Interview

« Nous ne voulons plus être les tirailleurs sénégalais d’aucune cause ! »

Nous mettons en ligne ci-dessous un entretien donné par Sadri Khiari, co-fondateur du PIR, à Thierry Leclère et publié dans « De quelle couleur sont les Blancs », un ouvrage collectif paru aux éditions La Découverte en automne dernier.

Qu’est-ce qu’être blanc ?

Je n’ai pas envie de définir l’individu blanc (ni le « non-Blanc », sans lequel la notion de « Blanc » perd toute signification politique) : être blanc est un rapport social, et c’est lui qu’il faut définir. La notion de « Blanc » n’est pas statique, ses frontières sont mouvantes. Il y a quelques siècles encore, les populations d’origine slave, par exemple, étaient considérées comme barbares. Les populations juives, comme sauvages… et, aujourd’hui encore, dans certains pays des Antilles ou d’Afrique noire, un Syrien ou un Libanais, qui n’a pas nécessairement la peau blanche, sera considéré comme blanc parce que, dans les rapports de pouvoir raciaux, il fait partie du monde privilégié. En France, si on est arabe et qu’on a la peau blanche, c’est mieux que d’être arabe avec la peau brune. Et il vaut mieux être arabe chrétien qu’arabe musulman. Être blanc est une catégorie sociale et politique, et rien d’autre. Moi qui ai la peau blanche, je ne suis pas blanc pour autant.

Comment vous définissez-vous, alors ?

Comme un « Indigène ». Un non-Blanc. Je pourrais dire aussi comme un colonisé. Il existe en France une catégorie sociale – même si elle ne se reconnaît pas nécessairement en tant que telle – qui est composée de toutes ces populations issues des anciennes colonies et du tiers monde, subissant de multiples formes de discriminations et de racisme. Leur statut se définit par leur couleur de la peau, leur culture supposée, leur religion (en l’occurrence, l’islam le plus souvent). Face à ces populations, il y a les « Français de souche », expression par laquelle sont bien souvent définis les Blancs, malgré la multiplicité de leur origine et la diversité de leur enracinement en France. On reconnaît quasiment comme Français de souche les anciens descendants d’immigrés d’Italie, d’Espagne ou de Pologne, même si la situation n’est pas toujours aussi simple. Plus que l’enracinement dans la Gaule millénaire, le Blanc devient alors synonyme de chrétien (ou d’origine chrétienne), européen (ou d’origine européenne).

Le Blanc n’est pas forcément un dominant. Pourtant, dans votre définition, tous les Blancs sont des privilégiés…

Les Blancs savent bien qu’ils sont Blancs même quand ils sont pauvres. Et les non-Blancs sont conscients aussi de leur statut, même quand ils sont riches ou puissants. Et ce savoir des uns et des autres fait partie des modalités de reproduction du système racial.

Sous l’Ancien régime, tous les nobles, même les couches les plus basses de la noblesse, savaient parfaitement qu’ils détenaient un statut que les roturiers, y compris les plus puissants, enviaient. Tous les Blancs ont au moins en commun des privilèges symboliques. Ils sont partie prenante d’une histoire reconnue officiellement et institutionnellement. Ils partagent une même culture hégémonique. Tout cela constitue des privilèges, quelle que soit la fragilité avec laquelle on peut les considérer.

Parfois, j’entends dire : « Comment pouvez-vous prétendre que le clochard blanc qui passe la nuit dans le métro est privilégié par rapport au Qatari qui descend au Georges V ? » Il y a là un procédé rhétorique classique consistant à prendre des exemples extrêmes pour ridiculiser une argumentation. Cela montre surtout qu’il peut être vain de partir des individus pour définir un groupe et des rapports sociaux.

Pourtant, depuis quelques années, le terme de « petit Blanc » revient dans le débat public. « Petit »… ce qui suppose un moindre pouvoir ?

Je n’aime pas cette expression. Elle exprime implicitement le fait que les « grands Blancs » seraient qualitativement supérieurs à ces « petits Blancs ». J’y vois un mépris de classe, un dédain des couches populaires françaises : ouvriers, fonctionnaires, personnes travaillant dans des zones rurales, qui sont considérés comme archaïques, conservatrices, réactionnaires, et qui seraient naturellement amenés à voter pour la droite ou l’extrême droite. L’expression les « beaufs » en est tout à fait symptomatique. Oui, ces populations ont un moindre pouvoir et si la dégradation de leurs conditions sociales se poursuit, ils n’auront plus, pour construire leur dignité, que la fierté d’être blancs. Une fierté menacée, non par les « bougnoules » et les « négros », comme ils tendent souvent à le penser, mais par les Blancs qui se croient plus « civilisés » qu’eux. J’ai maintes fois été choqué de constater une telle morgue, même chez des militants de la gauche de gauche. Au-delà des « petits Blancs » d’aujourd’hui, il faudrait que cette gauche réfléchisse à l’échec historique du mouvement ouvrier et progressiste français à s’allier, par exemple, avec les petits paysans.

Quand l’écrivain et éditeur chez Gallimard Richard Millet se plaint sur les plateaux télé d’être « le seul Blanc, à six heures du soir à la station Châtelet-les Halles… un cauchemar absolu », que lui répondez-vous ?

Déjà, il peut-être rassuré, car si j’ai bien compris, le projet de rénovation du quartier Châtelet-les Halles va avoir tendance à faire refluer les populations qui s’y aggloméraient régulièrement vers leurs quartiers ! Sans doute y aura-t-il plus de Blancs et s’y sentira-t-il plus à l’aise. Je comprends parfaitement qu’un Français blanc, socialisé dans un milieu blanc, dans une certaine histoire, ne se sente pas bien dans un environnement socialement et culturellement différent du sien.

Je pourrais par ailleurs lui répondre : pourquoi les populations des quartiers populaires en France n’ont-elles quasiment que la place du Châtelet où se déployer un samedi après-midi ? Pourquoi perçoivent-elles une grande partie de Paris comme un espace qui leur est étranger ?

Face à Richard Millet et à tant d’autres personnes qui pensent comme lui, on pourrait dire : « Ces gens-là sont des salopards, ils n’aiment pas la différence. On va leur faire peur. » Je pense qu’il faut plutôt affronter ce constat et y faire face, sans a priori moraux. Comprendre que des Blancs peuvent être complètement perturbés par la présence de Noirs et d’Arabes en France pour pouvoir construire une stratégie de lutte contre le système racial.

Pourquoi alors les Indigènes de la République ont-ils employé le mot provocateur et ambigu de « souchiens », plutôt que celui de « Français de souche » ?

L’expression « souchiens » est née par hasard. Elle a surgi sur un plateau télévisé auquel participait la porte-parole des Indigènes Houria Bouteldja (1) et aucun des participants à cette émission n’y avait d’ailleurs vu la moindre ambiguïté. Celle-ci a été fabriquée lorsque Alain Finkielkraut a prétendu avoir entendu un trait d’union entre « sou » et « chiens ». Au vu des réactions que l’expression a déclenchées, il nous est arrivé de l’utiliser ensuite de manière un peu provocatrice. Mais c’est plutôt l’idée de « Blancs » qui nous intéresse.

Les Indigènes de la République font souvent référence à « l’universalisme blanc ». Qu’entendez-vous par là ?

C’est l’idée que le monde blanc serait porteur d’un projet de civilisation et de valeurs qui seraient universels, qui s’inscriraient nécessairement dans une ligne historique linéaire débouchant sur le progrès et le bien-être pour tous. Cela justifierait d’imposer ces normes à l’ensemble des autres peuples. Que ces normes soient bonnes ou mauvaises n’est pas la question, le problème est qu’elles sont présentées comme des universaux portés par l’Europe, en fonction desquels sont classés et hiérarchisés les autres peuples. Il ne faut pas nécessairement rejeter ces normes mais en faire la critique. Y compris la critique des valeurs de modernité, de progrès et d’émancipation.

Un mois avant l’adoption de la loi de février 2005 évoquant le « rôle positif » de la colonisation, vous co-écrivez « L’appel des Indigènes de la République » qui aura un fort impact dans le débat public. Quel message vouliez-vous faire passer ?

Pour la première fois était posée de manière politique la question du rapport entre le racisme en France et l’histoire coloniale. L’Appel a également mis en lumière la permanence du rapport de type colonial dans la société française. Dix ans plus tôt, ce texte n’aurait été sans doute qu’un appel de plus. Il a eu un impact parce que la situation était marquée par des conflits très durs notamment autour de la place de l’islam et des musulmans en France : affaires de voile, fausse agression antisémite dans le RER D, polémiques autour de Tariq Ramadan… et surtout, quelques mois à peine après la publication de notre Appel, révolte des banlieues de novembre 2005.

L’Appel est bâti autour d’une idée simple : l’Etat français est encore et toujours embourbé dans des rapports sociaux issus de la colonisation. Ces rapports transparaissent dans les politiques publiques vis-à-vis des populations issues de l’immigration et des quartiers populaires, des territoires français dits d’« outre-mer » et aussi dans les rapports de la France avec ses anciennes colonies.

Quel a été, à vos yeux, l’impact de l’Appel ?

Il a fait bouger les lignes du débat intellectuel et surtout militant en amenant à penser différemment le racisme et les discriminations raciales en France. En rompant avec l’approche exclusivement moraliste, qui était prédominante jusqu’à maintenant. L’Appel a forcé à réfléchir aux bases historiques et institutionnelles qui ont produit et produisent encore ce racisme. Autre idée-force constitutive de l’Appel : le fait que les populations non blanches prennent conscience qu’il ne suffit plus de lutter contre telle ou telle discrimination, telle expression du racisme, mais qu’il s’agit d’insérer toutes ces questions dans une démarche pleinement politique. Le texte invite les populations non blanches à s’organiser dans le champ politique comme groupe social dominé, avec sa propre lecture de la société et ses propres revendications.

Cette démarche est souvent qualifiée de « communautariste » par vos détracteurs…

Cet argument qu’on nous oppose est assez stupide. Nous faisons simplement le constat d’une racialisation déjà existante, dont nous sommes victimes, et qui nous impose de nous regrouper. Le modèle républicain français, par exemple, a en horreur les particularités culturelles. Il les combat par crainte que celles-ci ne battent en brèche le modèle national. Regardez comme la République a reconnu tardivement des droits culturels collectifs pour les Corses ou les Kanaks. Admettre des droits culturels collectifs, c’est-à-dire communautaires, aux populations issues des anciennes colonies est encore aujourd’hui un tabou. Nous ne sommes donc pas hostiles au principe communautaire, mais évidemment, le modèle dit « anglo-saxon », qui le reconnaît sans remettre en cause les hiérarchisations raciales, ne saurait convenir.

Au-delà des revendications culturelles, le nœud de l’inégalité se trouve dans le pouvoir d’État, dont l’accès ne nous est ouvert qu’avec une grande parcimonie, et seulement si nous faisons allégeance à la domination blanche. Il nous faut donc investir pleinement la politique pour transformer profondément le rapport qu’ont les forces blanches avec nous. C’est ce que nous avons voulu dire en fondant notre propre parti, le Parti des Indigènes de la République. Et c’est pour cela que cette décision est antipathique, y compris aux Blancs qui sont plutôt portés vers nous. Nous voulons investir de manière autonome le champ politique, organiser les populations issues des anciennes colonies en France autour d’un projet politique destiné à être porté au pouvoir. Notre ambition est de faire émerger en France une majorité populaire – blanche et non blanche, bien sûr – susceptible d’appuyer un gouvernement décolonial, c’est-à-dire dont l’un des axes majeurs serait l’action contre les logiques et les mécanismes racialisants.

On vous a beaucoup reproché l’usage du mot « indigènes ». Frantz Fanon disait : « Je ne veux pas être esclave de l’esclavage. » En reprenant ainsi le vocabulaire colonial, n’en êtes-vous pas prisonniers ?

Quand on est dans une situation de domination, on est nécessairement ambivalents. On n’échappe pas au vocabulaire de l’adversaire, aux catégories construites par lui. Le tout est de les utiliser comme des armes pour perturber le système de domination. Quand nous employons l’expression « indigène », nous mettons la République face à ses responsabilités : contrairement à ce que prétend le système français, il y a toujours des discriminations raciales en France qui s’enracinent dans les rapports sociaux coloniaux, sous des formes largement renouvelées. La notion d’« indigène » est donc une notion politique. C’est un outil libératoire mais qui porte effectivement en lui-même des contradictions et des possibilités de dérives. Mais c’est le propre du combat politique.

Vous voulez rassembler autour d’un projet décolonial, mais les Indigènes de la République comptent, par exemple, très peu de Noirs, dans leurs rangs.

C’est exact, et c’est un échec notable dont nous sommes en partie responsables. Au départ, il y avait parmi nous essentiellement des Maghrébins, ce qui s’explique par diverses raisons : les différentes conditions d’arrivée en France des populations immigrées sur le territoire national, les histoires particulières des uns et des autres et les enjeux qui ne sont pas forcément les mêmes. Nous n’avons pas saisi assez tôt, par exemple, l’importance de la question des réparations liées à l’esclavage. J’espère que viendra bientôt le jour où il sera possible, aussi, d’intégrer les Roms à la dynamique décoloniale qui s’ébauche.

La notion de « racisme anti-Blancs » ressurgit aujourd’hui. N’a-t-elle pas piégé le débat racial que vous avez contribué à relancer ?

Nous savions que cela nous pendait au nez. Nous avions en effet bénéficié de l’expérience antérieure des mouvements noirs américains qui se sont souvent fait eux-mêmes accuser de « racisme anti-Blancs ». La question du « racisme anti-Blancs » a commencé à ré-émerger en 2005, lorsqu’un certain nombre de manifestants lycéens ont été agressés par des jeunes de banlieue (2).

Si l’on considère le racisme uniquement sous l’angle des préjugés vis-à-vis de l’Autre, qu’un Noir dise « Sale bougnoule ! » ou qu’un Arabe dise « Sale Blanc ! » revient effectivement au même. Mais si on envisage le racisme comme un rapport de pouvoir, on ne peut pas mettre sur le même plan ceux qui bénéficient de toute la puissance du système racial et ceux qui n’ont souvent que leurs mots pour y résister. Aujourd’hui, la notion de « racisme anti-Blancs » est mobilisée pour délégitimer le mouvement antiraciste et stigmatiser, encore plus, les habitants des quartiers populaires.

On vous a reproché d’exclure les Blancs, les « non-Indigènes » de votre projet ? Votre volonté d’autonomie implique-t-elle une forme d’entre-soi ?

On nous a fait ce reproche alors même que l’Appel venait d’être rendu public avec la liste des initiateurs du projet dont un bon nombre était blancs ! Ce reproche qui nous est fait est très intéressant. Il ne s’agit pas de mettre en doute la bonne foi antiraciste des Blancs qui veulent s’engager avec nous ; il n’en demeure pas moins que la puissance du système racial s’exerce sur nos organisations comme elle s’exerce sur les Blancs antiracistes et comme elle s’exerce sur nous-mêmes. Combien de fois ai-je vu, lors de réunions, tous les regards se tourner vers le militant blanc et négliger les militants non blancs ? Et quels sont les militants que nous avons bien souvent du mal, par honte ou peur, de contrer ? Les Blancs !

Ce n’est pas leur faute. « Vous n’avez qu’à avoir confiance en vous-mêmes », me répondrez-vous. Eh bien justement, pour conquérir cette confiance en nous-mêmes – parce qu’il s’agit bien de conquête –, il nous faut nous prendre en charge et nous diriger nous-mêmes. C’est-à-dire éviter que la direction de nos luttes nous échappe petit à petit. Nous avons d’ailleurs débattu de l’éventualité de n’accepter que les indigènes dans nos rangs – car la mixité de notre organisation n’est pas un principe absolu –, mais les particularités de la situation en France, par opposition à celle qui prédominait aux États-Unis dans les années 1960, nous a paru plaider pour le choix inverse. En revanche, nous ne sommes pas idiots au point de croire qu’il est possible de démanteler le système racial sans que des luttes et de multiples espaces de convergence Blancs-indigènes, ponctuels ou plus durables, se mettent en place.

Comment articulez-vous la « question raciale », si présente dans le discours des Indigènes de la République, à la « question sociale », qui a été au cœur de votre parcours militant trotskiste ?

Mon parcours de militant trotskiste s’est déroulé en Tunisie. Pour toute la gauche tunisienne, la question économico-sociale était effectivement très importante mais elle s’articulait à la lutte contre la dictature policière – laquelle m’a permis plus tard, en France, de comprendre une dimension importante de la situation dans les quartiers populaires – et à la question nationale, c’est-à-dire la poursuite du combat anticolonialiste en Tunisie et à l’échelle nationale arabe.

Quand je me suis réfugié en France, en 2003, et que j’ai poursuivi mon militantisme trotskiste, ma rupture avec la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) s’est faite sur l’affaire du voile : celle-ci a provoqué une énorme controverse au sein de la LCR. Face aux partisans de la prohibition du voile, je pensais, avec d’autres, qu’il fallait tout simplement dénoncer la loi et participer aux mobilisations contre ce projet. La Ligue manifestait une incompréhension totale de l’islam politique, imprégné d’européocentrisme voire, chez certains, d’islamophobie ou d’un paternalisme qui me donnaient de l’urticaire.

Dans les quartiers populaires où on trouve la plus grande partie des populations issues des anciennes colonies, il suffit d’observer les luttes indigènes, de connaître un peu les milieux militants, pour constater que la question socio-économique est subordonnée à la question politique. Même si l’impact des politiques néolibérales est massif.

Dans ces quartiers, les enjeux ne sont pas les mêmes que dans l’espace des relations économiques. Les outils de lutte non plus. Une grande majorité de la population est constituée de chômeurs et de travailleurs précaires qui n’ont de l’usine qu’une expérience très limitée, voire pas d’expérience du tout. Leur conscience politique immédiate ne se construit pas dans l’opposition au patron mais à l’État, à la police, aux institutions municipales, au quartier, et non à l’usine ou à l’entreprise. La gestion de l’héritage culturel des enfants issus de l’immigration ou la question de la religion ne se posent pas non plus dans les mêmes termes que pour les Blancs. Les populations originaires des colonies posent des questions terriblement politiques, comme la fin des inégalités raciales, le respect et la reconnaissance des histoires, des cultures et des spiritualités, la question palestinienne, etc. La gauche veut les cantonner au stade du combat social et économique.

Êtes-vous prêt à faire un bout de chemin avec la gauche traditionnelle et les organisations antiracistes, ou bien vos analyses en sont-elles trop éloignées ?

C’est à la gauche, aux forces qui voudraient se battre contre le racisme et une forme de domination raciale d’aller vers les « populations indigénisées »  et leurs organisations. Et d’aller vers elles, non pas avec des ultimatums, non pas pour les éduquer ou les rééduquer, pour leur montrer le chemin historique et unique du progressisme et de l’émancipation, mais pour les appuyer, accepter leurs spécificités, reconnaître le caractère fondamental de leurs revendications. C’est donc à la gauche blanche de montrer qu’elle est capable de construire un grand mouvement populaire, qui n’aura de sens aujourd’hui qu’avec les populations issues de l’immigration, en respectant leur autonomie politique et en intégrant leurs revendications. Quant à nous, sans une grande organisation politique, nous ne pourrons jamais négocier des alliances égalitaires. Nous ne voulons plus être les tirailleurs sénégalais d’aucune cause !

Pour tenter d’échapper à l’enfermement et à l’autisme du Blanc, Pierre Tevanian fait l’« l’éloge de la traîtrise » : « Il ne s’agit pas de se détester mais de détester son privilège et le système social qui le fonde. » Un Blanc qui rejoint le combat des Indigènes de la République doit-il être un traître ?

Jean Genet, qui avait le sens des formules qui frappent, s’était déjà défini comme un traître aux Blancs. On lui doit de s’être rangé aux côtés des peuples opprimés, comme les Afro-américains et les Palestiniens. Mais Jean Genet n’était pas un stratège. Il nous faut élaborer une stratégie, être en mesure de distinguer les contradictions et les failles, trouver des points d’appui ou accentuer certaines tensions internes au monde blanc. La société blanche n’est pas une somme d’individualités blanches à convaincre, une à une, de « trahir » leur « camp », mais un ensemble de groupes sociaux. Il nous faut construire un discours qui s’adresse collectivement à des secteurs du monde blanc, pour qu’ils trouvent un intérêt à soutenir notre combat, même si, individuellement, ils ne « détestent » pas leurs privilèges. Pensez-vous que tous les appelés qui ont, sous une forme ou une autre, résisté à la sale guerre menée par la république en Algérie, par exemple, étaient de fervents anticolonialistes ?

Il ne s’agit pas d’exiger des Blancs qu’ils soient des « traîtres », ni de chercher à leur enlever leurs « préjugés », ni d’appréhender les Blancs comme un bloc homogène qui nous serait hostile, par essence, et dont il serait juste possible de détacher quelques uns. Si, aujourd’hui, je me permets des paroles aussi fermes, qui me rendront antipathiques aux yeux de bien des Blancs et des indigènes qui ont peur des Blancs, c’est parce que notre priorité est de nous affirmer. D’être clairs avec nous-mêmes, et de nous organiser.

Propos recueillis par Thierry Leclère.

Extrait du livre de quelle couleur sont les Blancs ?,   édition la Découverte

 

(1) Dans l’émission de télévision Ce soir (ou jamais !) Houria Bouteldja, porte-parole du Parti des Indigènes de la République (PIR), déclarait le 2 juin 2007 : « […] c’est le reste de la société occidentale, enfin de ce qu’on appelle, nous, les “souchiens” – parce qu’il faut bien leur donner un nom –, les Blancs, à qui il faut inculquer l’histoire de l’esclavage, de la colonisation… » L’Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne (Agrif), proche de l’extrême droite, lui a intenté un procès pour injure raciale.En première instance, l’Agrif a perdu le procès, et Houria Bouteldja a été relaxée. La partie civile et le parquet ont fait appel. La Cour d’appel de Toulouse a également relaxé Houria Bouteldja.

(2) Le 25 mars 2005, suite à des violences lors de manifestations lycéennes, le mouvement sioniste de gauche Hachomer Hatzaïr et la radio communautaire juive Radio Shalom, ont lancé un « Appel contre les “ratonnades anti-Blancs” », appel soutenu par un certain nombre de personnalités, comme Alain Finkielkraut, Bernard Kouchner ou Jacques Julliard.

 

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