A lire, toute affaires cessantes....

Les bronzés font du ch’ti, entretien avec Dias et HK du MAP

Au Ministère des Affaires Populaires, on appelle un chat un chat, un SDF un SDF et un précaire un précaire, on évoque sans fausse pudeur l’islamophobie et le passé colonial de la France, on « accuse l’école de cultiver l’ignorance » sur ce passé, et on tape sans retenue sur « la gauche-caviar, maffieuse, paternaliste et vicieuse » ou sur des policiers qui « nous prennent pour des cobayes » et « se prennent pour des cow-boys ».

Pouvez-vous vous présenter rapidement ? Comment êtes vous venus à la musique ?

Saïd : On vient de la métropole lilloise. On est presque tous nés à Roubaix, il y a une trentaine d’années. On s’est rencontré quand on était adolescent. Kaddour, que je connais depuis l’enfance puisqu’on est cousin, nous ramenait des textes qu’il écrivait, un peu sociaux. On les rappait, et on a commencé à jouer un peu. Franchement, ça ne me parlait pas spécialement, au début… Ce qui m’intéressait, c’était de jouer au foot. C’était il y a 16 ou 17 ans : le début d’IAM, « le Monde de Demain » de NTM, tout le monde ne vibrait pas encore pour le hip-hop. On était aussi branché musique black, on avait des cassettes pirates qui venaient des USA, on avait des connexions, comme ça. Et nos grands frères kiffaient la soul, James Brown notamment, et le funk. On allait dans les soirées new-jack…

Vous trouviez quoi dans la musique black ? L’aspect festif, quelque chose de politique ?

Kaddour : Tu avais les deux dimensions en même temps, à cette époque. Tu ne pouvais pas les séparer. Même « Don’t push me cuz I’m close to the Edge (1) » : c’était une musique sur laquelle tout le monde dansait, mais le mec te faisait passer un message. C’est une histoire mêlée. À la maison, mes grands frères et mes grandes sœurs écoutaient Bob Marley 24 heures sur 24, c’était pareil : Bob, ça te faisait danser, mais c’était engagé. À cette époque, la question ne se posait pas. Tu avais bien une petite guéguerre entre hip-hop et new-jack, mais c’est tout. La séparation est venue après : plus tard, tu étais soit commercial, soit underground…

S. : C’est aussi qu’on a été rattrapé par une autre réalité. Quand tu as 16 piges, tu es léger. Tu as des soucis, tu as les contrôles de police au faciès, mais ça te passe un peu au-dessus, tu essayes de penser à autre chose. Mais quand tu as 20 piges, la réalité te rattrape, tu t’aperçois que ce que tu vis, c’est l’injustice, tu t’aperçois que tu vis des choses que les autres ne vivent pas, tu t’aperçois que t’es d’un côté de la barrière… Et finalement tu te rends compte que tu as un outil, le rap, dans lequel tout est déjà là, de manière inconsciente. Tu baignes là-dedans, en fait… Même un mec comme James Brown, il commence alors à prendre une autre importance. La dimension politique, c’est à ce moment-là que tu la prends en pleine gueule. Tu attends d’avoir de la lucidité, tu attends d’avoir de la maturité pour pouvoir réellement le comprendre. Après, seulement, tu te dis « Putain, mais c’est donc de ça qu’ils parlaient, ces mecs. Et cet outil, le rap, ces mecs, IAM, NTM, finalement, ce qu’ils racontent, c’est ce que je vis… Moi aussi, j’aime faire ce qu’ils font, artistiquement ça me plaît. Moi aussi j’ai envie de réagir, moi aussi j’ai envie de raconter mes petites histoires, moi aussi j’ai envie de raconter ce qui me dérange, moi aussi j’ai envie de raconter ce qui m’énerve ».

Et donc, c’est vers cet âge-là, 20 ans, que vous commencez à rapper ?

S. : Oui, c’est ça. Dans le quartier, tu avais des concerts, tu avais des ateliers MAO (2)… tu fais comme tout le monde, comme les gens autour de toi qui aiment le rap. C’est une expression politique, mais il y a aussi une notion de plaisir. C’est aussi quelque chose d’artistique, d’esthétique, parce que c’est joli de débiter sur un rythme, de faire des freestyle. Que tu le fasses bien ou que tu ne le fasses pas bien, peu importe. Il y a un plaisir là-dedans. C’est aussi un moyen de se rassembler. Ça démystifie un peu le truc : tu n’es pas né avec les crocs et la rage jusque-là, c’est aussi un plaisir. Faire des freestyle, faire des soirées rap entre potes, dans le quartier, sous un arrêt de bus, où chacun va rapper, c’est quelque chose d’agréable.

K. : Il faut savoir jouer avec la fête et la lutte, vivre et te battre. Tu ne peux pas faire que te battre, mais tu ne peux pas passer ta vie à faire que vivre. Tu retrouves ça dans le groupe, dans les spectacles : tu as des moments où on essaie d’être festif, mais les textes sont toujours là, parce que l’époque le nécessite, que tu ne peux pas passer sous silence ce que tu vis.

S. : C’est une question de survie… Si tu ne prends pas un peu de plaisir dans la vie, t’es foutu. Et le plaisir, faut aller le chercher aussi. Tu vas le chercher dans la musique, en rencontrant des gens… La musique ça sert aussi à ça : ça sert à faire des rencontres artistiques, ça sert à rencontrer des gens.

Parmi vos influences, vous avez déjà parlé des premiers groupes de hip-hop, de la musique black, de Bob Marley. Mais il y a une autre influence très présente dans votre musique, c’est la chanson française. Vous citez Brel dans Balle Populaire, et vous reprenez son Amsterdam sur scène. Vous avez aussi adapté Hexagone de Renaud et En haut de l’Affiche d’Aznavour. Enfin, dans Donnez nous du vrai, vous vous en prenez aux « chanteurs en bois et en plastique » que nous assènent la radio et la télévision, en leur opposant une musique populaire plus « vraie, naturelle, bio, hallal », et vous citez Marley, IAM et Aznavour…

K. : Je prendrais plus Brel qu’Aznavour… Aznavour, j’ai découvert ça par un copain, qui n’arrêtait pas de nous soûler en chantant La Bohème. Il était un peu marginal, en vérité, parce que c’était un peu la honte, quand même, de chanter ça. Mais je connaissais cette chanson-là, du coup. Et j’ai découvert plein d’autres chanteurs, Brel, Brassens… Tu sais qu’ils existent depuis longtemps, et à un moment, tu t’arrêtes dessus. C’est un long trajet : tu apprends à écouter, tu apprends à reconnaître le talent là où il est. Tu te rends compte que dans cette musique, qui n’est pas la nôtre, qui n’est pas celle avec laquelle on a grandi, tu as aussi de grands artistes. Nos influences, c’est le fruit de tout ça, des choses qui gravitaient autour de nous à la maison, à la radio… C’est aussi ça, la chanson populaire. Il y a des trucs qui étaient plus à notre portée, qui étaient plus de notre époque, et puis il y avait ce qu’écoutaient nos parents : la musique populaire arabe, le chaabi… Mais ma mère aimait bien Brel et Piaf, aussi. On a entendu ces choses-là, et c’est resté.

Quand on parle de culture populaire, on la pense souvent par opposition ou par contraste avec son contraire : la « culture légitime », celle de l’école… Quel rapport avez-vous eu avec cette culture-là ? Fascination, rejet ?

K. : Franchement, ni l’un ni l’autre. Dire que tout est pourri, dans la culture populaire française, ce serait reprendre le même schéma que ceux qui disent que tout est pourri dans le rap. Tu as des grands auteurs… Et nous, on a la chance d’avoir été à l’école, on a plus ou moins suivi les cours de français, on a entendu parler de Hugo, de Zola… C’est vrai qu’à une époque, ça faisait bien, dans le rap, de dire « oui, moi je lis Hugo », et de le citer dans tes chansons. Ça permettait de faire genre « ah, voilà un rappeur cultivé ».
Mais aujourd’hui, on a réussi à dépasser tout ça. Aujourd’hui, on a notre culture, et on en est fier. On peut parler d’IAM, d’Akhenaton, des phrases qu’il a pu sortir, de Marley… C’est aussi pour ça qu’on reprend des chansons chaabi, qui sont le témoignage de toute une histoire, ou qu’on reprend des poètes d’Algériens, comme Kateb Yacine. C’est notre culture. Aujourd’hui, je ne vais pas essayer de te citer Hugo, je vais te citer Marley, et les autres, parce que maintenant, on a conscience que cette culture-là, c’est une grande culture. C’est notre force, et surtout, elle ne vaut pas moins que l’autre culture, la culture instituée, celle qui est officiellement reconnue comme étant LA culture.

Tu dis qu’aujourd’hui les complexes ou la fascination sont dépassés, mais au départ, en ce qui vous concerne, comment vous êtes vous situés ? Les rappeurs qui citaient Hugo, vous en étiez ? Vous vous moquiez d’eux ?

K. : Ni l’un ni l’autre, vraiment. Je me souviens simplement des copies de français que je rendais à l’époque, quand j’étais en troisième. Il y avait comme une barrière, une incompréhension. Je pensais avoir cartonné, et le prof me mettait 3. C’était peut-être révélateur qu’on était dans des univers parallèles, on était chacun dans notre monde. Quand tu arrives à l’école, tu crois bien faire… Je fais mes devoirs, et le prof rend la copie, avec écrit « rien compris »… Je n’ai jamais eu envie ou besoin de dénigrer le truc, mais je n’ai jamais eu de fascination pour ce qu’on nous apprenait à l’école. On arrivait à l’école et on entrait dans le monde de l’école, on rentrait au quartier, et c’était le monde du quartier.

Dans votre musique, dans votre écriture, il y a quelque chose qui me paraît très ancré dans la culture populaire, c’est le fait que vous ne traitez pas de « grands sujets », comme l’Amour avec un grand A, ou le tragique de l’existence avec un grand T et un grand E. Vous racontez des histoires très simples, triviales, ancrées dans une réalité très concrète et très quotidienne.

S. : Quand on a commencé à réfléchir à un nom, Ministère des Affaires Populaires est venu assez vite. Ça évoque deux choses : il y a d’abord l’idée que ça appartient au peuple, mais « Ministère » amène aussi l’idée de la domination, parce que qui dit populaire dit classes populaires, classes dominées, classes pauvres, classes nombreuses… Ça évoque des gens qui nous ressemblent, parce que notre musique, elle est inspirée par ce qu’on voit, par les gens qu’on rencontre, par notre famille, nos voisins, nos connaissances. C’est simple : quand je suis en phase d’écriture, je sors me balader dans mon quartier, et je pars de ce que je vois. On est à la fois dans la chronique de terrain et dans la dénonciation. Et il nous arrive aussi d’être dans le second degré. On parlait de nos influences musicales, mais on est aussi les héritiers de Guignol, un guignol d’aujourd’hui : on met en scène notre réalité, on met en scène les politiques, avec les petites gens autour, quand on fait les « youyous » par exemple (3)… Il y a un côté bouffonnerie, au sens politique du terme.

Votre approche est aussi populaire dans le sens où vous parlez beaucoup de vous mêmes, de votre identité. Un discours auto-centré, entre autoportrait (« voilà ce que je suis »), avertissement (« ne me prenez pas pour ce que je ne suis pas ») et revendication (« je suis ce que je suis, et tant pis si ça vous dérange »). Quelque chose qu’on retrouve dans de nombreuses formes artistiques populaires, aussi bien dans le rap que dans le reggae, chez Bob Marley, Peter Tosh…

K. : Ça, c’est le fruit de toute une histoire, une histoire bien connue. Celle de la « marche de l’égalité », devenue « la marche des beurs ». Le PS et SOS-Racisme ont mis sous tutelle des gens qui voulaient dire eux-mêmes, qui voulaient crier « attention, on est là, on proclame et on réclame l’égalité ». Et au final, c’est devenu « Touche pas à mon pote » : des gens qui venaient des partis, des associations, venaient parler des petits arabes et des petits noirs, en disant à la société de ne pas y toucher… Comme s’ils ne savaient pas le dire eux-mêmes. Le premier besoin que tu as, quand tu viens de là, c’est de dire « je ». « Je me définis moi-même, ce n’est pas toi qui vas me définir ». Nous, on a passé notre jeunesse à voir des gens parler de nous à la télé. C’est marrant que l’histoire retienne que Fadela Amara est passée chez Sarkozy. Quand elle parlait des cités, elle parlait du violeur terroriste qui enferme sa femme, et qui bat sa sœur, ou vice-versa. On se disait « mais putain, je suis ça moi ? ». Et au final, quand tu entends ça, tu n’as même plus envie de te fréquenter toi-même, tu te dis que tu es un salaud. Donc, tu as besoin de remettre les choses en place et de dire « voilà, nous, nous sommes ça… ».

S. : C’est une question de dignité, un sursaut d’orgueil. On est dans une société qui nie complètement l’histoire de nos parents. C’est le trou noir. Ces gens qui sont ceux qui comptent, qui sont les plus importants dans ta vie, les gens qui t’ont construit, les gens qui t’aiment, les gens qui te nourrissent, on les méprise. Et tous les gens qui te ressemblent a priori, dans ce monde, on les méprise : les Palestiniens, les Africains… On est vraiment des terroristes, des ramasse-poussière ? Quand tu te poses ces questions d’identité, tu les poses aussi en termes de lutte des classes, et de lutte tout court. Tu choisis ton camp, tu affirmes dans quel camp tu es. Tu t’identifies clairement, ce qui te permet aussi d’identifier clairement tes ennemis. À l’heure où Sarkozy et Hortefeux, BHL, Finkielkraut, Max Gallo… se battent pour l’identité française, c’est important. On a une chanson là-dessus dans le prochain album, le titre est clair : « Faudra faire avec ». Si tu demandes la nationalité française, même si tu vis en France depuis que tu es gamin, que tu as travaillé toute ta vie en France, on va te demander si tu parles l’arabe à tes enfants, à ta famille… Comme si c’était quelque chose de négatif, comme si c’était quelque chose de pas français. Comme si c’était mauvais pour la France, comme si ça représentait un danger, c’est humiliant et insultant. Quand tu vis tout ça, dire « je suis comme ça, il faudra faire avec », c’est une question de dignité.

K. : Ces gens-là n’ont pas compris que l’identité française, c’est une identité en mouvement. Ils ont une vision figée de l’identité de ce pays. Ils en sont encore à avoir peur de nous, les « nouveaux barbares » qui arrivons avec notre culture, notre langue, notre religion… Aujourd’hui, si tu veux parler de l’histoire de France, tu dois parler de l’histoire de tous les Français, y compris de la nôtre. Notre histoire, c’est aussi l’histoire qui nous a amenés à être français, c’est l’histoire de nos parents, de la colonisation. Mais c’est l’histoire de la colonisation vue du côté de l’indigène aussi. Ils ont peur qu’on change l’identité française, parce qu’ils n’ont pas compris qu’on est déjà au-delà de ça, que l’identité française a changé, de fait, parce que quelqu’un qui vient, vient avec son identité. Ils voudraient que tu sois invisible. Si tu ne peux pas être invisible, ils voudraient au moins que tu oublies toute cette histoire que tu traînes derrière toi. Ils voudraient pouvoir imposer l’identité française, c’est-à-dire t’imposer ton identité, te dire « voilà ce que tu es », et tu devrais l’accepter, tu devrais répondre « oui monsieur, je ne parle pas arabe, d’ailleurs je ne connais pas ces gens-là, je ne les fréquente pas moi-même ».
Et donc dire « je suis ça », c’est être un témoin pour l’histoire. « Nous sommes là, nous existons. » Nous, nous avons la chance d’être un petit peu porte-voix, d’avoir une audience. On peut dire « cette histoire, l’histoire de nos parents, elle existe, et notre histoire qui prend la suite, elle existe, et elle fait partie de l’histoire commune de ce pays ». On est dans des sociétés mondialisées. Ça m’emmerde d’avoir des réflexions qui restent nationales.

Cette identité particulière, vous la déclinez dans plusieurs titres, notamment dans Manich Mena, où vous vous revendiquez fils d’immigrés et où vous rendez hommage à vos parents. Et puis dans Lillo, avec toute une litanie de marqueurs identitaires multiples : « Chuis un Lillo », « un Ch’ti, un Chabert, un prolo ». Dans cette litanie, il y a un silence que je trouve tout aussi éloquent que les identités énoncées, parce que c’est LE marqueur identitaire unique et exclusif qui est exigé dès qu’il est question des classes populaires issues de l’immigration et de la colonisation. C’est « français ». Et ce qui est fort c’est que la question est tout simplement absente. La chanson parle de « ce pays où on m’rappelle que j’suis pas chez moi », mais au moment du refrain, là où il s’agit de s’autodéfinir, la question ne se pose même plus.

S. : C’est drôle parce que, justement, il y a eu des malentendus sur ce titre. Il y a des gens qui ont compris Lillo comme un hymne au Nord de la France. Alors que ce n’est pas du tout ça… C’est une chronique de terrain, ça parle d’identité, donc ça parle de classes. Si les gens se sont retrouvés dedans, c’est parce qu’on raconte ce qu’ils vivent, on raconte la vie d’immigrés dans le Nord. Donc si on veut parler d’hymne, il faudrait plutôt dire « hymne à la classe ouvrière », avec forcément sa forte dimension immigrée, et un ancrage local qui est le mien mais qui ne porte aucune fierté régionaliste.

K. : À une époque, on se revendiquait de n’être pas uniquement français, on disait : « je suis français ET algérien ». Et avant ça, je disais : « je suis algérien ». Mais aujourd’hui, ces histoires de frontières, de nations, de nationalismes quel qu’ils soient, ça m’emmerde. Même si par rapport à l’histoire de mes parents, le cœur m’attire du côté de l’Algérie. Mais quand on revient de notre tournée en Palestine, après tout ce qu’on y a vu, on se dit : « je suis Palestinien ». Et si demain on va ailleurs, on dira la même chose. Aujourd’hui, on se situe plus par rapport à des idéaux que par rapport à une histoire de frontière. Regarde la Marseillaise. Elle est sifflée au Stade de France quand l’équipe de France joue contre l’Algérie, ou dernièrement contre la Tunisie…

Ça aussi d’ailleurs, on peut le rattacher à la culture populaire : aller au stade et siffler l’équipe adverse…

K. : Oui, mais ce n’est pas anodin. Derrière, Sarkozy convoque le président de la Fédération Française de Foot, Laporte dit qu’on ne jouera plus contre les Arabes… Mais personne ne se demande pourquoi de jeunes français (et tu ne peux pas leur enlever ça, c’est écrit sur leurs papiers) sifflent cet hymne… Ils le sifflent parce que c’est l’hymne avec lequel les soldats français sont arrivés sur le territoire de leurs parents. Est-ce que cet hymne-là n’est pas trop chargé de symboles liés au colonialisme, liés au sang versé par les ancêtres de certaines personnes qui aujourd’hui sont françaises, qui ne sont pas moins françaises que les autres ? Il ne peut donc qu’être sifflé, par des gens qui sont français, parce que leurs parents se sont battus pour la libération. Cet hymne-là est trop chargé de sang. Quand je l’entends, je vois les colons qui débarquent en Afrique du Nord. Cet hymne a retenti quand la France a été libérée, le 8 mai 1945, mais quand je l’entends, j’entends aussi Sétif, j’entends la guerre d’Algérie…

S. : Quand il y a eu les sifflets du Stade de France, on s’est amusé à faire le test : on a joué la Marseillaise en concert, et évidemment presque tout le monde a sifflé, et pas seulement les Arabes ! On a même demandé aux noirs et aux Arabes de ne pas siffler, pour voir, et évidemment les blancs ont sifflé eux aussi ! Il faut arrêter de se foutre de nous ! Comme si, en France, il n’y avait que les Arabes pour siffler la Marseillaise ! Comme si, chez les franco-français, il n’y avait pas d’anti-patriotisme… Comme si tous les blancs adoraient la Marseillaise, comme si les noirs et les Arabes étaient seuls à la siffler… Stigmatiser, diaboliser, marginaliser les enfants de l’immigration arabo-musulmane, voilà leur projet !

K. : Ce qui est sifflé, c’est donc ce que cet hymne véhicule. Alors moi, même si je ne suis pas spécialement porté sur tout ce qui est nation, frontière, hymne, je me demande : pourquoi ne pas changer d’hymne ? Pourquoi ne pas prendre un hymne moins équivoque, qui ne porte pas toute cette histoire de violences faites aux colonisés ? Par exemple, Mouss et Hakim ont chanté le Chant des Partisans, un chant majeur de l’histoire de France, le chant des résistants… Personne ne les a sifflés ! Au contraire, ils étaient applaudis par les jeunes des quartiers. Tu sens bien que cet hymne, la Marseillaise, colle bien à cette France réactionnaire, celle de la droite dure… Et c’est pour ça qu’elle est sifflée.

Tu dis « droite dure » mais le PS aussi s’est insurgé contre les sifflets ! Il y a eu des députés PS pour reprocher aux ministres d’avoir laissé le public siffler sans rien faire.

S. : C’est du politiquement correct. Tout le monde est d’accord pour dénoncer la discrimination raciale. Par contre, on dénonce rarement les privilèges raciaux. Pourtant les deux vont ensemble. S’il y a discrimination, alors il y a privilège. Nous, on s’inscrit dans une lutte qui est une lutte de classes, et dans cette lutte de classes s’inscrit la lutte contre le racisme… On entend rarement parler de privilège racial, de privilège ethnique. Parce que c’est politiquement incorrect : ils ont inventé tout un jargon pour nous mettre sur la touche, pour nous diviser entre nous. Quand tu prends clairement position contre le privilège racial blanc en France, tout le monde, y compris les gens qui subissent ces discriminations eux-mêmes, vient te voir pour te dire « attention, tu bascules dans la victimisation, le racisme anti-blanc… ». Quand tu prends position là-dessus en tant qu’artiste, ce n’est pas reçu comme tel : on va te définir comme un arabe issu de l’immigration, pas comme un intellectuel ou un artiste. Alors que si Blanchard (4) dit la même chose, tout le monde va dire « oui, effectivement, c’est indéniable… ». Ou du moins, on ne va pas bondir de la même manière que si c’est moi qui le dis. Il y a un traitement raciste de l’analyse que fait un individu. Le blanc qui siffle la Marseillaise, on va le tolérer plus facilement que l’arabe qui la siffle… L’Arabe sera un « raciste anti-français », le blanc sera juste un « gauchiste ». L’Arabe n’a pas le droit d’être un gauchiste !

Mais par rapport à cette injonction de fidélité à la nation, au drapeau, à l’hymne, il y a différentes postures possibles. Il y a Abd Al Malik qui dit « La France elle est belle, on l’aime » (dans son dernier titre, C’est du lourd) ; à l’opposé il y a tous ceux qui refusent violemment l’injonction et qui disent « oui, je la siffle, la Marseillaise », et qui éventuellement expliquent pourquoi, par exemple Ekoué, dans un titre de La Rumeur. Ou bien de manière encore plus crue ceux qui disent qu’ils « niquent la France ». Ce que je trouve spécifique chez vous, c’est que vous esquivez, vous partez ailleurs, vous déclinez une identité propre, auto-définie, fils d’immigrés, ch’ti, Chabert, prolo, citoyen du monde, en opposant finalement quelque chose de très radical aux délires sur la francité : l’indifférence.

K. : C’est la même chose que ce que j’expliquais à propos de l’école… Tu vogues dans un monde parallèle. Tu as cultivé cette habitude d’être dans ton monde, d’être dans ta bulle, d’être dans ton truc. Et tu sais qui tu es, ce que tu es, ce que tu fais, pourquoi tu le fais. C’est une forme d’asservissement que de se dire « j’ai besoin de répondre aux questions qu’on me pose ».
Assez vite tu traces ton chemin. Je n’arrive même pas à imaginer devoir répondre à ces questions, soit pour faire plaisir à untel, soit pour vexer untel. Le gotha, ceux qui représentent la culture instituée, ils sont tellement orientés par des préjugés, des a priori, par une méconnaissance de l’autre… Les Finkielkraut, Gallo, BHL, c’est tellement navrant, quand je les vois disserter à la télé !

S. : Ces gens-là, ils sont dangereux. Ils sont dangereux pour eux, ils sont dangereux pour la société… S’ils sont à ce niveau-là, c’est qu’ils sont dans un délire d’auto-protection. Ils sont paniqués. C’est plutôt eux qui ont du souci à se faire. Nous, on est là, on pousse, on arrive. Et ils l’ont vu, en novembre 2005… Bien entendu ce sont eux qui font les lois et nous qui les subissons, mais ils ont la trouille. La trouille de se faire complètement manger. La trouille que leur fille rencontre un mec comme moi et se retrouve avec un foulard sur la tronche…

À propos de foulard, vous faites partie des très rares artistes qui évoquent la phobie du foulard qui a déferlé sur la France à partir de 2003 (dans Elle est belle la France, ou Dans ma mairie). Said parlait tout à l’heure de politiquement correct, j’aurais envie de parler plutôt d’« esthétiquement correct ». Ce qui caractérise votre écriture, y compris par rapport à des artistes assez proches de vous comme Zebda, c’est aussi cette manière de parler de tout, même de ce qui fâche, et de manière crue, sans précaution, métaphore ou détour rhétorique. Avec des mots qui ne sont pas « esthétiquement corrects », des mots qu’on n’a pas l’habitude d’entendre dans des productions artistiques, même populaires – sauf peut-être dans le rap « radical », celui de Medine par exemple… Quand vous parlez d’Omar Raddad, dans Elle est belle la France, vous y allez directement, vous le nommez « ce jardinier Arabe, répondant au nom d’Omar Raddad », et vous dites que ce qui lui est arrivé vient du fait qu’il était « pauvre, analphabète et musulman ». La référence au voile, à l’islamophobie, ou le terme même d’« arabe », ce sont presque des gros mots, non seulement dans les formes plus distinguées de la culture, mais aussi dans l’essentiel de la culture de masse ; et chez vous il y a au contraire ce franc-parler qui me paraît propre à une certaine tradition vraiment populaire. Pas seulement un parler simple, à la portée de tous – parce que ça, on le retrouve dans toute la culture de masse : les textes d’Abd Al Malik par exemple sont très simples aussi, voire simplets, mais plutôt une certaine manière d’appeler un chat un chat.

K. : Tu te rends compte de ce que ça veut dire, du niveau de pression psychologique ! On en vient à s’étonner qu’on dise « arabe » quand il faut dire « arabe » ou qu’on dise « musulman » quand il faut dire « musulman » !

S. : On parlait de culture élitiste tout à l’heure ; avec Abd Al Malik, on est en plein dedans : c’est « le rappeur qui a lu Sartre », et tout le monde lui saute dessus, il est encensé par tout le monde. Moi, j’ai fait un rejet, quand j’étais gamin. J’ai fait un rejet de l’école, de la hiérarchie, de tout ce qui pouvait ressembler, de près ou de loin, à la culture élitiste, à la discipline. J’y suis revenu, aujourd’hui, parce que je suis curieux, peut-être… Les procédés poétiques, je les connais, parce que je fais des ateliers d’écriture. Mais c’est vrai qu’on a envie d’avoir une écriture qui soit la parole des gens de la rue. En plus, on vient du Nord, les gens ont l’accent, le vocabulaire est simple, cru… On a fait le parcours qui est le nôtre et on n’a pas besoin de se positionner par rapport à d’autres. Notre monde a ses limites aussi, comme notre franc-parler, avec, au final, assez peu de poésie, dans le sens métaphorique du terme. Ce qui pose problème, ce n’est pas Abd Al Malik – il a certainement du talent, en plus. Le problème, c’est le traitement qui en est fait dans les médias : un mec des quartiers, un ancien bandit, en plus, qui lit Sartre. Ça fait classe, ça fait mieux que les autres. C’est une forme de colonialisme, ça aussi : « enfin un noir qui nous ressemble, enfin un noir qui a la culture élitiste, enfin un mec des quartiers qui a su s’intégrer ». C’est devenu un symbole de l’intégration intellectuelle.

K. : Le problème, ce n’est pas de dire si untel est infréquentable ou pas. Le problème, c’est qu’à un moment donné, des gens ont décrété que toi, tu es infréquentable. On veut t’imposer une identité. C’est comme l’histoire du voile. Au moment de la première affaire de voile, Harlem Désir avait dit « laissez les faire, entre le voile et le jean, pour finir, elles choisiront le jean ». Mais qu’est-ce qu’on en a à foutre ? Elles choisissent le voile ? Et alors ? Ma mère a 50 ans, elle ne porte pas le voile. Elle est de tradition arabe, de culture arabe, et elle aimerait bien pouvoir aller à la piscine sans mecs. Si tu en parles, c’est l’unanimité : 99 % des Français vont te parler de danger pour la République, des islamistes qui veulent imposer leurs lois à la République laïque… Alors qu’on parle juste de ma mère qui aimerait bien aller une fois par semaine à la piscine ! C’est absurde.
C’est toujours la même chose. Quand tu poses des vrais problèmes, tu deviens un problème et on n’a plus envie de t’entendre, on a envie de te cacher parce que tu es dangereux. J’ai connu ça, en tant qu’observateur, quand j’étais à la fac, en sciences. Tariq Ramadan faisait des conférences dans les universités. À l’époque, j’allais voir, intrigué. Il m’a étonné, parce que c’était la première personne que j’entendais dire « un bon musulman est un bon citoyen » et je trouvais que ça dénotait d’autres propos que je pouvais entendre dans le quartier. À cette époque-là, il était ultra-fréquentable, il était même à la mode ! Max Gallo l’appréciait, il était invité sur tous les plateaux télé. Il a toujours défendu le dogme de la compatibilité entre Islam et laïcité. Et puis ces gens-là se sont rendus compte que son discours était dangereux, parce que dire à quelqu’un « oui tu peux être un bon citoyen et un bon musulman, un bon musulman c’est un bon citoyen », ça veut dire qu’il n’y a pas à choisir entre ta tradition, ta culture, et la société. Alors que pour eux, il faut que tu choisisses, et que ton choix se porte sur la société française. Pour eux, les deux ne sont pas compatibles, et un « Islam de France » ne serait pas un vrai Islam. Ils lui ont vite préféré Dalil Boubakeur, et du jour au lendemain, Tariq Ramadan est devenu infréquentable. Alors qu’il n’a jamais prôné la violence…

Vous avez clairement défini la dimension populaire de votre « Ministère » comme une donnée biographique (vous venez des classes populaires, vous évoluez toujours dans les classes populaires), comme un parti pris esthétique (vous traitez des « affaires populaires », dans une forme artistique populaire, une musique populaire, une écriture populaire) mais aussi comme un engagement politique : un parti pris pour les classes populaires, contre les classes dominantes. Comment ce parti pris se décline, dans les faits, au niveau de vos choix de carrière, par exemple le choix des réseaux de diffusion pour votre musique ? Certains choix sont des actes politiques clairs : une tournée en Palestine qui vous a beaucoup marquée, des concerts gratuits pour des groupes militants comme Survie, les Indigènes de la République, les collectifs de sans-papiers, ou même pour José Bové et pour Besancenot pendant la campagne présidentielle. Dans le même temps, on vous a vus sur France Télévision concourir pour représenter la France à l’Eurovision. C’était assez surprenant, pas une mauvaise surprise d’ailleurs, mais c’est une autre dimension du « populaire » : la volonté de toucher le plus grand nombre. Comment vous situez-vous, justement, par rapport aux grands circuits de diffusion de la culture de masse, notamment les grandes chaînes de télévision ?

K. : On s’est posé beaucoup de questions avant d’accepter le truc de l’Eurovision… Et puis on s’est dit qu’on allait y aller pour gagner une audience plus large… On a fait passer un petit message politique dans le sujet qui nous était consacré, on a joué notre morceau… On aurait pu y aller de manière un peu plus forte, c’est le seul regret.

S. : Personnellement, je ne le referais plus. Quand tu es à la télé, tu es exactement dans ce qu’on dénonçait juste avant. C’est de la vraie censure : tu dois juste faire plaisir, pour que les annonceurs puissent passer leur pub. Avant qu’on monte sur scène, ils nous ont dit, et ils l’ont dit seulement au MAP : « si ça dérape, on coupe la diffusion tout de suite, on a des techniciens qui sont prêts pour ça ». Nous, on était là, on s’est demandés si on montait sur scène ou pas, parce qu’on avait plus vraiment envie de le faire… Aller dans un espace de censure, le cautionner…

K. : Moi, je le referais, mais je profiterais du direct et je ferais un attentat artistique.

S. : Ma position, maintenant, c’est de boycotter ces espaces, les espaces dominants. Je préfère qu’on crée nos propres espaces, des sites internet, des radios, des petites salles… Ces espaces créent des rapports de force.

K. : On nous a invités chez Drucker, quand Besancenot est passé. On a décidé de ne pas y aller…

S. : On ne veut pas cautionner Drucker. Ce n’est pas notre camp, c’est l’ami des puissants, et puis je n’ai pas envie qu’on me dise « arrêtez de vous plaindre, Drucker vous a donné la parole ». Je n’ai pas envie de m’agiter dans leurs espaces, je préfère encore créer mon propre espace, quelque chose qui m’appartienne. Il faut être clair, il faut être audible.

K : Ceci dit, la question a fait débat dans le groupe, et elle le fait à chaque occasion qui nous est présentée : on n’a pas de dogme fixe qui nous permet de répondre en général. On en rediscute à chaque fois, au cas par cas, ça dépend de quel média nous invite, dans quelle émission, pour faire quoi, avec quelle marge de liberté… On n’a pas trouvé LA bonne ligne, et elle n’existe sans doute pas.

L’entretien s’achève ici : Kaddour doit partir prendre son train. Said répond donc seul à une série de questions.

Le prochain album s’appelle Les Bronzés font du Ch’ti… Bienvenue chez les Ch’tis, ça vous parle ?

S. : Tout d’abord, je ne mets pas en question les intentions ou l’intégrité d’un artiste. Dany Boon fait un film sur le Nord de la France, sur un petit bled du côté de Dunkerque, pourquoi pas… La caricature ne me dérange pas… Mais le problème que pose ce film, c’est qu’il contribue à galvauder le mot « populaire ». Ce n’est pas populaire au sens où nous, on l’entend.

Pourtant il y a bien une certaine volonté de rendre hommage aux Ch’tis, d’être dans la caricature mais avec bienveillance, de donner une image positive du Nord…

S. : Mais moi je m’en fous, de l’image que je donne ! Je n’ai pas à donner une image positive de moi. On revient à ce qu’on disait tout à l’heure : pourquoi est-ce que j’aurais une image négative ? Pourquoi est-ce que je devrais avoir honte de ce que je suis ? Parce que je suis un arabe ? Parce que je suis un ch’ti ? Parce que je suis de Roubaix ? Pourquoi est-ce que je devrais prouver aux gens que je suis autre chose que ce que je suis ? C’est comme les Palestiniens qui doivent toujours prouver qu’ils ne sont pas des terroristes.

Mais cette image que donne le film, d’une réalité que tu connais, et que tu chroniques toi aussi dans ton propre travail, tu peux la trouver plus ou moins juste. Le Nord du film de Dany Boon, tu t’y retrouves ? Il ressemble à celui que tu connais ?

S : Peut-être qu’il montre les gens du Nord comme ils sont… Mais en oubliant nos parents… Les noirs et les Arabes, ils n’y sont pas. Ça ressemble au Nord, oui, sauf que mes parents n’y sont pas… C’est la France d’Astérix, alors que le Nord, c’est une terre d’immigration. Mais au fond, ce film, je m’en fous, il y a même des trucs drôles, qui m’ont fait marrer. Mais c’est comme pour Abd Al Malik : le problème, c’est la manière dont il est récupéré. On est dans l’exaltation de la France profonde, d’une France blanche… C’est du nationalisme hyper-maquillé. La grosse différence entre ce film et ma chanson Lillo, c’est que Lillo dénonce des choses : la misère sociale, les contrôles au faciès, les expulsions, les magouilles des socialos, si bien que des gens de tous les quartiers populaires, à Marseille ou aux quatre coins de la France, me disent qu’ils s’y sont reconnus aussi. Mon but, c’est de dénoncer, de déranger. Dany Boon, il ne dérange personne, il ne dénonce rien, il est hyperconsensuel. Il fait un film pour divertir, avec des histoires d’amour, de beuverie… En fait, ces gens-là, Dany Boon, Kad Merad, ils se disent issus des classes populaires, mais ce sont des amis de Sarkozy ! Ce sont les amis du président de la droite dure, du président des racistes et des islamophobes ! Ils ne sont pas dans mon camp. En fait, ils me dégoûtent !

Propos recueillis à Paris le 22 octobre 2008 et retranscrits par Nicolas Haeringer.

Source : http://www.mouvements.info/spip.php?article388

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