Message à mes sœurs

« Message à mes sœurs » est une courte lettre, datée du 11 mars 2005, où Assata Shakur expose sa conception du féminisme noir révolutionnaire, de la solidarité féminine, de la violente condition des femmes noires américaines. Cette traduction fait suite à celle du texte « Femmes en prison : qu’advient-il de nous ? »[1], consacré aux femmes dans le système carcéral américain. Collectif Angles Morts

Je souhaiterais maintenant dire quelques mots qui s’adressent spécialement à mes sœurs.

Mes Sœurs, le peuple noir ne sera libre tant que les femmes noires ne participeront pas à tous les aspects de notre lutte, à tous les niveaux de notre lutte. Je pense que les femmes noires, plus que quiconque au monde, sont conscientes de l’urgence de notre situation. Car c’est Nous qui devons affronter quotidiennement les institutions qui Nous oppriment. C’est Nous qui assumons la grande responsabilité d’élever nos enfants. C’est Nous qui avons à faire avec le système de protection sociale qui ne se soucie pas du bien-être de nos enfants. Nous qui avons à faire au système éducatif qui n’éduque pas nos enfants. Nous qui avons affaire aux enseignants racistes qui inculquent à nos enfants la haine d’eux-mêmes. Nous qui observons les effets dévastateurs du racisme sur nos enfants.

Je veux simplement prendre un moment pour exprimer mon amour pour vous toutes qui risquez vos vies jour après jour en luttant ici en première ligne.

Nous qui avons vu nos petits grandir trop vite. Nous qui avons vu nos enfants rentrer à la maison en colère et frustrés, Nous qui les avons vus devenir de plus en plus amers et désabusés jour après jour. Nous qui avons vu l’expression fiévreuse de celui qui se sent pris au piège envahir le visage de nos enfants quand ils réalisent pleinement ce que signifie être noir en Amérikkke. Nous qui savons ce que signifie la privation. Combien de fois avons-Nous manqué d’argent pour payer le ticket de bus, le loyer, la nourriture, les vêtements. Combien de fois nos enfants sont-ils allés à l’école avec des vêtements rapiécés et chaussures trouées. Nous savons à quel point l’Amérikkke est un taudis infernal. Nous avons peur de laisser nos enfants aller jouer dehors. Nous avons peur de marcher dans la rue la nuit. Nous mes sœurs, avons vu nos petits, ces bébés que Nous avons mis au monde en nourrissant de grands espoirs, Nous avons vu leurs corps boursouflés et meurtris par les drogues, balafrés et déformés par les impacts de balles. Nous savons ce qu’est l’oppression. Nous avons été maltraitées de toutes les façons imaginables. Nous avons été maltraitées économiquement et politiquement. Nous avons été maltraitées physiquement. Nous avons été maltraitées sexuellement. Mes sœurs, Nous avons une longue et glorieuse histoire de lutte dans ce pays et sur cette terre. Les femmes afrikaines étaient des guerrières fortes et courageuses bien avant que Nous arrivions dans ce pays enchaînées. Et ici, en Amérikkke, nos sœurs ont été en première ligne. La sœur Harriet Tubman dirigea le Underground Railroad[2]. Et des sœurs comme Rosa Parks, Fannie Lou Hammer, Sandra Pratt et Queen Mother Moore ont pris le relais. Mes sœurs, Nous avons été la colonne vertébrale de nos communautés, Nous devons être la colonne vertébrale de notre nation. Nous devons construire des unités familiales fortes, fondées sur l’amour et la lutte. Nous n’avons pas le temps de jouer.

Une femme révolutionnaire ne peut avoir un homme réactionnaire

S’il ne se sent pas concerné par la libération, s’il ne se sent pas concerné par la lutte, s’il ne se sent pas concerné par la construction d’une nation noire forte, alors il ne se sent concerné par rien. Nous savons comment lutter. Nous savons comment lutter et Nous débrouiller pour survivre. Nous savons ce que signifie, mes sœurs, lutter bec et ongles. Nous savons ce que signifie lutter avec amour. Nous savons ce qu’est l’unité. Nous savons ce qu’est la sororité (sisterhood). Nous avons toujours été bonnes les unes envers les autres, Nous échangeant soupes et biscuits. Nous Nous sommes toujours entraidées dans les moments difficiles. Mes sœurs, Nous devons célébrer la féminité (womanhood) afrikaine. Nous ne voulons pas être comme Miss Ann[3]. Elle peut garder ses faux cils et sa fausse féminité d’emprunt. Elle peut garder son écharpe en vison et ses meubles français. Nous définirons Nous-mêmes ce qu’est la féminité. Nous créerons notre propre style et nos propres styles vestimentaires. Nous ne pouvons laisser un homme blanc habitant en France dire aux femmes afrikaines ce à quoi elles doivent ressembler. Nous créerons notre propre mode de vie new afrikan[4]. Nous créerons notre propre manière d’être et de vivre notre culture new afrikan, en prenant le meilleur du passé et en le fusionnant avec le présent.

Mes sœurs, Nous devons prendre le contrôle de nos vies et de notre futur où que Nous Nous trouvions. Et Nous devons Nous organiser en formant un puissant corps de femmes afrikaines.

 

Texte traduit par le Collectif Angles Morts

Contact : anglesmorts@gmail.com

 



[1] . Texte disponible à l’adresse suivante : http://indigenes-republique.fr/assata-shakur-parle-depuis-lexil-22/

[2] . L’Underground Railroad (chemin de fer clandestin) était un réseau d’évasion des esclaves, qui fut essentiellement opérationnel dans les années 1850.

[3] . « Miss Ann » est une expression utilisée dans les communautés noires américaines pour désigner l’archétype de la femme blanche, tout comme « Mister Charlie » pour l’homme blanc.

[4] . L’appellation « New Afrikan » est utilisée par certains courants du mouvement nationaliste noir pour désigner les Africains-Américains, en tant que membres d’une nation africaine opprimée sur le territoire américain.

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