Tintin aux pays des Lumières
Dans un texte antérieur [ii], il avait davantage développé son argument. Il avait commencé par nuancer un communiqué du MRAP qui accusait le PIR d’antisémitisme, en rappelant que pour Houria Bouteldja la notion de philosémitisme d’État constitue un angle d’attaque contre l’antisémitisme. Néanmoins, il avait aussi pointé les supposés glissements de sens que la notion contenait ou favorisait. Il lui opposait le problème de la hiérarchisation étatique des antiracismes, où la dénonciation de l’antisémitisme prévaut sur celle de l’islamophobie et de la romophobie au cœur de la montée de l’extrême-droite, en félicitant Saïd Bouamama d’avoir opté pour cette approche, mais en regrettant qu’il n’y renonce pas au concept de philosémitisme d’État, lequel participerait de la concurrence des antiracismes, en noyant l’antisémitisme dans le « tout colonial ». Tout en le modérant, il approuvait donc le communiqué du MRAP, en déclarant, comme lui et contre nous, combattre tous les racismes.
Son propos s’inscrivait dans une critique plus vaste de l’unilatéralisme du PIR et de ses prétendus impensés. Le caractère groupusculaire de notre organisation expliquerait le recours à la provocation, dont le mot d’ordre lancé contre le philosémitisme d’État ne pouvait que relever. Nous nous contenterons ici de répondre à ce dernier point, même s’il est indissociable de l’ensemble du propos.
Sa tribune contre les dérives manichéennes du débat public, le confusionnisme et la « passion triste » du « politiquement incorrect » s’inscrit dans la même optique, mais s’adresse davantage à la gauche qui serait déboussolée entre les deux pôles de l’islamophobie et de l’antisémitisme (ou de sa minimisation). A la gauche « à bout de souffle », il propose donc de se ressourcer dans l’exigence rationnelle de la philosophie des Lumières qui enseignerait à « penser contre soi-même » pour « penser par soi-même », dans le « goût de l’observation du réel et de ses nuances » que devrait insuffler la raison critique et dans la radicalité qui, depuis Marx (dit-il, sans sourciller), s’efforcerait de « saisir les racines emmêlées de nos problèmes ». Trois principes dont on devine bien que le PIR devrait davantage s’inspirer.
Antisémitisme et philosémitisme : les deux faces d’une même médaille
Toutefois, il nous semble que notre détracteur ne s’embarrasse pas beaucoup de principes, ni du plus élémentaire souci d’honnêteté intellectuelle, quand il assimile l’usage par Houria Bouteldja du concept de philosémitisme d’État à l’emprise d’un « lobby juif » sur l’État français et à la dénonciation de « privilèges juifs ». Sous couvert de nuance, en feignant de restituer le sens que lui donne Houria Bouteldja, il introduit dans le concept une équivocité qui n’existe pas. Or, ce n’est pas seulement faux, mais un contresens complet. Le concept déplace précisément ces discours empoisonnés, de fait nourris par le philosémitisme d’État. Ce dernier ne saurait en aucune façon être entendu comme le produit d’un « lobby juif », ni même sioniste, et encore moins dans l’optique de « privilèges juifs ». Il est analysé du point de vue de l’instrumentalisation du référent « juifs » par les intérêts de l’impérialisme et le racisme d’État, en réciprocité avec le sionisme et ses officines, dans la défense commune de l’Occident et d’Israël, dont le néoconservatisme a fait un seul mot d’ordre.
Le concept pointe le transfert de la responsabilité européenne des crimes antisémites vers des populations dominées, auxquelles on assigne l’antisémitisme comme une tare communautaire et un trait culturel, afin de mieux perpétuer leur domination et délégitimer leurs luttes contre l’ordre impérialiste et raciste, dont le sionisme est une expression et une pièce centrale, par ailleurs chargé du poids symbolique de la shoah, paradoxalement mis au service de l’ordre qui a accouché du génocide juif. L’accusation d’antisémitisme n’y est pas seulement instrumentalisée contre l’antisionisme, mais aussi contre les combats anti-impérialistes et antiracistes, dont il est interdépendant. Les effets pervers du philosémitisme d’État et du sionisme dans le développement d’un confusionnisme subalterne et réactif que le pouvoir retourne facilement en sa faveur sont abstraits de ces rapports structurels de domination. Tout ceci contribue à la censure et au contrôle de ces populations, ainsi qu’au déchaînement de la violence systémique contre elles à l’échelle globale et nationale.
La critique de la hiérarchisation des antiracismes, des deux poids deux mesures, dès lors qu’elle la dissocie du philosémitisme d’État, c’est-à-dire des transferts, usages et asymétries signalés, ne fait que participer à leur reproduction. La croisade contre l’antisémitisme « congénital » des populations visées, toujours sommées de montrer patte blanche, y a exactement la même fonction que la dénonciation du racisme anti-blanc, tout en étant d’une efficacité symbolique bien plus dévastatrice. Cibles et enjeux des multiples attentions dont elles font l’objet, elles y sont, en même temps, sommées de renoncer à l’antisionisme, afin de mieux les subordonner au pacte impérialiste et raciste. Pour cette raison, on voit se dessiner des tentatives pour associer la lutte contre l’islamophobie sur le mode « SOS racisme » au désarmement politique de l’antisionisme. Ce n’est donc pas Bouamama qui se contredit, mais Corcuff qui a manqué un chapitre. Le philosémitisme d’État et la hiérarchisation des antiracismes constituent un seul dispositif et non deux perspectives qui s’opposeraient.
Finalement, ce qu’a fort bien souligné Houria Bouteldja, c’est la profonde unité de l’islamophobie, de l’antisémitisme et du philosémitisme d’État, c’est-à-dire la généalogie antisémite de ce dernier qui, en même temps qu’il stigmatise les populations postcolonisées, concourt à une violence raciste également dirigée contre les juifs et, en fait, inversée et latente dans le philosémitisme. Par la transfiguration qu’il opère, le sionisme en participe pleinement et s’en alimente. Les connivences, parfois relevées, entre une extrême-droite occidentale tout autant islamophobe et antisémite qu’elle est sioniste et l’extrême-droite israélienne en sont l’expression la plus aboutie. L’amitié intellectuelle entre Renaud Camus qui jadis trouvait les juifs trop influents et le très sioniste et néoconservateur Finkielkraut, forgée autour du thème du « grand remplacement », en est un autre témoignage. C’est ce qu’exprime avec clarté le philosophe Alain Badiou dans sa lettre à Finkielkraut[iii] :
« J’ajoute que votre instrumentation sur ce point de « la question juive » est la forme contemporaine de ce qui conduira les Juifs d’Europe au désastre, si du moins ceux qui, heureusement, résistent en nombre à cette tendance réactive ne parviennent pas à l’enrayer. »
L’islamophobie et l’antisémitisme sont bien aussi les deux faces d’une même médaille. Néanmoins, il ne suffit pas de le déclarer, il faut en appréhender les mutations et contradictions stratégiques et idéologiques, depuis leur genèse religieuse jusqu’à leurs développements et rapports successifs dans l’ère moderne, où la distinction entre un « racisme colonial », à propension génocidaire, et un « racisme génocidaire », lié à la notion d’« espace vital », tant ils y sont inséparables, se révèle totalement artificielle. Le philosémitisme d’État est aujourd’hui le trait d’union entre les deux.
Vrais et faux amis
Bref, les faux amis du combat contre l’islamophobie sont aussi les faux amis du combat contre l’antisémitisme. La dénonciation morale de la concurrence entre les antiracismes qui prétend les combattre indistinctement, en obviant l’unité et les termes concrets du problème politique et historique, finit par tous les servir. Les gardiens de l’antiracisme moral, comme le MRAP, sont en réalité les gardiens du racisme républicain. En opposant symétriquement les deux pôles d’une logique de concurrence identitaire, soustraite aux rapports de domination, qu’il croit en œuvre dans le concept de philosémitisme d’État, Corcuff est fatalement poussé aux côtés de la réaction néoconservatrice contre l’antiracisme politique.
C’est depuis cette position que le PIR a clairement condamné les dérives complotistes de Dieudonné et son entente avec Soral et l’autoproclamée « dissidence » qui, à l’autre pôle de l’impérialisme, a tenté d’annexer, contre eux-mêmes, les indigènes et l’antisionisme au courant antisémite de l’extrême-droite française. Nous n’avons pas non plus eu l’indigence de le faire sous l’injonction des néoconservateurs et dans les termes imposés par eux, en soulignant leur responsabilité dans la concurrence instaurée et la symétrie de leurs mobiles politiques. La condamnation des crimes de Mohamed Merah a été tout aussi dépourvue d’ambiguïté. Néanmoins, Houria Bouteldja les a remis dans leur contexte sociologique et politique, depuis notre lecture décoloniale des conflits actuels. A moins de s’insurger, comme Valls, contre la « culture de l’excuse sociologique » dans les tentatives d’explication qui ne s’alignent pas sur l’idéologie néoconservatrice et ses dispositifs sécuritaires et guerriers, en combattant l’ordre qu’ils perpétuent et les aventures criminelles qu’il favorise, il n’y a là nul indice de complaisance.
Corcuff ou le monopole des luttes pour l’émancipation
En revanche, plutôt que de relayer imprudemment ses calomnies, Corcuff devrait s’interroger sur les raisons de la campagne massive des médias mainstream et des responsables politiques français, aujourd’hui dirigée contre Houria Bouteldja et le PIR. La tentative d’isoler le PIR, en en désolidarisant ses alliés indigènes et blancs, s’explique autant par les ruptures qu’introduit la radicalité décoloniale que par le simple fait de l’existence d’une organisation politique indigène, ce qui dans la République française constitue en soi une hérésie. Plus généralement, au travers du PIR, ce qui est visé, c’est l’émergence d’une force sociale et politique indigène, depuis le cœur des organisations blanches jusqu’à leurs marges, et tout le champ de l’antiracisme politique, de l’antisionisme et de la lutte contre l’islamophobie qui bousculent, débordent et menacent l’hégémonie. Il ne fait aucun doute que cette offensive raciste contre la résistance et la dignité s’étendra bien au-delà de ces limites et atteindra certains de ses complices.
Les responsables, intellectuels et militants de gauche qui n’ont pas hésité à lancer et relayer les accusations diffamatoires contre le PIR sont moins atteints d’un défaut de compréhension écrite que de la défense farouche de leurs intérêts sociaux et politiques, ce qui n’aide forcément pas beaucoup à bien lire. Loin de l’idéal de « penser contre soi-même pour penser par soi-même », ils ne redoutent pas, pour cela, de se joindre à la pire des réactions. C’est le cas de Mélenchon, doucement aiguillé par Guénolé (qui avait devancé l’appel) vers le pôle néoconservateur, puisque le PIR est le miroir de ses compromissions national-républicaines avec l’impérialisme. Il a donc suffi qu’une députée indigène de la FI se montre un peu nuancée sur Houria Bouteldja, en pointant ses différences mais en réfutant son antisémitisme et en la reconnaissant comme une « camarade » de la lutte antiraciste, pour que la tempête se déchaîne : les néoconservateurs de service exigeant des explications ; et les bons républicains de la FI les rassurant et remettant aussitôt la députée à sa place.
Quant à Corcuff et bien d’autres, ils tiennent au monopole de l’émancipation, en sommant les luttes décoloniales de relativiser leur profondeur sociale et stratégique sur l’autel de l’intersectionnalité. Ils accusent Houria Bouteldja et le PIR d’unilatéralisme et de tares diverses, en multipliant les leçons et les raccourcis. Or, l’axe décolonial permet, au contraire, de penser les conditions concrètes des luttes communes dans un système-monde, conformé par la modernité coloniale, contre les symétries abstraites et paradoxales de leur catéchisme progressiste.
En effet, la gauche en général a renoncé depuis longtemps à toute valeur politique et historique contradictoire, n’étant plus que la gardienne de la bonne conscience. La gauche à bout de souffle, c’est très exactement cette gauche fatiguée, lâche et corrompue des grands principes bafoués par elle-même, dont la docte raison associée à la répression « démocratique » de la pensée discordante, l’exigence du réel devenue un crédo vide et la radicalité réduite à des bricolages phraséologiques qu’un Marx, (re)fait à leur image, serait sensé consacrer. Non, le recours au concept de philosémitisme d’état n’est pas une provocation, mais un impératif politique, aussi irréductible aux pourfendeurs réactionnaires de la « bien-pensance », situés à l’avant-garde des tendances systémiques et donc tout-à-fait autorisés, qu’aux clercs de la gauche morale qui n’ont rien à leur opposer, tant ils sont compromis dans l’ordre qu’ils prétendent combattre. Cette gauche-là est certes déboussolée, face aux enjeux structurels de la lutte antiraciste. Culpabilité mise à part, quand il s’agit d’Houria Bouteldja et du PIR, le champ politique blanc sait, en tout cas, faire preuve d’une émouvante « intersectionnalité » de Valeurs Actuelles au libertaire Corcuff.
Malik Tahar-Chaouch, membre du PIR
Notes
[i] Philippe Corcuff, L’islam, l’antisémitisme et les dérives manichéennes du débat public
[ii] Philippe Corcuff, Indigènes de la République, pluralité des dominations et convergences des mouvements sociaux