Le sentiment de légitimité blanche est dans la structure même de la société australienne.

Commenter à la hâte au lendemain d’un massacre peut être une sorte de « politicaillerie » au rabais, une profanation des corps des victimes. Je pense à ces morts. Ils me hantent et je me refuse à les instrumentaliser. Je m’efforcerai donc de parler en pensant à eux plutôt que de parler d’eux. Soyons donc clairs avec la nature des problèmes auxquels ils ont dû faire face, et auxquels nous faisons face.

Le premier est celui du nationalisme blanc. Ce nationalisme se manifeste principalement par l’expression d’un sentiment de légitimité blanche. On peut le définir succinctement en disant que c’est la croyance que si vous êtes blanc et dans une situation que vous jugez difficile, économiquement ou sur n’importe quel plan sur lequel vous vous estimez en difficulté, vous avez tous les droits d’attendre mieux, précisément parce que vous êtes blanc.

Plus important encore, vous pensez que vous êtes plus en droit de prétendre à mieux que les non-blancs, et vous pensez justifié de considérer qu’ils vous privent de vos chances de mener une bonne vie. Vous pensez qu’ils le font en essayant d’entrer dans ce pays que vous considérez vôtre, pour bénéficier économiquement de sa/votre richesse, ou simplement en y vivant.

Nous savons que ce nationalisme blanc est une façon de percevoir et de vivre le déclin de l’état providence et la crise de la mobilité sociale qui affecte la société australienne depuis maintenant quelques années. Mais on doit aussi revenir à la nature de la rencontre coloniale au fondement de l’Australie, ainsi qu’aux vagues migratoires successives des populations non-blanches, pour comprendre pleinement la forme que ce nationalisme a pris.

C’est la combinaison d’un sens du déclin, un sentiment d’être assiégé, et d’un sens du privilège depuis longtemps en gestation. C’est une des composantes de la société australienne. Ce n’est pas un problème qui se résoudra par une simple condamnation, ni même par la mise en œuvre de politiques de circonstance. De ce fait, il n’est pas raisonnable de rendre les médias et les politiciens australiens responsables de sa montée.

Mais si les médias et les politiciens ne sont pas la cause de la montée de ce nationalisme toxique, ils sont néanmoins responsables de ne pas le reconnaître comme l’une des plus dangereuses tendances affectant la société aujourd’hui. Et ceci est notre second problème.

Il est évident que cette mouvance culturellement violente est dangereuse. Elle autorise certains blancs à dépeindre de façon insensée les non-blancs comme illégitimes, et à les considérer comme responsables des problèmes des blancs. Cela légitime l’entretien de fantasmes violents d’extermination et d’un sentiment de haine à leur égard. Le tout accompagné de son lot d’auto-compassion et d’autojustification.

Bien qu’il soit clair que très peu d’Australiens seraient prêts à mettre en œuvre leurs fantasmes exterminatoires sur les musulmans à l’heure actuelle, certains se réjouissent que d’autres osent s’y abandonner. Autrement dit, tandis qu’ils ne passeront jamais à l’acte eux-mêmes, ils sont heureux que quelqu’un l’ait fait. Ils le conçoivent comme une façon de punir un ennemi. Leurs représentants politiques siègent dans notre parlement et dansent allègrement sur les dépouilles encore chaudes des victimes.

Et pourtant une large partie des médias et la plupart des politiciens éprouvent de sérieuses difficultés à reconnaître le danger que ce mouvement politique représente. Quand ils évoquent la « cohésion sociale », ils sont plutôt prompts à pointer du doigt le problème fictif « des migrants » (qui n’ont jamais endommagé le semblant de cohésion sociale qu’il y a dans ce pays) et continuent d’ignorer ce nationalisme blanc.

Et ce, malgré le fait que l’Australie n’ait jamais connu de mouvement plus clivant,  et malgré qu’il soit à l’origine de certains des chapitres les plus toxiques de notre histoire. Au contraire, une grande partie des médias ainsi qu’un grand nombre de politiciens australiens continuent de légitimer voire d’encourager cette mouvance.

Les politiciens et les médias, même quand ils s’opposent à ces politiques, ont normalisé l’idée que le nationalisme blanc exprime des griefs et des inquiétudes « légitimes »,  qu’il s’agisse des politiciens du parti Libéral ou Travailliste qui parlent d’une « certaine partie » de l’électorat du Queensland ou de Sydney Ouest, ou de Tony Abott (ancien premier ministre libéral) qui participe au lancement d’un livre de Pauline Hanson (politicienne nationaliste). L’idée qu’elle ou d’autres politiciens de son acabit expriment les griefs et les inquiétudes « légitimes » des « travailleurs pauvres[1] » circule comme si c’était la chose la plus ordinaire et bénigne qu’elle soit.

Il est pourtant difficile de voir en quoi exprimer de tels griefs est légitime, quand le terme « travailleur pauvre » veut toujours, explicitement ou implicitement, dire « blanc ». Il est certainement légitime pour tous les australiens, et tous les êtres humains d’ailleurs, d’aspirer à une meilleure vie. Il est légitime aussi d’attendre d ‘un gouvernement qu’il préserve votre dignité et qu’il ne vous appauvrisse pas , ne vous humilie pas. Mais en quoi est-ce légitime de penser que vous méritiez tout cela plus que d’autres parce que vous êtes blancs ? Plusieurs secteurs des médias continuent de permettre et d’aider cette fiction de légitimité blanche à circuler librement sans interroger son contenu racial.

Quant aux politiciens, ils la soutiennent soit dans le cadre de stratégies politiques à court-terme soit parce qu’elle leur est sincèrement sympathique (Pauline Hanson exprime ce mélange de jalousie, d’apitoiement sur soi et de haine de l’autre, qui est présent dans ce nationalisme blanc).

En ce sens, et contrairement à ce affirmé précédemment, une large partie des médias et beaucoup des politiciens australiens ont en effet une part de responsabilité dans la tragédie à laquelle nous faisons face aujourd’hui. Mais jusqu’à ce qu’ils reconnaissent ce problème, leurs lamentations et leurs condamnations face à ce désastre resteront creuses.

Ils seront de ces gens dont les Libanais disent : « ils tuent le défunt et participent à sa procession funèbre »

• Ghassan Hage est professeur d’anthropologie à l’université de Melbourne

Traduit de l’anglais par Kossi Ayomide Paul


[1] En anglais australien « battlers »

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