L’impérialisme et les racines de la Première Guerre Mondiale

Lorsque le philosophe libéral Isaiah Berlin (1909 – 1997) revint sur sa traversée du XXème siècle, il écrivit « Je m’en souviens seulement comme du siècle le plus terrible de l’histoire occidentale » ; de la même manière, une autre figure ayant parcouru la quasi-totalité du XXème siècle, l’historien – qui fut membre du Parti Communiste britannique – Eric Hobsbawn (1917 – 2012) écrivit dans son fameux ouvrage L’Âge des extrêmes, que 1914 inaugure l’ère des massacres (p. 47) et rappelle qu’à l’époque la plupart des observateurs européens voyaient dans le début de la Grande Guerre la fin du monde, avant d’ajouter : « L’espèce humaine a survécu, mais le grand édifice de la civilisation du XIXème siècle s’est écroulé dans les flammes de la guerre mondiale » (p. 44). Alors que partout, l’on « célèbre » actuellement le centenaire de la Première Guerre Mondiale, il est primordial de nous rappeler que 1914 représentait principalement la fin de la fin de leur monde ! Car le nôtre était à feu et à sang depuis longtemps déjà. À ce niveau, Enzo Traverso n’a pas totalement tort lorsqu’il écrit que la tétralogie proposée par Hobsbawn (L’Ère des révolutions, L’Ère du capital et L’Ère des empires), ainsi que son magistral travail L’Âge des extrêmes – qui apparaissent aujourd’hui comme des travaux de référence – sont teintés d’eurocentrisme. En effet, qu’est ce que la Première Guerre mondiale sinon la transposition en Europe de ce qui se passait déjà dans le monde extra-européen ? Alors que les livres d’histoire font de l’assassinat de l’archiduc Franz-Ferdinand l’élément déclencheur de la Première Guerre mondiale, il est primordial, pour nous, de rappeler que la guerre résulte principalement de l’éclatement des tensions entre puissances impériales dans leur entreprise de « partage » du monde. Car c’est la lutte pour ces sphères d’influence qui a engendré d’énormes tensions entre les puissances européennes.

C’est ce que le philosophe noir marxiste W.E. Burghardt Du Bois écrit, en 1915, dans son célèbre article « The African Roots of the War »[1] :

« (…) actuellement, la plupart des hommes pensent que l’Afrique est à mille lieux du centre de nos problèmes sociaux et particulièrement du problème actuel de la guerre mondiale. »

Poursuivant plus loin :

« (…) c’est sur le continent noir que résident les racines, non seulement de la guerre actuelle mais des guerres futures. »

Car, 1914 apparaît principalement comme la conséquence logique de la concurrence entre pays dans la construction de leurs Empires. Rappelons qu’en 1880 les Britanniques arrivèrent en Égypte et que le dépeçage de l’Afrique prit la tournure que l’on connait désormais ; qu’en 1886 la Tunisie perdit son indépendance, que de 1890 à 1902 le Japon attaqua la Chine et s’empara de Taiwan ; que de 1899 à 1902 eut lieu la seconde guerre des Boers en Afrique-du-Sud, opposant les descendants des colons néerlandais et allemands, arrivés en Afrique-du-Sud entre le XVIIème et le XVIIIème siècle, aux Britanniques qui mirent en place les premiers camps de concentration ; qu’à partir de 1904 l’Allemagne débuta ce qui est considéré comme le premier génocide du XXème siècle en Namibie, contre les Héréros, en Namibie, à l’occasion duquel les Allemands purent reprendre et « améliorer » les camps de concentration mis en place durant la seconde guerre des Boers, etc. …

L’une des phases les plus exemplaires de cette lutte de l’Occident pour s’approprier le reste du monde fut le conflit opposant l’Allemagne et la France dans la colonisation du Maroc, en 1905. En effet, la France ayant vu ses espoirs de colonisation de l’Égypte anéantis par les Britanniques, se devait de s’approprier le Maroc afin d’asseoir sa puissance (notamment après la débâcle de 1871 et la perte de l’Alsace-Moselle). Cependant, l’empereur de Prusse Guillaume II ne l’entendait pas de cette oreille et débarque à Tanger où il se donne en spectacle et annonce son « soutien » au Maroc contre les ambitions françaises. Inutile ici de préciser que ce soutien opportuniste ne visait pas à assurer l’indépendance du Maroc mais uniquement à empêcher la France de devenir une puissance coloniale trop forte. Si, en 1905, c’est l’Allemagne qui l’emporte (et non le Maroc, dont l’avis importait bien peu), la conférence d’Algesiras du 7 avril 1906 donne raison à la France. Finalement, en 1912, la France concéda des territoires à l’Allemagne au Congo et au Cameroun, en échange de la mise en place d’un « protectorat » (un terme un peu plus « poli » pour parler de colonisation) au Maroc.

Dire que l’année 1914 inaugure l’ère des massacres est donc, au minimum, indécent. Ceci-dit, il est vrai que cette année marque l’ère des massacres en Europe, mais ceux-ci ne peuvent pas être analysés de manière intra-européenne et le rapports qu’ils entretenaient avec les massacres de l’Europe au-delà de ses frontières est primordial à rappeler. On a, en effet, l’impression que les massacres furent « testés » sur de non-Européens avant de pouvoir les importer en Europe. Analyser le début de la Première Guerre Mondiale comme résultant principalement des tensions balkaniques et de l’assassinat de Franz-Ferdinand est donc une erreur historique, pouvant avoir des conséquences politiques. Ainsi, dans sa magistrale Histoire populaire de l’humanité, l’historien britannique Chris Harman écrit avec raison (bien que les dates peuvent-être discutées) que :

« Dès 1904, il avait été démontré que l’impérialisme ne pouvait que mener à la guerre entre puissances coloniales et à la servitude des peuples colonisés. À cette date en effet, la poussée de l’Empire russe vers l’est, en direction du Pacifique, l’avait opposé directement, en Chine septentrionale, à la poussée japonaise qui s’effectuait vers l’ouest, par la Corée. La défaite russe précipita la révolution de 1905. Par deux fois, en 1906 et en 1911, un conflit d’intérêts similaire au Maroc, entre la France et l’Allemagne, faillit mener à la guerre. » (p. 442)

Par ailleurs, s’il est désormais assez largement reconnu que les indigènes des colonies jouèrent un rôle de premier plan dans cette guerre (ainsi que dans la suivante), il est étrange de ne jamais rappeler que le rôle qu’ils jouèrent est totalement lié aux origines coloniales de la Grande Guerre. Eric Hobsbawn écrit ainsi (dans L’Âge des extrêmes) :

« (…) des troupes d’outre-mer furent souvent pour la première fois envoyées se battre et en opération hors de leurs régions. Les Canadiens combattirent en France, les Australiens et les Néo-Zélandais se forgèrent leur conscience nationale sur une péninsule de la mer Égée – « Gallipoli » devint leur mythe national – et, de manière plus significative les États-Unis rejetèrent la mise en garde de George Washington contre les  »complications européennes » et envoyèrent leurs hommes se battre là-bas, déterminant ainsi la forme de l’histoire du XXème siècle. Des Indiens furent dépêchés en Europe et au Moyen-Orient, des bataillons de main-d’œuvre chinoise arrivèrent en Occident, des Africains combattirent dans l’armée française. » (p. 46)

L’aspect mondial de la Grande Guerre devrait donc également être mis en avant lorsque l’on parle de ses origines, et de ses racines qui plongent dans l’impérialisme européen. De la même manière, les sources de cette guerre pourraient servir d’illustrations assez évidentes à ce qu’est le privilège blanc et à la relative autonomie des rapports de force raciaux vis-à-vis des rapports de classe. Notamment par le fait que la Grande Guerre n’a pas réellement vu naître d’alliance toute faite entre le prolétariat blanc-européen et le prolétariat des peuples colonisés, non-blancs. De ce point de vue, Alberto Toscano a parfaitement raison de citer ce passage de « The Class Struggle » de W.E.B Du Bois :

« Jusqu’à quel point peut-on appliquer le dogme de la lutte des classes au peuple noir aux États-Unis aujourd’hui ? Théoriquement, nous faisons partie du monde prolétaire dans la mesure où nous sommes principalement une classe exploitée de travailleurs bon marché ; mais en pratique nous ne faisons pas partie du prolétariat blanc et nous ne sommes pas vraiment reconnus par ce prolétariat. Nous sommes victimes de leur oppression physique, de l’ostracisme social, de l’exclusion économique et de la haine personnelle ; et lorsque nous ne cherchons qu’à survivre en nous défendant nous-mêmes, on nous traite de « jaunes ». »[2]

 

Bien que l’on puisse regretter l’attitude de Du Bois face à la Première Guerre Mondiale (il encouragea les noirs américains à rejoindre l’effort de guerre), ces lignes restent d’une brulante actualité.

En résumé, les commémorations de la Grande Guerre devraient être repolitisées et ne pas servir qu’à pleurer les soldats morts à cause de la France ; cela fait 100 ans que ce que subissaient les non-Européens depuis bien plus longtemps arriva sur le continent blanc et mena à un massacre. Si les indigènes doivent s’intéresser à leur rôle dans l’histoire de l’Europe, il réside aussi en ceci : ce que les Européens se sont infligés à eux-mêmes n’est pas né de nulle part, mais découle du colonialisme et des horreurs que l’Europe a fait subir au « reste du monde ».

 

Selim Nadi, membre du PIR

 

 Notes

[1]    À ce propos, voir l’excellent texte d’Alberto Toscano, pour la revue Période : http://revueperiode.net/de-laristocratie-ouvriere-a-lunion-sacree-du-bois-sur-les-origines-coloniales-de-1914/

[2]    W.E.B. DuBois, « The Class Struggle », cité dans Alberto Toscano, « De l’aristocratie ouvrière à l’Union sacrée : Du Bois sur les origines coloniales de 1914 », Période, Juillet 2014, http://revueperiode.net/de-laristocratie-ouvriere-a-lunion-sacree-du-bois-sur-les-origines-coloniales-de-1914/ .

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