Contre qui se constitue le peuple ?
À la question « qu’est-ce que le peuple ? », il faut naturellement répondre par une autre question : contre qui se constitue le peuple ? Le plus souvent on se demande quelles sont les caractéristiques immanentes au peuple, les éléments « matériels », les récits ou les mythes qui fondent chez les individus la conscience d’appartenir à un même peuple. On procède comme on le fait également – et à tort – pour la nation. Or, ces éléments réputés constituer le peuple ne se rassemblent, ne se coagulent et ne se pensent comme un tout articulé, cohérent, insécable, tous ces éléments ne se métamorphosent en puissance potentielle de mobilisation collective, ne font sens politiquement qu’à partir du moment où se dessine un extérieur au peuple, potentiellement hostile au peuple. Autrement dit, si les éléments qui constituent en quelque sorte l’infrastructure du peuple ne sont ni contingents ni arbitraires, ils ne suffisent pas en eux-mêmes à constituer le peuple. Ces éléments constituent seulement la condition de possibilité de l’émergence de l’entité peuple. Pour que celle-ci se cristallise effectivement, il faut qu’existe cet extérieur hostile, qu’il s’agisse de l’aristocratie féodale, du peuple d’à-côté, du peuple qui opprime ou d’une fraction du peuple considérée comme nocive. Le peuple, ce sont des rapports de forces, c’est une histoire, c’est une histoire de rapports de forces. C’est l’histoire à travers laquelle la notion de peuple s’est imposée à l’échelle universelle. C’est l’histoire de la modernité coloniale et capitaliste. Dire cela, c’est affirmer deux choses : d’une part, que la notion de peuple permet d’exprimer une forme politique qui a colonisé l’ensemble des relations sociales à l’échelle planétaire ; d’autre part, qu’elle a une multitude de significations qui reflètent les contextes particuliers dans lesquels elle est mobilisée.
L’univers de sens dans lequel la notion de peuple se déploie et prend des significations particulières est généralement construit sur l’articulation, jamais identique, entre trois autres notions : la nation, la citoyenneté/souveraineté (Il me semble que l’on peut affirmer que dans la démocratie américaine, la citoyenneté est surtout individualisée alors que dans la république française, elle est plus collective, identifiée à la souveraineté populaire.)], les classes que nous dirons subalternes. Ce que l’on peut retenir de la pluralité des formes d’articulation entre ces notions, c’est leur plasticité, leur perméabilité les unes par rapport aux autres, leur capacité à se métamorphoser l’une en l’autre voire à se confondre. Chaque terme de ce triptyque peut être absorbé par un autre ou disparaître complètement. Je donnerai comme illustration extrême la situation de mouvements de libération nationale ou des guerres dites nationales, au cours desquels la citoyenneté se confond complètement avec la souveraineté populaire, laquelle se noie à son tour dans la souveraineté nationale. Dans ce cas, l’« union nationale » interclassiste assimile, au moins dans la représentation qu’elle se fait d’elle-même, toutes les composantes de la population dans un peuple-nation indissociable. A contrario, l’aiguisement de la lutte des classes ou une situation révolutionnaire tendent à assimiler le peuple aux couches subalternes. Dans cette situation, la souveraineté nationale se dissout tendanciellement dans la souveraineté populaire. On peut citer également l’exemple des mouvements de libération qui recouvrent peu ou prou des formes de luttes de classes. Le peuple-nation s’identifie alors avec les catégories subalternes de la population, tandis que les classes dominantes sont assimilées à l’étranger, extériorisées par rapport au peuple-nation. Pour compléter cette description, on peut évoquer les cas où le peuple, tout en se donnant les mêmes fondements que la nation, s’auto-définit comme « moins » que la nation, généralement en ce que, tout en étant attaché à certains pouvoirs autonomes, notamment sur le plan culturel, il n’aspire pas (ou renonce) à se doter d’un État qui lui soit propre (on peut évoquer, à ce propos, les nombreux « peuples minoritaires » dans les États européens).
La notion de peuple peut donc être liée à des positions particulières dans l’ordre socio-économique. Mais celles-ci ne suffisent guère à donner sens à la notion de peuple, au coeur de laquelle il y a la répartition des pouvoirs politiques et des honneurs, c’est-à-dire des distinctions statutaires dans l’ordre moderne de l’État. Il apparaît ainsi que la notion de peuple est d’abord une notion politique. Elle a donc nécessairement une dimension stratégique. Le pouvoir est toujours à conquérir ou à conserver contre un ennemi ou un concurrent, réel ou supposé, du peuple.
Le peuple avec et contre la race
Cette manière d’approcher le peuple reste cependant bien incomplète si l’on omet d’ajouter au triptyque déjà évoqué un quatrième terme sans lequel la compréhension des rapports de pouvoir en France serait boiteuse. Je veux parler de la race. J’affirme en effet que la notion de peuple, dans son acception moderne, s’est construite en lien étroit avec la production sociale des races par la colonisation. Dans l’histoire de la modernité, certains peuples se sont d’ailleurs affirmés explicitement comme raciaux, et ce jusqu’à très récemment (dans l’Amérique ségrégationniste, dans l’Allemagne hitlérienne, en Afrique du sud, etc.). La dimension raciale de la notion de peuple a cependant été généralement masquée par l’universalisme et l’égalitarisme bourgeois dominant. Dans la notion humaniste, abstraite, du peuple, il n’est en effet pas question de races : l’humanité est Une, distribuée en peuples-nations et non en races.
Pour éviter les accusations irréfléchies, je préfère cependant préciser ce que j’entends par « race » ou plus exactement par « races sociales », puisque la race n’est autre que la relation de domination et de résistance à l’oppression qui existe entre groupes humains racialisés. Parfois, pour mieux comprendre les choses, il suffit de changer les mots. Je propose ainsi de substituer systématiquement au mot « discriminations » son contraire, « privilèges ». Depuis quelques années, il est généralement admis qu’en France, il existe des discriminations liées à la couleur de peau, à l’origine ou à la culture. La loi parle de les combattre, de multiples institutions publiques et privées tentent de les évaluer, d’en comprendre les logiques directes et indirectes, de concevoir des mécanismes antidotes. On reconnaît également qu’elles concernent à peu près tous les domaines de la vie sociale : les relations économiques, aussi bien dans le secteur privé que dans la sphère publique, les configurations urbaines, la justice, l’enseignement, l’accès au logement, à la culture, aux loisirs, la représentation dans les différents moyens de communication, la participation politique, la présence dans les institutions, etc. On convient de même qu’en sont particulièrement victimes les populations issues de l’immigration des dernières décennies, originaires du Maghreb et de l’Afrique noire, et celles qui sont originaires des « Territoires d’Outre-mer ». On consent enfin à dire qu’elles sont massives et qu’elles se prolongent de génération en génération. Prenons maintenant un tableau ou un quelconque diagramme conçu pour établir ces discriminations et renversons-le sur lui-même. Nous avions par exemple les données suivantes : « Entre 25 et 50 ans, pour l’ensemble des Français, le chômage est de 20 %. Il est de 30 % pour les citoyens français, nés de parents maghrébins, africains et ultramarins » (les chiffres utilisés ici sont totalement arbitraires et la situation décrite est très simplifiée. Mais c’est juste pour illustrer mon propos). Renversons donc le tableau. Nous avons désormais ceci : « Entre 25 et 50 ans, pour l’ensemble des Français, le chômage est de 20 %. Il est de 10 % pour les citoyens français, nés de parents français dits de souche, blancs, européens, chrétiens. » Ce tableau ne serait plus un tableau concernant les discriminations mais un tableau sur les privilèges. Si l’on procède de la même manière dans les autres domaines de la vie sociale, nous aurons une image claire de ce qu’est une société raciale : une société caractérisée par des privilèges accordés à une catégorie de la population définie par un statut reconnu officiellement ou non : être blanc, chrétien, européen. Et j’ajouterais que, ce privilège concernant également l’accès au pouvoir d’État, celui-ci joue le rôle de verrou qui permet la perpétuation du système racial. Par races sociales, il faut donc entendre l’existence d’une hiérarchie conflictuelle des pouvoirs entre groupes sociaux que distingue un statut, dit ou non dit, qui ordonne les êtres humains selon des critères de couleurs ou de cultures, construits dans le mouvement de colonisation européenne du monde et qui se perpétue aujourd’hui dans les formes impériales contemporaines.
En France, sans doute parce que l’idéologie nationale y est construite autour de la mission universaliste – et civilisatrice – du peuple français, l’occultation des hiérarchies raciales est particulièrement manifeste. A l’époque de l’Empire, les lois de la République établissaient une distinction statutaire entre les « vrais » français, dotés de la citoyenneté, et les sujets « indigènes » des colonies mais l’État colonial, lui-même, préférait dissimuler la densité raciale de la notion de peuple français. En dehors de groupuscules d’extrême-droite, le même déni demeure, aussi bien à droite qu’au sein l’écrasante majorité de la gauche. Si j’écris « le peuple français est le peuple français blanc », je me verrai, en effet, accusé d’utiliser le même langage que les identitaires suprématistes blancs. Je ne peux pourtant pas faire autre chose que de l’écrire : le peuple français est le peuple français blanc ! Et j’ajouterai, pour être plus précis : européen et chrétien d’origine. Les autres, ceux qui n’ont pas eu la chance de naître blancs, européens et chrétiens, font et ne font pas partie du peuple : ils sont le tiers-peuple. Ce n’est pas dire ce que dirait un militant néo-nazi, mais dire ce que pensent plus ou moins clairement tous les Français. C’est dire, surtout, la réalité des rapports de pouvoir et des rapports aux institutions de pouvoir de la majorité blanche, européenne et chrétienne face à la minorité issue de l’immigration non-européenne.
Encore un mot. Le « pacte républicain » qui concentre l’idéologie et les institutions constitutives du peuple français, charpenté autour de la citoyenneté démocratique, d’un certain compromis social redistributif et de la prééminence nationale, s’est érigé au croisement de nombreux enjeux : les conflits sociaux et politiques internes à la France, la compétition avec les autres États impériaux et l’expansion coloniale. Le peuple français, l’État français, la nation française en sont les produits, c’est-à-dire qu’ils sont modelés par les rapports de pouvoir nés de la colonisation. Or, aujourd’hui, différents facteurs mettent à mal cet échafaudage : la mondialisation libérale et financière, l’institutionnalisation de l’Union européenne, la perte d’influence de l’impérialisme français et la présence croissante d’une population non-blanche, originaire des colonies. Depuis quelques années, l’une des raisons, et non des moindres, des politiques racialistes de l’État, qu’il soit dirigé par la droite ou par le PS, est de raffermir la dimension raciale du pacte républicain pour compenser les effets délétères de ces facteurs qui le minent et sur lesquels il n’a que très peu de prise. Au nom de l’incompatibilité des « valeurs » de la République et/ou de l’« identité nationale », avec les « cultures » et les croyances des Français issus de l’immigration coloniale, au nom de la « nécessité » de contrôler ou d’interrompre les flux migratoires, de préserver l’emploi « français », de lutter contre le terrorisme ou l’insécurité, la notion de peuple s’est resserrée autour des prétendus « Français de souche », blancs, européens, chrétiens. Autrement dit, cette politique ambitionne de reconstruire la notion bien mal en point de peuple français là où c’est le plus facile : contre les non-blancs. Si certains courants plus nationalistes mettent particulièrement l’accent sur la « souche », d’autres, plus libéraux ou plus mondialistes, privilégient, toujours contre les non-blancs, la référence à une « identité » blanche européenne, fondement de ce qui serait un peuple européen([J’ai tenté d’étayer cette hypothèse dans « La Contre révolution coloniale en France. De de Gaulle à Sarkozy », éd. La fabrique, Paris, 2009.)]. Face à la crise du pacte républicain, mais aussi face à l’offensive racialiste des forces politiquement majoritaires, la gauche radicale peine, quant à elle, à trouver son chemin.
L’inflexion nationale de la gauche radicale
À l’exception peut-être des écologistes et de certaines sensibilités de l’extrême gauche, un certain discours « souverainiste » s’exprime désormais dans tous les partis. Au sein des principales forces présentes sur l’échiquier électoral (UMP et alliés, PS et alliés, FN), cette rhétorique s’accorde paradoxalement avec la défense des principaux mécanismes de la mondialisation libérale. Elle ne se résume cependant pas à son caractère démagogique électoraliste ; elle a également une fonction plus profonde, en l’occurrence raciale, dépourvue d’ambiguïté dans son approche des banlieues et de l’immigration.
La majorité des forces organisées de la gauche radicale n’échappe pas, elle-même, au renouveau du paradigme nationaliste, articulé autour des notions de peuple et de souveraineté populaire. L’expression la plus manifeste de cette inclination est sans aucun doute le regroupement de la « gauche de la gauche » autour du Front de gauche et de Jean-Luc Mélenchon, dissident du Parti socialiste et allié au Parti communiste français, qui développe un discours antilibéral et nationaliste autour du thème de la « souveraineté populaire ». Aux dernières élections présidentielles, Jean-Luc Mélenchon, a obtenu 11 % des voix grâce à une campagne qu’on pourrait résumer en deux formules : « Vive le peuple français » et « Le peuple veut le pouvoir ». Lors de sa campagne électorale, il a mis ainsi l’accent sur la souveraineté dont le peuple français était dépossédé par les logiques libérales de la mondialisation, les institutions financières internationales et la Banque centrale européenne. S’il a évité soigneusement de substituer à la notion de souveraineté populaire celle de souveraineté nationale, il s’est attaché cependant à mettre en avant les principaux symboles du nationalisme français (drapeau tricolore, Marseillaise, mythe de la France comme nation des droits de l’homme et de l’universel…), se référant en outre constamment à la notion de « patrie ». Plus encore, il a marqué sa volonté de réaffirmer l’indépendance nationale de la France qui, pour lui, se confond largement avec la restauration de son rôle de puissance à l’échelle internationale, avec la force expansionniste de son économie, l’exploitation de l’immensité de son espace maritime et de sa présence (coloniale !) aux quatre coins du monde, les outils de son influence culturelle comme les institutions de la francophonie, sa puissance militaire, et son réseau d’alliances dont le renouvellement en direction des « puissances émergentes » devrait permettre de battre en brèche sa subordination actuelle aux États-Unis(Voir notamment J.-L. Mélenchon, « Une défense souveraine et altermondialiste », Revue Défense Nationale, no 749, avril 2012.). Jean-Luc Mélenchon a certes repris à son compte certaines revendications sociales qui soulignent son engagement à gauche ; il s’est opposé à l’anarchie libérale et à une mondialisation financière incontrôlable aux effets désastreux sur les classes populaires ; il a dénoncé également l’expansionnisme et l’arrogance des États-Unis. Son projet s’inscrit cependant dans la perspective nationale-impérialiste de constituer un nouveau pôle international au sein duquel la France jouerait le premier rôle. Elle pourrait alors retrouver sa splendeur perdue.
C’est dire le caractère équivoque de la notion de peuple telle qu’elle figure dans le discours de la gauche mélenchoniste. La citoyenneté et la souveraineté populaire s’y articulent fortement avec la souveraineté nationale, elle-même condition et finalité d’une politique de puissance. Le peuple n’apparaît donc pas comme synonyme de classes subalternes mais comme la forme à travers laquelle les classes subalternes sont solidarisées de la République impériale, à travers la réhabilitation du vieux pacte républicain – tel qu’il est idéalisé en tout cas, c’est-à-dire associant élargissement des droits démocratiques, mécanismes de redistribution sociale et nationalisme. La politique de Mélenchon envers les populations issues de l’immigration et des quartiers populaires trouve là sa cohérence. Alors que les formations politiques acquises au néolibéralisme, incapables de préserver les dispositifs sociaux, tentent de renforcer la dimension raciale de l’ancien pacte républicain, la stratégie de Mélenchon s’inscrit dans la logique inverse consistant à privilégier ses dimensions citoyennes, redistributrices et nationales plutôt que ses logiques raciales. Ainsi, même s’il ne se départit pas d’une certaine prudence, pour ménager sans doute son électorat blanc, il se permet de défendre les droits démocratiques et sociaux de l’immigration et des habitants des quartiers populaires, et en cela il se distingue de la droite et du Parti socialiste. Dans le même temps, il n’est pas question pour lui de tolérer la moindre remise en cause de la « République Une et indivisible » et de ses « principes », fondements incontournables, selon lui, de la souveraineté du peuple et de la matrice nationale française.
Aux Français noirs, arabes et musulmans, Mélenchon ne peut donc proposer que l’assimilation au sein du « peuple Un et indivisible », des institutions qui le constituent, de sa culture dominante, de son histoire « nationale » et de ses normes. Ainsi, pour ne citer que cet exemple, il n’hésite pas nier toute pertinence à la notion d’islamophobie et à relayer la campagne en défense de la laïcité, c’est-à-dire un instrument de relégation des populations musulmanes et de stigmatisation d’une religion, jugée envahissante et menaçante vis-à-vis de la norme française, blanche, chrétienne et européenne. Or, une telle démarche assimilationniste, qu’elle s’exerce à l’encontre des musulmans ou des autres groupes issus de l’immigration coloniale, signifie concrètement leur exclusion hors du peuple. Autrement dit, bien qu’elle ait pour ambition de représenter l’ensemble des populations défavorisées en France, la notion de peuple dans l’acception dominante au sein du Front de gauche contribue de fait à préserver le statut de non-citoyen des Noirs, des Arabes et des musulmans, c’est-à-dire la relégation hors du champ politique d’une large frange des classes sociales les plus défavorisées. Un exemple éloquent : les commentaires acerbes du leader du Front de gauche à propos d’une récente révolte dans la banlieue d’Amiens où sont particulièrement présentes les populations issues de l’immigration. Le motif de la révolte, déclenchée par un banal contrôle routier, était le harcèlement policier dont sont en permanence victimes les habitants des quartiers populaires, plus particulièrement s’ils ne sont pas blancs. Comme souvent dans ce genre de circonstances, une école et des voitures ont été incendiées tandis que seize policiers ont été blessés à l’issu de violents affrontements. Sans trouver la moindre justification à la colère des émeutiers, Jean-Luc Mélenchon les a tout bonnement qualifiés de « crétins », de « bouffons » et de « larbins du capitalisme ». Lors d’un débat qui a eu lieu aux « Estivales citoyennes 2012 du Front de gauche », Félix Boggio Éwanjé-Épée et Stella Magliani-Belkacem ont mis le doigt sur le problème : « Qu’est-ce qu’il y a derrière les termes extrêmement violents et disqualifiants de Jean- Luc Mélenchon ? Ce qu’il y a derrière ces insultes, c’est l’idée que ces jeunes ne sont pas du “peuple” que son projet rassemble, que cette révolte n’est pas légitime. C’est déjà s’inscrire en faux par rapport aux exigences portées par ces révoltes (Félix Boggio Éwanjé-Épée et Stella Magliani-Belkacem, « Les luttes de l’immigration postcoloniale dans la ‘révolution citoyenne’ ». Les déclarations de Jean-Luc Mélenchon ont également suscité l’excellente réaction de quelques militants du Front de gauche, membre d’un des courants issus du Nouveau parti anticapitaliste : Cédric Durand, Razmig Keucheyan, Julien Rivoire, Flavia Verri, « Jean-Luc Mélenchon, vous avez tort sur les émeutes d’Amiens-Nord ».
Du point de vue d’une politique de gauche attachée à rassembler « ceux-d’en-bas », la référence à un peuple homogène ou potentiellement homogène est de toute évidence une impasse. Alors que pour les populations issues de l’immigration, l’assimilation nationale au sein d’un même « peuple français » n’est pas à l’ordre du jour, la prégnance de l’idée nationale, racialement connotée, demeure extrêmement forte au sein des classes subalternes « de souche ». Refuser d’en tenir compte, comme le font les militants de gauche qui considèrent que tout se résout dans la question socio-économique et que les méchantes idéologies – « communautaristes » et nationales-racistes – s’évaporeront dans la dynamique des luttes sociales, n’est guère sérieux. Cette démarche butte sur les raisons qui incitent tant de travailleurs et de chômeurs à voter contre leurs « intérêts objectifs », ces raisons qui ont tant à voir avec les notions de respect, d’honneur, de dignité, de reconnaissance sociale.
Comment être français sans l’être ?
Du point de vue des « colonisés de l’intérieur », la difficulté stratégique n’est pas moins aiguë. Elle se posait déjà dans l’Amérique ségrégationniste. Aux leaders noirs intégrationnistes, Malcolm X rétorquait : « Mais mon vieux, comment pouvez-vous vous prendre pour un Américain, alors que jamais vous n’avez été traité en Américain dans ce pays ? (…) Supposons que dix hommes soient à table, en train de dîner, et que j’entre et aille m’asseoir à leur table. Ils mangent ; mais devant moi il y a une assiette vide. Le fait que nous soyons tous assis à la même table suffit-il à faire de nous tous des dîneurs ? Je ne dîne pas tant qu’on ne me laisse pas prendre ma part du repas. Il ne suffit pas d’être assis à la même table que les dîneurs pour dîner ([Malcolm X, Le Pouvoir noir, éd. La Découverte, p. 208)]. » C’est exactement ce qu’exprimaient à leur manière, les révoltés de novembre 2005 en déchirant ostensiblement devant les caméras de télévision leurs cartes d’identité françaises. Cette métaphore, Malcolm a eu de nombreuses occasions de la répéter. On la retrouve dans les discours qu’il prononçait comme porte-parole de la Nation of Islam, quand il défendait une perspective séparatiste, mais il continuera à l’employer par la suite bien qu’il ait renoncé au séparatisme. Dès lors, non sans ambiguïtés, il utilisera la notion d’Afro-américains pour désigner les Noirs états-uniens, non pour signifier que désormais Noirs et Blancs feraient partie d’un même peuple, d’une même nation, mais au contraire pour marquer la différence et affirmer la nécessité que les Noirs disposent pour eux-mêmes de formes d’autorités autonomes tout en participant, avec les Blancs, d’une même souveraineté populaire. Malcolm est mort sans avoir résolu les questions que soulevait une telle démarche ([Ces questions sont abordées dans mon dernier essai:S. Khiari, Malcolm X, stratège de la dignité noire, Amsterdam, Paris, fév.2013.)] .
Les mêmes interrogations se posent en France. Quand on est une minorité raciale, comment concevoir une politique pour soi dans un espace institutionnel commun à toute la population (Voir S. Khiari, « Nous avons besoin d’une stratégie décoloniale », in Races et capitalisme, coordonné par Félix Boggio Éwanjé-Épée et Stella Magliani-Belkacem, éd. Syllepse, Paris, 2012.) ? Cette question stratégique est d’autant plus compliquée qu’elle se pose différemment si l’on se place du point de vue des Blancs majoritaires ou du point de vue des néo-indigènes. Elle ne pourra trouver une réponse commune à toute la population française que comme aboutissement d’un processus décolonial qui impliquera, pour une longue période transitoire, un compromis dynamique et conflictuel entre le peuple et les peuples de France, fondé sur une recomposition de la communauté politique prenant en compte et institutionnalisant les multiples références nationales, culturelles ou identitaires. Une politique alternative de gauche ne saurait se contenter d’une politique de l’immigration non répressive ni de prendre des mesures contre les discriminations raciales. Tout cela est bien sûr impératif comme est nécessaire la rupture avec l’engagement de l’État français dans les politiques impériales. Mais, si elle veut être efficace, la gauche devra également admettre qu’elle ne fera pas l’économie d’une autre politique de « l’identité nationale ». J’utilise à dessein ce terme qui a été instrumentalisé par la droite sarkozyste pour justifier sa politique raciste. Car en vérité, la réponse qu’il lui a été faite était bien insuffisante. Il ne suffisait pas, en effet, d’en dévoiler les finalités ni d’en dénoncer les mystifications. Il fallait au contraire s’en saisir pour réinterroger d’un point de vue décolonial la question nationale([J’ai entamé une réflexion sur la question dans Pour une politique de la racaille, éd. Textuel, Paris, 2006.)], introduire le pluriel de la notion de peuple, associer, au sein d’une définition renouvelée de la souveraineté populaire, la redistribution des pouvoirs économiques et sociaux à la redistribution des pouvoirs culturels et symboliques. Affirmer qu’en France toutes les cultures ont aujourd’hui le droit de s’épanouir ne fait guère de sens si, à l’instar de la « culture française » dominante, ces autres cultures ne « pénètrent » pas l’État, si n’émergent pas également des formes légales d’« autodétermination » assurant aux minorités l’autorité nécessaire pour développer leurs cultures et leurs visions du monde. Le principe de droits culturels collectifs, partiellement reconnu aujourd’hui pour les minorités régionales, pourrait l’être aussi pour les minorités sans territoire. Prétendre, par ailleurs, qu’en France toutes les confessions ont les mêmes droits est une supercherie qu’il est urgent pour la gauche de dénoncer ; non pas pour « radicaliser » la laïcité mais pour considérer enfin les croyances religieuses comme des besoins sociaux légitimes.
Une autre grande question est assurément celle de « l’histoire de France » et de sa fonction nationalisante et racialisante. Il ne s’agit pas de laisser à l’histoire des minorités une petite place dans les manuels scolaires, ni de « réconcilier les mémoires » (comment réconcilier la mémoire des colons et celle des colonisés ?), ni, non plus, d’abandonner l’histoire aux historiens, c’est-à-dire de l’extraire de la politique. Mais de rendre aux histoires multiples des populations françaises toute leur place dans l’État et dans la société.
Ce ne sont là que quelques pistes qui demandent à être creusées, élargies, précisées, de manière à concevoir, dans le domaine de l’« identité », ce qui pourrait être dit en termes de compromis dynamique, susceptible d’ouvrir l’horizon de la décolonisation. Pour la gauche, la question n’est pas de se rénover ni d’être plus radicale dans une matrice finalement inchangée, mais d’engager en son propre sein une véritable révolution culturelle. Je ne doute pas de la générosité de certaines de ses composantes, mais en politique la générosité n’est jamais très loin du paternalisme et ce dernier de la domination. Il lui faudra donc rompre avec l’illusion de sa propre universalité comme il lui faudra apprendre qu’elle n’est pas l’expression d’un même peuple des opprimés mais une expression, parmi d’autres, d’un privilège blanc qu’elle doit apprendre à combattre si elle aspire à rendre concevable une alliance politique entre les classes populaires blanches et les classes populaires issues de l’immigration, autour d’un projet susceptible d’asseoir la souveraineté effective d’un peuple à la fois un et multiple.
Sadri Khiari
30 septembre 2012
Ce texte, reproduit ici avec l’aimable autorisation des Éditions La Fabrique est extrait du livre, Qu’est-ce qu’un peuple, Alain Badiou & Judith Butler & Georges Didi-Huberman & Sadri Khiari & Pierre Bourdieu & Jacques Rancière, Paris, 2013.
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