Je souhaite déjà vous remercier de nous permettre de prendre la parole ici à Nanterre. C’est un lieu important de la protestation étudiante actuelle, mais aussi de la mobilisation générale puisque vous avez manifesté à plusieurs reprises votre envie de voir enfin se réaliser cette tant désirée et convoitée « convergence des luttes ». C’est en grande partie pour en parler que nous sommes présents, et plus particulièrement pour discuter des conditions qui nous semblent essentielles à remplir pour y parvenir.
Le titre « Les mouvements sociaux et la question de la race : les angles morts de l’extrême-gauche blanche » est peut-être un peu provocateur, mais vous savez probablement mieux que nous à quel point la provocation peut être efficace pour faire bouger les lignes. C’est justement ce que nous voulons faire ici aussi, bouger les lignes. Il ne s’agit pas pour nous de vous faire la leçon, mais plutôt d’engager un vrai dialogue, franc et sincère, avec vous qui représentez ce que nous appelons la gauche blanche, ou l’extrême-gauche blanche, si vous préférez.
Pour me présenter rapidement, parce qu’il est d’usage dorénavant dans les interventions militantes de « situer sa parole », je suis aussi étudiant. Mais je suis surtout militant au Parti des Indigènes de la République. Je voudrais d’ailleurs ouvrir une parenthèse pour préciser que celui-ci n’organise pas cette présentation. Je la fais en mon nom propre. Parenthèse fermée. Pour revenir au terme d’Indigènes de la République. Pourquoi ce nom ? Le mot indigène fait directement référence au régime de l’indigénat qu’a appliqué la France dans ses anciennes colonies, et nous pensons que les non-blancs ont aujourd’hui encore un statut analogue, ils sont encore traités comme des indigènes. C’est ce que je vais développer ici.
Si vous nous avez proposé d’intervenir ici suite à la fermeture de Tolbiac, c’est que vous manifestez un semblant d’intérêt pour les questions décoloniales et raciales. Ou, du moins, elles vous intriguent. Surtout le mot « race », qui provoque généralement de l’effroi et du dégout dans le champ politique français, en particulier dans la gauche blanche qui renvoie ce terme au vocabulaire de l’extrême-droite – alors même qu’historiquement il fut aussi utilisé à dans la gauche et même l’extrême-gauche blanche. Le mot race fait directement référence aux théories racialistes qui postulent l’existence biologique des races humaines et de leur hiérarchisation, avec le Blanc au sommet. Pourquoi utilisons-nous alors ce terme de race dans l’antiracisme politique ? Est-ce que nous désirons reprendre ces théories pseudo-scientifiques en inversant la hiérarchie, afin de placer les Blancs tout en bas ? Non, rassurez-vous. Si nous utilisons ce mot, c’est parce que nous pensons que cette construction pseudo-scientifique de la race continue à avoir une réalité sociale, elle imprègne toujours les structures de nos sociétés qui sont fondamentalement racistes. Une hiérarchie raciale se perpétue. Pour le dire plus simplement, même si les Non-Blancs ne sont pas biologiquement distincts des Blancs, ils subissent malgré tout un traitement différent, un traitement racial, au profit des Blancs.
Pour illustrer ça nous pouvons citer un exemple frappant : le contrôle au faciès. Vous pouvez bien prétendre que la République est « Une et indivisible », qu’elle ne reconnaît pas les couleurs, que tous les français sont traités de la même façon, dans les faits cela est faux. Dernièrement une enquête commandée par Jacques Toubon, constate que les Noirs et les Arabes ont 20 fois plus de « chances » de se faire contrôler que les Blancs . Il existe donc toujours un traitement racial. Et si nous continuons d’utiliser le mot race, c’est parce que nous ne pensons pas que le racisme va disparaître en niant son existence. Au contraire, il faut déjà reconnaître la réalité du traitement racial pour le combattre. Tout comme on ne peut espérer une disparition des classes sociales en niant simplement leur existence.
Certaines personnes nous rétorquent que c’est bien beau tout ça, mais que la question de la race est secondaire, le plus important c’est « le social ». Pour elles, cette question n’a rien à faire dans des mouvements sociaux qui luttent contre les réformes néo-libérales. Pourquoi cette dichotomie entre social et racial ? Si le racial n’est pas social, qu’est-il ? Se développe-t-il en dehors de notre société ? En dehors de nos structures ? Il se balade dans les airs ? Surement que par « social » ces personnes entendent « l’économique », ce qui expliquerait que le racial n’a aucun rapport avec les réformes du gouvernement de Macron. Cette représentation du social extrêmement restreinte est totalement erronée, le racial étant un fait social. Mais surtout, même si l’on acceptait cette conception économiciste du social, elle serait tout aussi inexacte. L’économique et le racial sont liés, en particulier depuis l’émergence du capitalisme. Comme je sais que je suis ici dans un mouvement qui se déclare radicalement anticapitaliste, je vais tenter de parler avec vos propres mots, mais surtout avec vos propres références pour vous faire comprendre qu’il est inacceptable et même contre-révolutionnaire de vouloir séparer ces questions économiques de la question raciale, de faire de la question raciale un sujet extra-social et surtout secondaire. Pour ce faire, rien de mieux que de citer Karl Marx dans Le Capital « La découverte des contrées aurifères et argentifères de l’Amérique, la réduction des indigènes en esclavage, leur enfouissement dans les mines ou leur extermination, les commencements de la conquête et le pillage aux Indes Orientales, la transformation de l’Afrique en une sorte de garenne commerciale pour la chasse aux peaux noires, voilà les procédés idylliques d’accumulation primitive qui signalent l’ère capitaliste à son aurore. ». Karl Marx lui-même pointait du doigt cette impossible dissociation entre la question économique, l’émergence du capitalisme, et le rapport avec les populations non-blanches. Le capitalisme, que vous combattez aujourd’hui, n’a pu se former qu’en massacrant, spoliant, dominant et exploitant des populations non-blanches à travers le monde. La question raciale lui est intrinsèque. Ne pas vouloir l’aborder, c’est préserver le capitalisme.
Aujourd’hui encore ce système se perpétue à travers cette domination raciale, et touche encore plus durement les populations non-blanches. Pourtant, alors qu’à plusieurs reprises divers acteurs des mouvements sociaux actuels, qui rassemblent cheminots, étudiants, profs, postiers, soignants, appellent à la convergence, des grands absents se font remarquer. Des populations qui n’étaient déjà pas là lors des précédentes mobilisations, comme à Nuit Debout par exemple . Ce sont les populations « issues de l’immigration » postcoloniale, les populations des « quartiers populaires » : les indigènes. Si elles n’étaient pas là, ce n’est pas parce que ce sont des populations impossibles à mobiliser comme l’ont sous-entendu certaines fractions de l’extrême-gauche blanche, brandissant le caractère contre-révolutionnaire qu’aurait le lumpenprolétariat. Nous, décoloniaux, nous préférons nous ranger du côté de Frantz Fanon, en faisant du lumpenprolétariat l’une des forces les plus radicalement révolutionnaires des peuples colonisés.
Au sein de l’antiracisme politique nous avons déjà montré à plusieurs reprises que les indigènes étaient mobilisables, mais surtout déjà mobilisés. Les mobilisations portées par l’Etoile Nord-Africaines, les luttes des travailleurs immigrés comme le Mouvement des Travailleurs Arabes et sa « grève générale » contre le racisme de 1973, Les comités de Palestine au début des années 70, la marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, le comité national contre la double peine et le Mouvement de l’Immigration et des Banlieues, la marche du 23 mai 1998 pour honorer les luttes des victimes de l’esclavage colonial et qui a réuni 40 000 personnes, les « émeutes » de 2005 et l’appel des Indigènes de la République qui a suivi, la manifestation de soutien pour la Guadeloupe en 21 février 2009 qui a réuni 30 000 personnes, les Marches de la Dignité et l’effervescence actuelle du milieu antiraciste décolonial. Autant de preuves que les indigènes de France constituent une force politique s’emparant des problématiques qui sont les siennes.
Donc ce n’est pas ça le problème. Si les indigènes n’étaient pas là, c’était simplement parce qu’ils sentaient que ces mobilisations ne les concernaient pas. Attention, notez bien la différence, ce ne sont pas les réformes gouvernementales qui ne les concernaient pas, au contraire, ils en étaient les premiers ciblés. Ce sont bien les mobilisations, le mouvement social tel qu’il s’est organisé, les revendications telles qu’elles ont été portées, et les enjeux qui ont été brandis. Pour le dire simplement, les mots d’ordre du mouvement social les excluaient eux et leurs intérêts vis-vis du racisme d’état. Ils ont senti, de manière légitime, que les questions qui les préoccupaient n’étaient pas ou peu abordées, et que ce qui représentait pour eux une priorité, était relégué à des questions secondaires. Ils sentaient bien que lorsque la gauche blanche faisait des appels du pied en direction des quartiers populaires elle ne demandait pas une convergence des luttes, mais une convergence vers ses luttes. C’est une chose que nous refusons.
Comme l’a écrit Aimé Césaire à Maurice Thorez, ce que nous voulons « c’est que marxisme et communisme soient mis au service des peuples noirs, et non les peuples noirs au service du marxisme et du communisme. » Surtout, cette gauche blanche qui s’auto-congratule de défendre des valeurs humanistes, égalitaires et universelles, semble nier une de ses principales caractéristiques : son racisme. Si les indigènes ne rejoignent pas en masse les mouvements de la gauche, alors même qu’ils en auraient intérêt, c’est tout simplement parce qu’ils ont bien conscience que malgré toutes ses déclarations grandiloquentes, elle n’en reste pas moins aveugle au racisme de leur vie quotidienne. Ces propos peuvent surement surprendre beaucoup de personnes ici présentes, je vous invite donc, une fois cette conférence terminée, à vous intéresser à l’histoire de cette gauche occidentale, et notamment son rôle dans la colonisation. Beaucoup de références les plus radicales de la gauche blanche étaient imprégnées d’idées racistes. Aujourd’hui encore elle n’arrive pas à se dépêtrer de ça, en témoigne les premiers rôles qu’elle a joué, et qu’elle joue encore, dans les campagnes islamophobes, sous des prétextes de laïcité ou de féminisme. Cette gauche blanche, suintante de paternalisme occidental – ou plutôt de « fraternalisme » pour reprendre le néologisme d’Aimé Césaire – justifie son racisme par sa noble volonté de nous « émanciper ». Trop aimable.
Il est important, si vous souhaitez réellement voir cette convergence se réaliser sur certaines luttes communes, de ne pas répéter ces erreurs et d’écouter ce que l’antiracisme politique, les groupes décoloniaux, les quartiers populaires, les luttes pour les populations immigrées et postcoloniales, ont à vous dire. Il est important pour cela de respecter notre autonomie politique. Il est aussi important de vous dire que nous ne sommes pas là pour quémander, et que vous avez tout intérêt, si vous souhaitez voir vos luttes se concrétiser, de tendre l’oreille. Car vous ne pourrez rien faire sans nous.
Parlons tout d’abord d’une chose qui vous concerne davantage ici : le monde académique. Si vous êtes là, à bloquer les facs, c’est pour lutter contre les réformes que mène le gouvernement Macron sur le fonctionnement des universités, et notamment la sélection. Bien sûr vous n’êtes pas dupes et vous savez que cela ne va pas s’arrêter là, ce gouvernement va prendre le même chemin que les précédents pour saper le modèle universitaire français, le rendre plus élitiste et utile aux besoins du capital. Encore une fois, les premières victimes de ces réformes seront les indigènes. Bien entendu les indigènes ne sont plus totalement exclus du monde universitaire, et nombre d’entre nous pouvons mener de longues études supérieures. Reste que nous sommes sous-représentés dans ces études mais surtout notre mobilité sociale, une fois le diplôme obtenu, reste fortement limitée par la discrimination à l’embauche. Pour le même niveau d’étude, un Blanc sera toujours préféré à un indigène. Enfin, cette sélection à l’entrée des universalités pénalisera en premier lieu les classes populaires, et nous savons que si toutes les classes populaires ne sont pas non-blanches, un grand nombre de non-blancs font partie des classes populaires.
Parlons maintenant plus spécifiquement du monde du travail. Dans un article publié le 3 avril dernier, le Parti des Indigènes de la République a exprimé son soutien aux grévistes . Si cela peut paraître étonnant pour des personnes qui séparent le « social » et le « racial », nous, nous savons que les deux sont imbriqués et que les premières victimes de ces mesures seront les non-Blancs. Macron, président des riches, a décidé de s’en prendre à la classe ouvrière, classe ouvrière elle-même fortement indigénisée. Pire encore, pour paraphraser la célèbre phrase de Flora Tristan, nous pouvons dire que les prolétaires indigènes sont les prolétaires des prolétaires blancs. « La France d’en dessous la « France d’en bas » », pour reprendre les mots d’Houria Bouteldja. Ils se retrouvent tout en bas de l’échelle sociale, que ce soit en temps de crise comme en temps de prospérité, « Os à vie », comme disait Abdel Malek Sayad. Victimes en première ligne de l’arbitraire du système capitaliste, ils sont aussi les moins armés pour se défendre et les moins protégés.
Nous pouvons citer l’exemple des Chibanis de la SNCF qui ont été engagés avec un statut moins favorable que les cheminots français et qui ont dû batailler pendant de longues années pour faire condamner la SNCF. Ils n’ont eu pratiquement aucune aide de la part de la gauche blanche, ils n’ont pu compter quasiment que sur eux-mêmes. Et ce n’est pas la première fois, déjà au début des années 80, les travailleurs immigrés de Talbot-Citroën avaient pu remarquer cette animosité de la classe ouvrière blanche à leur égard. Il faut ajouter à cela que si nous soutenons ces grèves qui menacent les conditions de travail mais aussi l’emploi de nombreuses personnes, il ne faut pas oublier tout d’abord que les indigènes ont une possibilité moindre de mener des grèves. En effet, ils occupent souvent des emplois précaires, que ce soit de l’intérim ou des postes contractuels, se mettre en grève est donc bien plus difficile pour eux. Mais surtout, il ne faut pas oublier que beaucoup d’indigènes n’ont tout simplement pas d’emploi. Si les quartiers populaires ne se sentent pas concernés par ces grèves et ne convergent pas, c’est en grande partie parce qu’ils sont déjà grandement touchés par le chômage, leur inquiétude n’est donc pas de garder leur emploi, mais d’en trouver un, même précaire.
Pour le moment je n’ai abordé que les sujets qui sont actuellement discutés dans le mouvement social et j’ai cherché à montrer les liens qui existent avec la question raciale. C’est-à-dire que pour l’instant je n’ai parlé que des luttes que vous menez déjà contre les réformes néo-libérales, en tentant de vous expliquer pourquoi vous aviez intérêt à intégrer la question raciale dans votre grille d’analyse. Maintenant, si vous et moi voulons réellement « converger » comme vous dites, il nous faut aborder les thématiques qui sont pour nous essentielles et qui nous touchent nous, non-Blancs, plus spécifiquement. Il nous faut aborder les sujets qui nous concernent, les luttes que nous menons de manière autonome et que vous devez soutenir. Car il ne peut avoir convergence que si nous sommes sur un pied d’égalité. Cela exige que nous nous constituions en une force politique autonome. Deux points cruciaux pour nous : le racisme d’Etat et l’impérialisme. C’est sur ces thèmes que se mobilisent en priorité les indigènes, parce qu’ils sont directement reliés à leur condition.
Pour ce qui est du racisme d’Etat, nous avons déjà commencé à en parler avec le marché du travail et le système éducatif, deux sujets qui vous touchent aussi mais sans que beaucoup n’en perçoivent l’aspect racial. Nous pouvons en dire de même pour les violences policières. Je serais malhonnête si je disais que la Police ne réprime pas fortement les mobilisations sociales. Nous avons pu voir ces images de policiers pénétrant dans les facultés occupées et tabassant des étudiants ; quand ce ne sont pas des flics, ce sont des militants d’extrême droite. Et nous pensons bien sûr aussi à des militants comme Rémi Fraisse. Cela dit, il ne faut pas aller trop loin dans l’analogie entre les violences policières durant les mobilisations sociales et celles dans les quartiers populaires, tout simplement parce que celles dans les quartiers populaires durent toute l’année, et ses habitants n’ont pas besoin de manifester une quelconque révolte envers le système pour voir les flics les tabasser ou, pire, les tuer. Autrement dit, vous êtes violentés par la police pour ce que vous faites, les Noirs et les Arabes sont eux violentés pour ce qu’ils sont. Différence cruciale.
Nous devions faire notre intervention à Tolbiac, celle-ci avait décidé de s’appeler la Commune Libre de Tolbiac, et je sais que cette expérience révolutionnaire de la Commune de Paris vous est chère, j’aimerais donc faire référence à celle-ci et citer un de ses acteurs important : Benoît Malon. Nous savons tous avec quelle cruauté a été réprimée la Commune et comment ont été massacrés les communards, mais Malon a fait un commentaire extrêmement important sur ces violences. Il a relié et expliqué la férocité de cette répression à celle que subissaient au même moment les peuples colonisés, je le cite : « Les gouvernants français ont depuis quarante ans développé chez les soldats de la France cette férocité nécessaire pour accomplir ce que les bourreaux des peuples appellent le rétablissement de l’ordre, cela en vouant la belle et malheureuse race arabe à la plus révoltante spoliation et la plus odieuse extermination. En effet, quand ils ont porté pendant quelques années l’incendie dans les villages algériens, le massacre dans les tribus, les soldats sont aptes à ensanglanter les rues de nos villes. Tous les généraux versaillais sont de cette école ».
Autrement dit, en plus de subir un contrôle social particulièrement violent afin de contenir leurs révoltes, les indigènes ont toujours été les corps sur lesquels l’Etat améliore son arsenal technique répressif, qu’ils vont ensuite exercer sur les populations blanches lorsqu’elles se rebellent. Ce mécanisme est encore appliqué dans les quartiers populaires où se trouvent principalement les indigènes aujourd’hui, dans les guerres et les politiques impérialistes, notamment en Afrique. Comprenez donc que ce que vous subissez aujourd’hui de la part de la police, les non-blancs le subissent depuis des années et chaque jour dans leurs quartiers. Pour faire un autre parallèle, nombreux sont les militants de la gauche blanche à s’indigner sur la violence qui s’abat sur la Zad de Notre-Dame-des-Landes. Je ne cherche pas ici à minorer celle-ci ni à dire qu’elle ne mérite pas qu’on la condamne, je m’étonne juste de voir que les quartiers populaires ne bénéficient pas du même soutien. Pourtant ces quartiers populaires sont aussi des « zones » que les indigènes défendent et que vous devez soutenir. Plus concrètement, lorsque vous condamnez les répressions policières, il est nécessaire de ne pas limiter ces condamnations à celles qui se réalisent durant les mobilisations mais de parler aussi de celles que subissent quotidiennement les indigènes et plus spécifiquement les habitants des quartiers populaires.
Ce n’est pas qu’avec la police que les non-blancs subissent un traitement exceptionnel, c’est le cas aussi avec la Justice. La gauche blanche a souvent fait une critique très pertinente du système judiciaire et pénitentiaire, soulignant le caractère ironiquement injuste de la Justice française puisqu’elle procédait à une justice de classe. C’est vrai. Mais elle procède aussi à une justice de race, en témoigne le nombre important de musulmans dans les prisons ; à peu près 60% des détenus le sont, alors que les musulmans représentent seulement 8% environ de la population française. Ce genre de chiffres se retrouve également aux États-Unis où il y a une sur proportion de non-blancs incarcérés. Ce chiffre est directement dû à la répression policière qui sévit dans les quartiers populaires, comme nous venons de le voir, mais elle a pris encore plus d’ampleur avec l’Etat d’urgence et les lois d’exception établies pour lutter supposément contre le terrorisme. Bien sûr, nombreux sont les acteurs de la gauche blanche à se scandaliser du caractère liberticide de ces lois qui, sous des prétextes fallacieux de sécurité, permettent avant tout un plus grand contrôle corps social et une plus grande liberté pour les services de police et de renseignements. Mais peu ont souligné le caractère fondamentalement racial et plus particulièrement islamophobe de ces lois d’exception qui offrent un plus grand contrôle du corps social des non-blancs, et en premier lieu des musulmans. Très peu sont les militants qui se sont indignés pour les 4300 familles musulmanes perquisitionnées dans des conditions traumatisantes, et de façon totalement arbitraire puisque seulement 20 de ces perquisitions, soit 0,43%, ont amené à l’ouverture d’une enquête.
Encore une fois, il est nécessaire d’aller au bout des critiques à l’encontre du système judiciaire et de l’Etat d’urgence, et d’en souligner le caractère raciste, si vous souhaitez vous faire entendre par les indigènes de France, car ce sont des sujets qui les touchent directement, qui les préoccupent. Ce sont des priorités pour nous. Les noirs se mobilisent contre la negrophobie, la françafrique, et pour les réparations. Les familles de victimes de crimes policiers racistes se mobilisent pour obtenir justice. Les musulmans se mobilisent pour lutter contre l’islamophobie qui empoisonne leur quotidien. Un indigène ira effectivement parfois, mais peu souvent, dans les manifestations pour les retraites, contre le chômage ou pour de meilleures conditions au travail. Quand bien même cet indigène a un emploi précaire et occupe un logis indécent. En revanche, il ira plus certainement à une manifestation contre le racisme, car il sait que sa condition d’exploité, ou de précaire, ou de mal logé, est entièrement reliée à son identité d’indigène. Mais surtout, peu importe son statut social, son degré d’intégration, son niveau de diplôme ou je ne sais quoi, un indigène reste avant tout un indigène. Occuper le poste de ministre de la Justice n’a pas permis à Christiane Taubira d’éviter les insultes racistes, être députée n’a pas empêché Danièle Obono de devoir prouver à quel point elle est intégrée. La question raciale traverse donc tous les non-Blancs, des moins socialement affaiblis aux plus affaiblis.
Dernier point, l’anti-impérialisme, dans lequel j’intègre les questions anticoloniales et décoloniales. Questions essentielles, car l’opulence occidentale actuelle a été, comme dit Frantz Fanon, « bâtie sur le dos des esclaves, elle s’est nourrie du sang des esclaves, elle vient en droite ligne du sol et du sous-sol de ce monde sous-développé. Le bien-être et le progrès de l’Europe ont été bâtis avec la sueur et les cadavres des nègres, des Arabes, des Indiens et des Jaunes. Cela, nous décidons de ne plus l’oublier. ». Cette situation persiste. Je ne pense pas avoir besoin de vous rappeler que l’impérialisme français se porte très bien puisqu’il a des forces militaires présentes dans le monde, principalement en Afrique et au Moyen-Orient. Outre son impérialisme, la France reste aujourd’hui encore une puissance coloniale et post-coloniale. Elle se targue d’avoir l’un des plus grands domaines maritimes, mais elle ne doit cela qu’à ses colonies encore en sa possession : La Martinique, la Guadeloupe, la Réunion, la Guyane et la Kanaky. Autant de pseudos départements et territoires d’Outre-Mer qui font l’objet, dans les faits, d’un traitement colonial de la part de la France. À ce titre, d’ailleurs au mois de novembre prochain va se dérouler un référendum sur l’autodétermination de la Kanaky, c’est notre devoir à tous de soutenir le peuple kanak qui se bat fièrement face à un Etat qui fait tout pour préserver son empire colonial.
Mais même dans les pays officiellement décolonisés la France exerce une domination postcoloniale en s’ingérant notamment dans les affaires de nations étrangères. Que ce soit militairement, comme au Mali, au Niger ou en encore en Irak, mais aussi économiquement, le franc CFA étant la meilleure illustration de cette Françafrique qui persiste. Il manque cruellement d’un mouvement anti-impérialiste, ou au moins d’un mouvement anti-guerre fort en France qui pourrait tenir des positions simples mais essentielles : fin de l’impérialisme français, retrait de toutes les forces militaires présentes à l’étranger, fin du soutien aux divers régimes dictatoriaux, fin du franc CFA et fin de la Françafrique. Seuls les mouvements antiracistes et décoloniaux mènent encore activement ces combats dans les pays du Nord. Mais pour nous cela ne se limite pas seulement à la fin des opérations actuelles, nous demandons aussi la reconnaissance par la France et les puissances occidentales de leurs crimes passés et, en plus de cette exigence que l’on ne doit pas minorer, nous exigeons des réparations .
Ces revendications ne doivent pas être négligées, elles sont importantes si vous souhaitez voir les non-Blancs vous manifester de l’intérêt. Car les indigènes de France se mobilisent déjà très fortement sur ces questions. Ils ne sont pas dupes, ils voient directement le lien entre l’impérialisme français qui pille les pays du sud, pays avec lesquels ils gardent encore des attaches, et la situation qu’ils vivent en France. Ils savent qu’au Nord, ils sont le Sud et qu’ils sont traités comme tel. Ils savent qu’ils partagent un ennemi commun avec les peuples du sud : l’impérialisme occidental, la férocité blanche. C’est ce qui explique ce soutien inconditionnel de la part des indigènes pour les pays du sud et en particulier pour la cause palestinienne. Il y a eu un reportage malhonnête il y a quelques jours de la part du journal Quotidien à l’encontre de Tolbiac, accusant ses militants d’être antisémites, je veux pour ma part féliciter la militante qui a répondu aux questions du journaliste et qui n’a pas cédé. Elle a refusé de faire la confusion entre antisionisme et antisémitisme et a affirmé son soutien à la cause palestinienne. C’est ce genre de position qui va participer à établir un lien entre vous et nous.
Car pour nous la question palestinienne, comme d’autres luttes d’indépendance, est une cause incontournable sur laquelle nous refusons de transiger. Refuser d’avoir une position anti-impérialiste, refuser de soutenir la cause palestinienne, refuser de soutenir les luttes panafricaines, refuser de soutenir les groupes d’indépendance – quand bien même ils ne correspondraient pas à votre idéal, quand bien même ils ne répondraient pas à vos attentes, quand bien même ils n’empruntent pas le chemin que vous auriez voulu – c’est refuser de soutenir les indigènes du Nord. Nous sommes profondément liés à nos frères et sœurs du Sud. Les défendre, c’est nous défendre. Affirmer leur droit d’exister, c’est affirmer notre droit d’exister. Lutter pour leur autonomie, c’est lutter pour la nôtre. Comme le dit le grand Sadri Khiari à propos de la lutte palestinienne, citation que l’on pourrait adapter pour les autres luttes des pays du Sud, : « Soutenir les Palestiniens, c’est se soutenir soi-même, en tant qu’Arabes indigénisés. Proclamer, à la face du Blanc, « Je suis Arabe ! », « Je suis musulman ! », « Je soutiens les Arabes parce qu’ils sont Arabes et les musulmans parce qu’ils sont musulmans ! », ce n’est pas essentiellement défendre une « ethnie » ; c’est dire : « Nous, les peuples victimes du racisme et du colonialisme, nous sommes unis par un destin commun. » C’est une proclamation éminemment politique. ».
Il est indispensable que vous compreniez et que vous souteniez cette proclamation qui est la nôtre, ainsi que notre autonomie politique. Mais s’il faut que vous adoptiez des positions foncièrement anti-impérialistes et décoloniales, ce n’est pas seulement pour nous plaire, vous devez aussi comprendre que vous avez intérêt vous-même à lutter contre l’impérialisme réel. Vous avez manifesté à plusieurs reprises votre envie de voir s’effondrer le système capitaliste. Vous devez donc savoir qu’il ne s’effondrera jamais avant que les pays du Sud ne soient totalement libérés du joug occidental, y compris du vôtre.
Il n’y aura jamais la révolution mondiale que vous attendez si impatiemment si vous ne décentrez pas enfin votre regard et comprenez que la révolte ne viendra pas que de vous, mais des peuples du Sud. Le feu révolutionnaire se trouve chez les indigènes. À travers leurs mobilisations, ils remettent en cause l’ensemble de la modernité occidentale, et, comme le disait Frantz Fanon, ils proposent que « (…) Pour l’Europe, pour nous-mêmes et pour l’humanité, camarades, il faut faire peau neuve, développer une pensée neuve, tenter de mettre sur pied un homme neuf ».
Pour terminer, je voudrais parler d’une conférence internationale qui va se dérouler sur plusieurs jours les 4, 5 et 6 mai 2018 à la bourse du travail de Saint-Denis : Le Bandung du Nord. Cet évènement, contre l’impérialisme, pour la justice et pour la dignité, le hasard du calendrier fait qu’il s’annonce déjà historique : les indigènes vivant dans le monde occidental, le Sud du Nord, les populations issues de l’histoire coloniale, de l’esclavage et qui vivent actuellement dans les anciennes métropoles coloniales vont se réunir et discuter de la meilleure façon de s’unir et de lutter efficacement contre le racisme d’Etat. Le 5 mai, au même moment, des personnalités importantes de la gauche blanche, emmenées par François Ruffin, organisent un rassemblement pour, comme ils disent « faire la fête à Macron », tout en appelant à la convergence des luttes, sans jamais mentionner les nôtres. Le samedi 5 mai l’image sera forte, nous aurons une divergence des luttes avec d’un côté une gauche blanche qui va, je cite, « essayer quelque chose », et de l’autre côté, à Saint-Denis les indigènes qui vont se réunir pour exister politiquement, pour constituer une force politique qui va agiter le champ politique blanc. Alors je vous pose la question : Où serez-vous quand l’heure de nous-même, les damnés de la terre, sonnera ?
Car elle va bientôt sonner, Insha’Allah.
Wissam Xelka, membre du PIR