Au-delà des hommages qui seront nécessairement rendus à ceux qui sont « morts pour la France », selon la formule consacrée, on devine bien sûr que ces commémorations devraient servir aussi à affermir l’« identité nationale » et à réaffirmer la « grandeur » de la « patrie des droits de l’homme », toujours prête à guerroyer pour défendre la Liberté du monde. Très probablement, l’accent sera également mis sur la capacité de la France à dépasser ses rancunes historiques, dont témoigneraient l’intimité (apparente) et la vigueur du couple franco-allemand. Ainsi, les discours nationalistes qui accompagneront les cérémonies prévues pourront-elles se marier sans trop faire désordre avec les impératifs de la mondialisation libérale et de la construction européenne.
Mais voyons de plus près ce que nous annonce le communiqué du gouvernement. D’autres finalités semblent, en effet, y pointer leur nez. En 2018, sera commémoré le 100ème anniversaire de la Grande guerre, que nous appellerons, nous, la première guerre civile européenne. Seule une vision européocentriste peut considérer que tous les peuples du monde se sont sentis concernés par les enjeux des blocs de puissances impérialistes qui se sont affrontés. En 2010, c’est le 70ème anniversaire de la deuxième guerre civile européenne, là encore appelée improprement Seconde guerre mondiale, qui sera fêté. Le communiqué gouvernemental ajoute que « les commémorations de l’année 2010 s’articuleront principalement autour de la figure du Général de Gaulle et de l’appel du 18 juin ». Difficile de ne pas y voir la volonté de mettre en exergue la figure historique majeure de la droite contemporaine dans le cadre de la préparation des élections régionales et, au-delà, des présidentielles de 2012.
Et puis, il y a le troisième grand moment annoncé, tenez-vous bien, la commémoration du « 50ème anniversaire des indépendances africaines » ! Tiens donc, quel rapport existe-t-il entre les indépendances africaines et la « mémoire combattante » ? Comment le secrétariat d’Etat à la défense et aux anciens combattants peut-il proposer de célébrer ces indépendances qui résultent pour une large part de défaites françaises ? Dans le communiqué ministériel, il est précisé que « la politique de la mémoire combattante doit s’appuyer sur des fondations de mémoire modernisées ainsi que sur les associations d’anciens combattants. » On imagine mal les associations d’anciens combattants boire un toast en l’honneur des résistants anticolonialistes africains qui ne sont, pour elles, que d’abominables terroristes. J’ignore comment le gouvernement parviendra à résoudre concrètement cette équation, mais la finalité du projet transparaît néanmoins à la lecture du communiqué: « La mémoire combattante, est-il expliqué, doit être un élément important de la politique de l’éducation, de la citoyenneté, de l’intégration qui s’adresse à tous les Français et en particulier aux jeunes. » La dernière phrase est seulement suggestive mais elle est très claire : parler de « l’intégration qui s’adresse à tous les Français et en particulier aux jeunes », cela signifie en langage décodé, parler de l’intégration des nouvelles générations issues de l’immigration coloniale. L’objectif que masque la « modernisation » de la mémoire est donc d’intégrer la mémoire de la « diversité » à la « mémoire combattante ».
Plus précisément, il s’agira de donner l’impression aux populations originaires des anciennes colonies que leurs mémoires sont prises en compte par le gouvernement tout en… glorifiant le rôle éclairé de la France dans la décolonisation. Ce ne seront pas les résistants anticolonialistes qui seront honorés mais, toujours lui, de Gaulle dont la légende patriotique française veut qu’il ait généreusement accordé leurs indépendances aux peuples africains (on ne dira pas évidemment que c’est lui qui a construit le système de la françafrique). Peut-être, pour emmerder les socialistes, mentionnera-t-on aussi Pierre Mendès-France et son rôle dans l’accession de la Tunisie à l’autonomie interne en 1954 (sans rappeler évidemment que la France venait de recevoir quelques claques bien rûdes à Dien Bien Phu). Mais il n’est pas sûr que la Tunisie soit au menu des festivités. Quoiqu’il en soit, de même que Chirac a choisi le 10 mai pour commémorer l’abolition de l’esclavage, c’est-à-dire pour célébrer la République et non pas les luttes des esclaves, la commémoration des indépendances permettra de souligner que finalement la République a bien été fidèle à ses « valeurs », quoi qu’en disent les méchants détracteurs que nous sommes. En d’autres termes, il s’agira, dans la logique même de la politique de la « diversité », de répondre à une des attentes des populations issues des anciennes colonies, en l’occurrence la reconnaissance officielle de leurs mémoires comme composante à part entière de la mémoire de ce pays, tout en la retournant contre elle-même.
Une avant-dernière remarque : il est prévu que soit commémoré le 50ème anniversaire des indépendances africaines mais on sait que l’expression recouvre généralement les seuls pays d’Afrique noire, dont la plupart n’ont plus été soumis à la tutelle française directe en 1960. Ces commémorations auront donc lieu en 2010, c’est-à-dire l’année des élections régionales et deux ans avant les présidentielles. Pile poil, donc !
Par ailleurs, pourquoi ne pas célébrer toutes les indépendances des colonies françaises ? J’ai deux hypothèses qui prouvent mon mauvais esprit : la première, c’est que les indépendances du Vietnam et de l’Algérie sont trop indigestes pour la bonne santé de l’identité nationale française, la seconde, c’est que, dans l’esprit colonial de ceux qui nous gouvernent, les noirs sont des gentils un peu stupides (voir « Tintin au Congo ») qu’il est plus facile de récupérer que ces fourbes d’Arabes, toujours en train de concocter quelques incivilités et autres opérations terroristes. J’ajoute que faire une concession aux uns, même illusoire, sans la faire aux autres, c’est le be-a-ba de la tactique politique. Ça permet, bien sûr, de nous diviser…
En conclusion, les objectifs de l’opération commémoration du 50ème anniversaire des indépendances africaines peuvent être résumés en trois points : 1) désamorcer les revendications mémorielles des populations issues de la colonisation, 2) éventuellement, les diviser, 3) gagner leur sympathie pour en faire les tirailleurs sénégalais de la droite aux prochaines élections. L’objectif de l’opération « modernisation de la politique de la mémoire combattante », dans son ensemble, peut être dit en un point et un seul : la France est Grande (ce dernier mot doit être prononcé avec beaucoup d’emphase).
Sadri Khiari, 11 septembre 09