Oui, y avait de quoi s’inquiéter.
Et tout commence avec un titre:
« l’islam tranquille en France » – comme un paradoxe, et surtout, évidemment, comme quelque chose qui ne va pas de soi. Car les médias français nous avaient en effet habitués à voir le mot « islam » associé à des notions comme la « peur », le « terrorisme », la « gangrène »…et autres joyeusetés pas plus glamours.
Là, la tranquillité, ça fait bizarre.
Alors on se demande: comment ça se fait ? Sera-t-il question de musulmans qu’on laisse tranquilles ou qui restent tranquilles ?
Un contexte bien particulier
En même temps, ce n’est sûrement pas un hasard si aujourd’hui, ce magazine people très grand public se penche sur notre cas. Les élections présidentielles approchent. Donc grande période de débats médiatiques en perspective. Où, très probablement, les « experts » e sLaïcité/République/Banlieue/Arabes/Terrorisme/Islam nous serviront de nouveau leur soupe immonde.
Et comme le coup d’envoi a déjà été lancé par Marine Le Pen, suivie de très près par la plupart des ténors de l’UMP, il n’y a pas de temps à perdre. Car la stratégie de l’extrême droite a changé: ce n’est plus tout à fait comme un ancien para que la candidate du Front National s’exprime. Elle a compris qu’on pouvait envoyer exactement les mêmes messages en jouant aux militants républicains laïques ou féministes. Du coup, son discours ressemble à s’y méprendre à celui de la plupart des éditocrates ou des responsables politiques de gauche islamophobes qui savent depuis longtemps, eux, être à la fois racistes et rester bien propres sur eux (c’est-à-dire en passant toujours pour des intellectuels ou des militants humanistes-libéraux-progressistes). Il est donc temps pour Paris-Match et ses semblables de se repositionner: qu’est-ce que les Musulmans ont le droit de faire ou de ne pas faire au juste ? Comment les aime-t-on ? À quelle condition les tolère-t-on ?
Les Azzouzi de Villiers ou l’islam blanchi
Qu’est-ce que « l’islam tranquille » selon Paris Match ? La réponse saute aux yeux à la vision de la première page du reportage: le titre en gros caractère, ainsi que le petit texte d’introduction sont imprimés sur une splendide photographie représentant une très belle maison de campagne typiquement française (dont on verra qu’elle appartient à une jolie famille-modèle d’Arabes gentils…autre oxymore ! ), le lierre recouvrant les murs (ce vert-là ne fait pas peur…), un genre d’édifice qui, personnellement, m’a plus fait penser au château de Moulinsart du capitaine Hadock qu’à l’immeuble populaire de ma grand-mère à Oran (pourtant bonne musulmane elle aussi je crois).
On comprend dès lors que « l’islam tranquille » ne peut pas être représenté par la photographie d’une barre de banlieue ou par la prise de vue d’une rue de Barbès…
En d’autres termes, « rester tranquille », quand on est musulman, c’est déjà pouvoir (et vouloir) se payer cette baraque de campagne dans le meilleur goût français. Et si possible, former une famille ressemblant à celle d’une pub pour les maisons Bouygues.
Nous parcourons les photos de ce reportage et nous faisons connaissance avec la famille Azzouzi (Précisons tout de même que l’objet de mon texte n’est absolument pas de mettre en cause les personnes présentées dans ce reportage. Complices, manipulées ou tout simplement extrêmement naïves, je ne les connais pas du tout, ne veux pas les connaître et pense d’ailleurs que le reportage ne permet pas réellement d’en savoir quoi que ce soit d’intéressant. Car ils et elles sont instrumentalisé-e-s, mis en scène, et c’est cette mise en scène que je critique.), trois enfants (cravatés !) posant gentiment aux côtés de leurs gentils parents souriants. Naturellement, il s’agit d’un couple « mixte » (c’est-à-dire composé d’un Indigène et d’une Blanche): « Imane » s’appelait en fait Isabelle et est originaire de Franche-Comté. Certaines mauvaises langues diront que les gènes de beauté, de gentillesse et de tranquillité des enfants doivent bien venir de quelque part (Je ne juge nullement l’exogamie en général. Personnellement, je n’en pense rien de très original: de telles unions peuvent en effet être source d’enrichissement, pourquoi pas, d’épanouissement et au fond ça ne me regarde pas. Ce que je critique, c’est le discours affirmant que de telles unions seraient spécialement préférables, supérieures aux autres, car dénotant un meilleur état d’esprit (« évolué » disait-on à l’époque coloniale), une meilleure disposition à « s’intégrer » etc, stigmatisant ainsi, par opposition, l’endogamie (des Arabes uniquement – pas celles des bourgeois blancs qu’on a tendance a comprendre un peu mieux) perçue comme « arriérée ».). Peut-être aurait-il été impossible d’obtenir un si beau résultat si Abderrahmane s’était reproduit avec une Arabe ?
Et Aderrahmane, meskine…fallait bien qu’il prouve sa bonne volonté ! Car c’est bien connu, être attiré par une brune à la peau mate quand on est arabe, c’est être sectaire, communautariste, raciste anti-blanc, arriéré…et donc possiblement terroriste. Alors que si on trouve la peau claire et les cheveux blonds plus attirants, c’est bien la preuve irréfutable qu’on est disposé à se mettre sur la bonne voie de l’évolution darwinienne.
Surtout, comme le répètent Malek Boutih et ses potes, le fait qu’il y ait tant de mariages mixtes en France, prouve évidemment qu’il n’y a pas de racisme en France.
Abderrahmane prie aux côtés de sa femme dans le jardin familial. Il ne fait pas tout un foin lui, en occupant la France de la rue Myrha.
La photo suivante, on le voit réaliser une magnifique génuflexion dans une pièce de séjour très confortable plongée dans la pénombre, le tapis posé sur un joli parquet, invoquant Le Très Haut au pied d’une belle cheminée en marbre. Dis-donc Aberrahmane, c’est une vraie rak3a ça, ou c’est juste pour la photo ? Ou alors t’as commencé dans le jardin et t’as fini dans le salon ? En tout cas, bravo, toi t’as pas besoin d’analyser la loi de 1905 pour savoir si oui ou non t’es un nazi occupant la France quand tu ne trouves pas de place dans la mosquée de la rue Myrha.
T’es un bon Arabe quoi.
Je vous épargne le reste. Le panel censé nous représenter. Entre « Fatima et sa famille », « Mohamed Raymond » et surtout Leila dont on tient à nous dire d’abord, on se demande bien pourquoi (car au fond, on en n’a cure…) qu’elle préfère le short au foulard.
Manipulations conceptuelles.
Ce qui mérite qu’on s’y arrête un peu, c’est peut-être le chapeau. Certainement un outil précieux pour l’anthropologue ou l’historien des idées qui voudra comprendre les stéréotypes, les représentations essentialistes, les catégorisations figées, les modèles structurant les imaginaires en rapport avec les Musulmans en France au XXIe siècle.
« En pays laïc, le culte religieux relève de la sphère privée » commence-t-on à nous dire sur le ton du constat objectif. L’article joue donc la neutralité.
Mais en fait non, ce n’est pas objectif du tout. Car ce qui est énoncé là, ce n’est pas la loi. Ou alors, elle est exprimée très bizarrement. La Laïcité, on l’a dit et répété, c’est la séparation des églises et de l’État.
L’État, je sais ce que c’est.
Mais qu’est-ce que la « sphère privée » exactement ? Où ça commence, où ça s’arrête ? Au Quick ? Au Franprix, ou à l’école…là où un prof raciste ne supportera pas de voir des signes extérieurs d’étrangeté ? Ou alors, à Barbès, là où certains responsables politiques verront dans le fait de ne pas avoir un lieu de prière assez grand, digne de ce nom, un signe « d’occupation » nazie du territoire ? Car en « pays laïc », d’un point de vue juridique, il n’est pas du tout impossible de parler publiquement de sa religion, de la vivre publiquement, et il n’est pas obligatoire, normalement, de se cacher du public pour avoir une religion, d’être Musulman, Chrétien ou Juif secrètement. Les religions ne sont pas des sociétés secrètes que je sache. On n’est donc pas obligé d’être croyant en cachette.
« La deuxième religion de France semble pourtant échapper à la règle… » nous dit-on encore, et là c’est plus clair: on ne parle pas du tout de la « sphère privée » et de la « sphère publique » en général, comme ça, pour tout le monde (et oui, car nombre de Blancs n’ont pas à cacher leur religion eux – à commencer par le président de la République…), mais c’est bien de l’islam et des Musulmans qu’il est question, et de ce que eux seulement, ont le droit de faire ou de ne pas faire « en pays laïc ». Nous, visiblement, nous « échappons à la règle », autrement dit, nous ne faisons pas les choses comme il faudrait (c’est-à-dire que nous refusons de vivre notre religion en cachette). En plus, « nous échappons à la règle », ça signifie aussi que nous ne sommes pas logés à la même enseigne que les autres.
C’est gentil.
Apparemment, nous aurions des privilèges: on nous laisse pratiquer notre religion tranquillement et il n’y a jamais de polémiques sur la manière dont on s’habille… Et évidemment, ces polémiques qui n’existent pas (puisque nous échappons à cette règle qui n’existe pas) ne nourrissent aucun racisme structurel, aucune discrimination…qui ne sauraient exister dans un si beau pays qui laisse notre religion échapper à toutes ses règles.
Quand même, nous dit l’article, « la deuxième religion », à force d’échapper à la règle, a suscité « un débat public, lancé par le gouvernement en avril dernier. »
Et là Paris Match cesse clairement d’être objectif (car on pouvait penser jusque là que le journaliste était juste un peu bête ou mal renseigné…) puisqu’il justifie carrément le débat lancé par le courant le plus réactionnaire de l’UMP (et c’est pas peu dire…): ce n’est pas du tout une volonté ‘instrumentaliser et de réactiver l’islamophobie qui a inspiré à Jean-François Copé et à ses amis la volonté de mener des débats avec Eric Zemmour, pas du tout, c’est juste nos abus à nous, notre manière de vouloir échapper à tout prix à toutes ces règles (qui ne s’appliquent qu’à nous) qui sont responsables de ces débats.
On n’avait qu’à rester tranquilles aussi…
« Ses six millions de fidèles ne sont pourtant pas des terroristes en puissance. La majorité se réclame d’une pratique modérée. » Là nous retrouvons le fameux cliché de « l’islam modéré ».
L’islam tranquille, c’est donc l’islam modéré. Mais prenons garde à la formulation: nous ne sommes pas « terroristes en puissance » nous dit-on, lorsque notre « pratique » reste modérée. Ce qui signifie qu’une pratique non-modérée n’est pas simplement « entière », « complète », voire « mystique », mais s’apparente plutôt à un fanatisme. Et le fanatisme, le terrorisme, loin de n’être que des « dérives » comme on le dit pourtant assez souvent lorsqu’on veut être gentil avec nous, s’apparenteraient donc à des formes d’islam qu’on n’auraient pas pris la peine de bien modérer. Dans cette perspective, l’islam n’est pas du tout une forme d’élévation spirituelle, qui, lorsqu’il serait pratiqué complètement, sans modération donc, entraînerait une meilleure approche de la transcendance (nous mettant, pourquoi pas, dans un état d’extase spirituelle, de béatitude…et donc peut-être de « tranquillité », puisque c’est ce que nous sommes sommés d’être, des gens « tranquilles »…), transcendance qu’on a en effet le droit de valoriser ou pas, ou d’ignorer complètement (comme beaucoup d’indigènes le font en réalité). Non, l’islam serait plutôt au fond, selon cette logique paris-matchienne, une mauvaise chose, en soi liée au « terrorisme », qu’on se doit de ne pratiquer qu’un peu, en toute modération, comme l’alcool ou les cigarettes qui donnent le cancer… On le voit bien, l’examen inductif de cette formulation apparemment anodine (et si banale…) révèle en réalité toute une représentation parfaitement contestable de la religion musulmane considérée en soi, dans sa forme la plus pure, comme un dangereux fanatisme.
Domestication
Enfin le mot finit par être lâché: comment modérer sa religion intrinsèquement mauvaise ? Comment ne pas susciter de débat, ne pas « échapper aux règles »… ? Les bons musulmans que Paris Match nous donne en exemple sont des « Français musulmans silencieux ».
Vous entendez ?
« Silencieux » ! Bon sang, c’est pourtant simple.
Si vous voulez qu’on vous laisse tranquilles, taisez-vous, planquez-vous, cessez de faire parler de vous… Soyez plutôt chirurgiens, gentils-urologues-très-discrets comme Aberrahmane, sans la ramener tout le temps, achetez un ancien couvent à la campagne, mariez-vous à Isabelle, ne faites surtout pas de politique, n’allez pas prier à Barbès ou à Saint-Denis pauvres fous, restez dans votre salon au pied de votre belle cheminée en marbre…et arrêtez de réclamer l’égalité devant la loi.
Permanences et mutations
Mais il ne faut pas que le décryptage du fond idéologique de ce reportage, nous empêche de voir, ce qui objectivement, a aussi considérablement changé dans la manière dont on parle de nous dorénavant dans ce genre de média.
Notons déjà, que pendant fort longtemps, nous n’y existions pas du tout. Puis nous y sommes apparus peu à peu de manière univoque, sous la forme de terroristes, de violeurs ou d’autres avatars pas plus ragoutants. Pour citer Pierre Tevanian, de « corps invisibles » nous sommes d’abord apparus sous la forme de « corps furieux ».
Maintenant, sans y être réellement représentés avec respect, un effort doit néanmoins être noté dans la volonté d’aborder, certes sous la forme de la dénégation (étape psychologique souvent nécessaire entre l’aveuglement et la reconnaissance d’un savoir blessant l’amour propre) et finalement de la fausse concession, des questions que seul-e-s les militant-e-s antiracistes autrefois perçu-e-s comme radicaux osaient aborder.
Fatima y parle quand même de « stigmatisation » et juge globalement absurde l’injonction à « l’intégration » faite à des personnes qui ont toujours vécu en France. Samia aborde la question des discriminations racistes, et phénomène intéressant, ces discours sont même agrémentés de citations d’intellectuels médiatiques appréciés des dominants comme Marek Halter ou Malek Chebel. Il fut un temps, pas si lointain, où cela aurait été inimaginable.
En outre, pouvons-nous remarquer la nouveauté que représente pour un tel media le fait de donner à voir des filles voilées présentées comme coquettes, sympathiques et tout simplement humaines, elles que nombre d’intellectuels considéraient (et considèrent sûrement encore) comme plus ou moins complices de « fascislamistes » super vilains.
Incontestablement, si Mariame et Khadija du site « Hidjab and the city » peuvent aujourd’hui passer pour des personnes plus ou moins normales, c’est d’abord un effet des longues années de contre-argumentation militante opposée à l’islamophobie qui auront réussi à faire de certains mots comme « racisme », « stigmatisation » ou « discrimination », des mots plus ou moins audibles dans le débat public.([Surtout lorsque lesdites femmes voilées jouent la carte de l’islam aseptisé, fashion, super fun…en un mot: dépolitisé.
)]
Puis, comme ces progrès sont aussi en partie la conséquence d’un repositionnement par rapport à l’extrême droite, ils entraînent avec eux un certain nombre de « processus mutants », dont nous devons nous méfier: pour ne plus tout à fait, et franchement être traités de fascistes ou de communautaristes, les Musulmans doivent accepter ce que l’on pourrait nommer une « macdonaldisation » de leur religion. En contradiction totale avec le modèle anthropologique dont nous avons hérité (collectiviste) – et qui nous structure encore mentalement, cet islam tolérable, est au fond à la spiritualité ce que le fast-food est à la gastronomie: un modèle aseptisé, fade, sans humanité, individualiste et parfaitement compatible à la société de consommation et au libéralisme. Surtout, il est blanchi, dans le sens où il renie l’esprit subversif qui lui était lié en adhérant aux dogmes républicanistes niant l’existence d’un racisme systémique. Adopter ce point de vue individualiste nécessitera de notre part un véritable lavage de cerveau que nous pouvons aussi choisir de combattre.
Ainsi, entre permanences et mutations, ces progrès constatés demeurent en fait très relatifs: c’est évidemment sur un témoignage déniant toute validité à ces revendications que s’achève l’article de Paris Match: Abderrahmane, encore lui, estime au final que « la société française est dure avec tout le monde, pas seulement avec nous. Arrêtons de nous plaindre: relevons nos manches et bossons ! ».