Younes, 18 ans, est intarissable, assoiffé d’être écouté, entendu : « notre problème n’est pas une question d’argent, même si tu as de l’argent tu te sens vide ». Vide comme ce quotidien qu’il décrit : « je suis comme un chardonneret en cage, je tourne en rond ». Renvoyé de l’école à seize ans, il n’a pas souhaité continuer ses études : « A quoi cela sert-il dans ce pays ? Ceux qui ont une licence, ils travaillent au bazar, ils vendent des fringues pour femmes ». Comme lui aujourd’hui qui est dans le « bizness », marchand à la sauvette : un jour il est riche, le lendemain il n’a pas un rond. Jours sans avenir, leurs revendications sont pourtant simples : « on veut un logement et du travail ». Une vie d’homme, c’est tout. Ce dimanche 9 janvier, lendemain de manifestation, il attend en retrait dans le quartier de Belcourt, vieux quartier d’Alger, que la vague d’arrestations l’épargne : « dans notre quartier, nos gardiens, el ‘assas, en ont arrêté deux ». A travers tout le pays et après ces journées de protestations violentes, plus de quatre cents personnes ont été arrêtées par les forces de sécurité, le plus souvent des policiers en civils , ceux que Younes et ses amis appellent « les gardiens » ou encore « les serpents », pêchés au petit matin ou au coin du marché, elles seront traînées dans des prisons sordides et jugées dans des procès expéditifs pour « destructions de biens publics » et condamnées comme des droits communs, dépossédées de leur révolte sociale et politique. Alors aujourd’hui, Younes et ses copains, ils sont une dizaine – bien que tous détenteurs d’un métier, mécanicien, boulanger, menuisier, ils sont tous au chômage comme 75% de la population active – n’iront pas à la pêche aux affaires, ils resteront à proximité du domicile familial protecteur, là où ils vivent entassés dans une proximité détestable, « quand tu dors et que tu te retournes tu touches ta sœur », mais là où également ils trouveront toujours « leur part » de nourriture auprès de ces parents aimants qui les protègent de leurs démons. « S’il n’y avait pas le respect de nos parents, si nous ne craignions pas de les détruire, nous aurions transformé cette terre en poussière.» Alors, « Oui, disent-ils, loin des caméras de surveillance qui quadrillent désormais leur quartier et que ces trois dernières nuits ils se sont fait un plaisir de détruire à coups de caillasse, loin des trois commissariats qui encerclent leur vie, nous sommes sortis pour tout casser, c’est une respiration, c’est comme un volcan qui respire ». Ils plaident leur cause avec calme, sûrs de leur droit, répondant à leurs détracteurs, aux autorités qui, après trois jours de silence, par le biais de l’unique télévision nationale assènent aux opinions publiques, tout en leur interdisant le droit de s’exprimer : « que nous sommes des casseurs, des maffias, des voleurs. Ils nous disent de ne pas casser, ce n’est pas comme ça que l’on revendique. Alors c’est comment ? Où est-il celui qui les dénoncera, elle est où l’opposition ? Il est où cet homme courageux qui nous dira venez les jeunes, on va faire une manifestation ? Et eux qui passent leur vie à nous juger, qui les jugera ? » Et de brocarder le ministre du Commerce qui aura été le premier à intervenir : « Il est ministre du Commerce et il dit qu’il ne sait pas pourquoi les prix ont augmenté ? » Puis le ministre de l’Intérieur, qui expliquera le premier mort survenu à M’sila, depuis on compte trois morts à travers tout le pays, par la légitime défense des policiers, ce jeune ayant, selon la version officielle, tenté de s’introduire dans un commissariat : « Il a dit qu’il n’y avait pas d’autre moyen. Pourquoi, ce jeune, il était armé d’un bazooka peut-être, d’un Mig ? Eux qui passent leur temps à se vanter de combattre le terrorisme, ils ne savent pas tirer sur les jambes ? On les a vus, ici à Belcourt, s’acharner sur un enfant de huit ans, ils lui tapaient sur les jambes avec leur bâton et l’un des flics encourageait l’autre et lui disait casse le, casse le…»
En Algérie, c’est ainsi que chaque nouvelle génération arrivant à l’âge adulte apprend le prix de la quête de la citoyenneté face à ce que Daho Djerbal, historien engagé appelle « l’arrogance de l’ignorance » ou encore « l’incurie d’un gouvernement qui n’a même pas conscience qu’il n’est pas à la hauteur des nouvelles complexités et que rien ne lui donne le droit, il n’a même pas de légitimité populaire, d’être arrogant et que cela produit de la colère dans toute la société ». Même si chaque génération est condamnée à se soulever dans une grande solitude, en l’absence de transmission de mémoire, des luttes passées, transmission rendue impossible par un système figé mais suffisamment fort pour interdire ce passage à coup d’interdits de parole, de répression ou de corruption des élites dans un pays qui en a les moyens avec ses 155 milliards de dollars de réserves de change, issus de la principales ressource du pays, les hydrocarbures, pétrole et gaz. L’émeute devient alors, ajoute l’historien « un mode de régulation sociale », « la matérialisation de cette colère sociale rentrée, sans canaux pour être matérialisée », elle s’exprime autour du moindre prétexte, chaque génération s’inventant le sien : aujourd’hui le prix de l’huile ou du sucre. Après la guerre civile des années 90, serions nous passés dans « une guerre civile froide, une confrontation généralisée sans arme », comme le croit notre historien ? Avec à chaque fois les mêmes symboles à brûler: les symboles d’un état extérieur à la société, la poste, les mairies, les écoles publiques, des lieux qui ne remplissent plus leurs missions de services publics mais qui sont des « instruments de pouvoir. » Pendant que le libéralisme accentue les inégalités sociales et n’ouvre de perspectives qu’à une minorité de privilégiés. A Belcourt, Younes et les siens ont brûlé l’annexe de la mairie, le musée des martyrs de la guerre de libération nationale, et ils ont pillé un magasin de vêtements et de téléviseurs plasma, ni le service public, ni le marché libéral qui les exclus n’ont trouvé de grâce à leurs yeux. « Ils veulent nous briser, bientôt ils nous mettront des compteurs au cou pour nous faire payer l’air qu’on respire. En manifestant, nous avons envoyé un message au gouvernement : nous ne nous excuserons pas d’être vivants. »
Ghania Mouffok