Contribution au débat

L’égalité par l’ « action positive »

La République doit réviser ses valeurs et assumer son multiculturalisme
Voici le nouvel épouvantail. Yazid Sabeg, commissaire à la diversité du gouvernement Sarkozy, met en émoi les républicains orthodoxes, pour qui le comptage ethnique met en danger non seulement l’article premier de la Constitution, proclamant l’indivisibilité de la République et  » l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion « , mais toutes ses sacro-saintes valeurs. D’autant que M. Sabeg envisage un comptage fondé sur le  » sentiment d’appartenance « .

Certes, si elle n’est pas suivie de vraies mesures concrètes visant à lutter contre les maux dont souffre la France, cette initiative, décriée pour son caractère prétendument  » subjectif « , n’aura été qu’un feu de paille. En revanche, menée par des praticiens chevronnés, s’appuyant sur les outils scientifiques adéquats, elle est susceptible d’offrir une vraie radiographie du pays en la matière et de faciliter la prise de décisions efficaces.
Discrimination et racisme sont le couple infernal qui bloque la créativité de tant de pays européens, arc-boutés sur leur  » aristocratie  » blanche, sortie du moule, amollie par le bien-être, dominante dans les corps de l’Etat mais aussi au-delà. La France conservatrice et surtout ses élites craignent cette sève  » qui en veut  » et qui monte, ces enfants et petits-enfants, bel et bien français, jamais assez pourtant, susceptibles de leur contester leur place, souvent bien confortablement  » gagnée « .

Les adversaires de ce comptage savent-ils seulement à quoi ressemble la France ? Celle-ci n’a-t-elle pas un urgent besoin de données concrètes et tangibles sur son présent ? La France n’est pas ce qu’elle croit qu’elle est, son identité n’a cessé de se reconstruire au fil des immigrations. Si le comptage par  » sentiment d’appartenance  » est subjectif, qu’est-ce donc alors que de considérer l’Autre comme pas assez français pour recevoir une éducation menant à l’ascension sociale, pour obtenir un logement hors de ce qu’on appelle les banlieues, un emploi à la mesure de ses diplômes et de ses capacités ? Ils ne sont pas  » subjectifs  » ces contrôles récurrents pour  » délit de faciès  » ?

Le  » sentiment d’appartenance « , inséparable de la revendication identitaire des temps de l’individualisme triomphant, n’a pas été inventé par Yazid Sabeg, qui n’est que réaliste. Ce  » sentiment  » ne rend pas mauvais Français ni moins bon citoyen, et il n’a pas grand-chose à voir avec le communautarisme, autre épouvantail. Quant au concept de  » diversité « , n’est-il pas d’abord un euphémisme permettant de ne pas prononcer le mot, plus effrayant, de  » multiculturalisme « , qui passe pour le pire des ennemis de la République !

Et pourtant, la France, socialement, ethniquement, d’un point de vue religieux, etc., est multiculturelle. Est-ce si anormal de le constater lorsque l’on sait qu’elle est prise dans une globalisation touchant tous ses secteurs et toutes ses strates ?

L' » identité nationale  » n’est qu’un leurre, puisque l’identité de la France est plurielle. Aucun musée de l’histoire de France et aucun ministère de l’identité nationale n’y pourront rien. Fort heureusement, parce que là est sa richesse. La puissance des Etats-Unis n’était pas seulement économique, elle était aussi liée à la force et à l’énergie insufflées par toutes ses vagues d’immigration. Malgré le racisme qui y a longtemps sévi, les campagnes xénophobes, les numerus clausus dans les universités, l’Amérique du Nord, elle, a fini par apprendre à combattre ses propres démons.

Barack Obama n’est pas un simple produit électoral. Il est lui, comme sa femme, l’aboutissement de ce que nous traduisons à tort par  » discrimination positive  » et que les Anglo-Saxons appellent  » action positive « . C’est elle qui a permis à des personnes issues des groupes minoritaires et aux femmes de recevoir une éducation leur permettant d’intégrer ensuite les lieux stratégiques de la société américaine. Si elle a aussi causé quelques dégâts, ses bienfaits sont bien plus importants qu’on ne le pense.

Le comptage par  » sentiment d’appartenance  » permettrait aussi de saisir comment se perçoivent eux-mêmes ceux qui sont, avec pudeur, considérés comme issus de la diversité. Pas seulement de saisir comment ils sont vus par les autres. Croiser les regards pour mieux cerner ce qui ne va pas. C’est peut-être ça qui fait peur à certains : et si beaucoup de nos compatriotes, en fait, ne se percevaient pas eux-mêmes – ou pas seulement – comme simplement français ? Mais ne serait-ce pas justement une raison de plus de tenter, pour un nombre limité d’années, l' » action positive  » à titre de tremplin, pour débloquer la situation ?

On a bien voté la loi sur la parité. Pourquoi ne pas voter l' » action positive  » ? Curieuse idée que de croire que les Noirs, les Arabes, les Asiatiques et les autres minoritaires se substitueraient, par le seul fait d’être ce qu’ils sont, à ceux qui savent fort bien que la  » blanchitude  » est tout de même un bel atout. Non, c’est à mérite égal que l' » action positive  » accorderait la place qui doit leur échoir à ceux qui en sont privés pour de mauvaises raisons. Ce ne serait somme toute que justice.
Il est temps de passer à l’ère des réformes, et peu importe que ses inspirateurs soient de droite ou de gauche. La France devrait sortir de sa contemplation béate devant Barack Hussein Obama. La République a besoin de bouger et de réviser ses valeurs. La liberté serait plus libre, si nous étions plus nombreux à en bénéficier, l’égalité plus égale si nous pouvions l’ériger en projet de société. Quant à la fraternité, quel beau mot, mais qui devient si laid dès que ne parlent d’elle que ceux qui se ressemblent !

Je suis femme, juive, française, plutôt blanche, franchement cosmopolite (au meilleur sens !), pas mal diplômée, j’ai aussi un accent et je suis une immigrée qui vit depuis plus de trente-cinq ans en France. Dès mon enfance, j’ai appris le français d’une maîtresse arménienne, là-bas, dans ma ville natale en Orient. J’ai été pétrie de cette culture, mais aussi de bien d’autres. Je suis de gauche, professeur d’université, j’ai passé quelques concours pour y arriver et je me sens à l’aise dans nombre de pays, y compris en France, dès que je descends de l’avion.

Mais lorsque je dois appeler le plombier, le traiteur ou je ne sais quelle froide administration, il m’arrive encore de demander à mon mari de le faire pour moi, parce que lui n’a pas cet accent – ma négritude, en quelque sorte – qui autorise, au téléphone, certains interlocuteurs à me ramener à mon statut d' » immigrée « .
Même certains de mes étudiants s’imaginent que je suis moins compétente que d’autres parce que je suis d’origine étrangère et que mon parcours est juste un peu plus sinueux que celui d’un professeur  » bien de chez nous « . C’est vrai aussi de certains de mes collègues et de certains de ceux dont il m’est arrivé d’être le supérieur hiérarchique. Combien d’universitaires avec accent en France, hormis dans quelques niches ? Les pays anglo-saxons en regorgent, mais le nôtre défend ce lieu de tous les péchés de discrimination qu’est l’éducation. L’école est son étendard, l’université son temple, et les professeurs ses gardiens. N’ai-je pas entendu mes examinateurs, à l’oral d’un concours pour l’enseignement dans le secondaire, dire leur crainte que mes élèves ne finissent eux aussi par rouler leurs  » r  » ?

Voilà donc que, sans y prendre garde, j’ai répondu à ce questionnaire qui fait si peur. Et le  » sentiment d’appartenance  » que je viens d’exprimer est lui-même une question : est-on donc condamné à rester à jamais l' » immigré  » de l’Autre, du Français sans tache ? Finissons-en avec cette France-là. Tentons d’oeuvrer pour une République vraiment indivisible, celle qui reconnaît l’égalité de tous ses citoyens, une France fraternelle et solidaire. Moi, l’immigrée d’origine, j’aimerai vivre alors dans cette France dont j’ai rêvé, et qui me déçoit tant depuis que j’y ai fait mes premiers pas.

Esther Benbassa, Directrice d’études à l’Ecole pratique des hautes études (EPHE)

SOURCE : Le Monde

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