Islamophobie

Lorsque la liberté d’expression sert d’alibi à la haine raciale, elle se réduit elle-même en cendres !

La célèbre réplique de Brecht sur la fécondité intacte de la bête immonde qui engendra le nazisme a été, à juste titre, souvent évoquée dès l’origine de l’affaire des caricatures. Certes, si les comparaisons sont nombreuses, il ne saurait être question d’identifier des situations historiques fondamentalement différentes. Pourtant, le parallèle avec les années trente du vingtième siècle saute aux yeux dès qu’il est question de caricatures raciales.

On se souvient avec répulsion des abominables dessins de rabbins aux doigts crochus comptant des liasses de billets (pendant que les populations criaient famine) et du Juif Süss concentrant toutes les soi-disant « caractéristiques » physiques et raciales d’une religion elle aussi représentée comme une menace contre la civilisation. Les publications antisémites et racistes de l’époque ont pu se livrer, sans grande opposition, à la démonisation de toute la population juive jusqu’à parvenir aux rivages effroyables que l’on sait.

Comme dans les années trente à propos de ce que l’extrême droite décomplexée appelait la « juiverie internationale » et ses prétendus complots, une véritable marée éditoriale submerge les rayons des librairies depuis quelques années ; des livres couvrant tous le spectre littéraire, de l’essai au roman, présentent l’islam et les musulmans comme le nouvel ennemi de l’Occident et de l’humanité.

Le discours est lui aussi diversifié, le public a droit à des analyses très élaborées sur la dangerosité de cette religion réputée obscurantiste et misogyne (et en particulier sur le thème des conspirations de « l’internationale islamiste », de « l’islamo-gauchisme » et autres fantasmes) ainsi qu’à des injures directes en bonne et due forme (« la religion la plus con » selon un des prosateur starisé par des médias au garde-à-vous). De la même manière, des quotidiens et des hebdomadaires paraphrasent certaines des feuilles antisémites les plus notoires en titrant, par exemple sur « l’argent de l’islam ».

Il suffit à l’évidence de remplacer le mot « islam » par le mot « juif » pour que les relents nauséabonds de telles expressions deviennent aisément identifiables. La question est alors : qu’est-ce qui fait que l’odorat soit à ce point endurci pour qu’une telle opération soit nécessaire à lui rendre sa sensibilité ? Depuis de longues années, bien avant l’affaire des caricatures danoises, la stigmatisation des musulmans ou supposés tels s’est progressivement imposée en tant qu’idéologie commune, idée reçue, l’ordinaire d’un discours sans cesse plus offensif. L’idéologie dominante désigne, recense et met à l’index les catégories dangereuses qui se seraient introduites dans le tissu social, subrepticement, par effraction, sans lien avec une histoire que l’on voudrait oublier, quand on n’en vient pas à magnifier ses aspects les plus sinistres : ce sont donc les Arabes, les musulmans, ou, mieux : les arabo-musulmans. Et qui plus est quand ils sont noirs de peau… Dans cette perspective fallacieuse, nous, Français ou non basanés de toute origine, tacitement renvoyés à un statut inégalitaire qui nous rappelle celui de nos parents sous les colonies, serions – cela est dit ou suggéré – la cinquième colonne, l’élément précurseur d’une invasion programmée.

Dans cette islamophobie ambiante, des caricatures publiées par un journal danois de droite portent à leur paroxysme les amalgames racistes : le prophète de l’islam est un terroriste. Les musulmans se reconnaissant en Mohammad, il en découle immédiatement que tous les musulmans sont des terroristes. Il apparaît ainsi que tout est permis quand il s’agit de s’en prendre au « spectre » de l’islam.

La polémique qui s’enracine à propos de ces caricatures danoises, complaisamment reproduites au nom de la solidarité démocratique pour la liberté d’expression a une vertu cardinale : elle est un révélateur imparable des tensions politiques dans la société française…Au premier rang de ces tensions, l’écran de fumée des « valeurs républicaines » mal définies mais indiscutées, opposables à tous et censées raboter en les dépassant tous les particularismes.

Pour l’affaire danoise en elle même et en ce qui concerne la forme, les faiseurs d’opinion ont tôt fait d’évacuer le racisme violent de deux dessins au moins, tout en proclamant le haut principe de la liberté d’expression, laquelle, par essence, quintessence et définition ne peut être que « totale et absolue ». Sur le fond, tout est fait, à l’évidence, pour focaliser le débat autour des dimensions strictement religieuses de l’affaire : ce serait par bigoterie, par arriération et même par pulsion hégémonique que l’Islam « totalitaire », après ses foulards, tente d’imposer ses corsets à l’Europe.

Et désormais, c’est avec une évidente délectation que l’on fustige les débordements de la « rue arabe ». Depuis quelques jours, un certain nombre d’experts (parmi eux, maints de ces « consultants » omniprésents au cours des guerres du Golfe) plus ou moins auto-proclamés, ont repris du service pour asséner leur prétendue connaissance intime de l’islam et de ses supposées prescriptions en matière d’image et de reproduction des figures sacrées coraniques voire de toute représentation humaine. L’opinion a ainsi eu droit, à satiété, à des analyses sophistiquées, prétendument savantes, réduisant l’islam à l’une de ses interprétations, elle-même caricaturée, pour mieux dénoncer comme archaïque et barbare l’ensemble des populations musulmanes.

Le contexte international n’étant pratiquement jamais évoqué, les facteurs politiques encore moins, on voudrait faire croire que seule la posture religieuse explique la colère des « arabo-musulmans », manipulés, en outre, par les inévitables intégristes et rétifs, comme par nature, à la liberté d’expression.

L’unanimité médiatique s’est spontanément constituée autour d’un traitement biaisé de la crise provoquée par la publication répétée de ces caricatures. Poser le problème en termes de querelles théologiques, de liberté d’expression ou de « droit au blasphème », relève de la supercherie. La liberté d’expression sert de prétexte pour reproduire – en véritable campagne de matraquage publicitaire – le discours de la haine par le biais de dessins ouvertement racistes. Le problème réel, celui de la liberté d’être raciste et de l’exprimer dans les médias, est ainsi éludé.

La question est de savoir pourquoi, aujourd’hui, le thème de l’Arabe, du musulman, de l’islam, assimilés à l’obscurantisme, au terrorisme, à la barbarie, est devenu la source d’inspiration et le sujet de prédilection de tant de journalistes, d’intellectuels, d’hommes et de femmes politiques, en Europe et aux Etats-Unis ; elle est de savoir pourquoi les stéréotypes racistes et colonialistes les plus éculés refont surface avec une telle vigueur, repris, en toute bonne conscience, par ceux-là mêmes qui dénoncent l’extrême-droite raciste et se réclament des « valeurs de la république ».

Car à l’avant-garde de la mondialisation libérale, ceux qui décident des guerres, des partages politiques et des slogans médiatiques, ont choisi d’identifier des catégories de la population par une religion en qualifiant celle-ci de danger vital. Ils ont inventé la notion de « guerre des civilisations » et s’acharnent à en faire une réalité. Et dans cette guerre, tous les artifices sont bons. La nouvelle « mission civilisatrice » prend pour noms la défense de la liberté, des droits de l’homme, de l’universalisme, de la république, de la laïcité, de l’émancipation des femmes, et, désormais, de la liberté d’expression, du droit au blasphème et à la caricature. Autant d’alibis qui masquent la trahison des valeurs mêmes dont ils se réclament.

Les Indigènes de la république n’ont aucun avis à donner sur la foi et la spiritualité des uns et des autres, ils ne critiquent ni ne défendent telle ou telle religion ou les interprétations qui peuvent en être faites ; fervents défenseurs de l’égalité de toutes et tous, ils luttent non pas pour la réduction des droits civiques et politiques des uns ou des autres mais pour l’extension et l’élargissement de ces droits à tous les êtres humains indépendamment de leurs origines, de leurs cultures et de leurs croyances.

Par conséquent, ils n’hésitent pas un seul instant à dénoncer avec la plus extrême vigueur la stigmatisation raciste et de la liberté de l’exprimer que recouvre, aujourd’hui, la levée de boucliers en défense des caricatures islamophobes et des médias qui les ont publiés.

MIR, 12 février 2006

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