20150814ARTFIG00248-georges-bensoussan-nous-assistons-a-l-emergence-de-deux-peuples.php?redirect_premium

 

[2] A ce propos, lire l’excellente analyse de Malik Tahar-Chaouch : http://indigenes-republique.fr/la-coupe-du-monde-football-race-et-politique-2/

 

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