Extrait de "Race et capitalisme", éd.Syllepse

Nous avons besoin d’une stratégie décoloniale

« C’est la lutte qui, faisant exploser l’ancienne réalité coloniale,révèle des facettes inconnues, fait surgir des significations nouvelles et met le doigt sur les contradictions camouflées par cette réalité »(Frantz Fanon)

Parler de question raciale en France, c’est affirmer que le champ politique français est le lieu d’une lutte pour le pouvoir entre races. Je crois que, par simple pragmatisme, c’est ce qu’il faut commencer par dire. Il est vrai que cette lutte ne se manifeste pas de manière transparente pour ce qu’elle est, tant le fossé est gigantesque entre les forces en présence. Le clivage droite/gauche, absorbant les autres conflictualités, semblent être l’unique forme de structuration de l’espace politique. La prégnance du mythe d’une république qui ne tolère ni les ordres ni les castes mais seulement des individus indistincts est particulièrement forte. Les luttes des races opprimées ne se présentent officiellement ni comme luttes raciales ni a fortiori comme luttes pour le pouvoir, mais comme luttes « citoyennes » dans le cadre de la république.

Une situation bien différente de celle qui a prévalu aux États-Unis où l’oppression raciale s’est exprimée dans toute sa nudité. La résistance noire s’y est assumée en tant que telle et n’a pas craint de revendiquer le pouvoir ou sa part de pouvoir. Les mouvements nationalistes ou séparatistes exigeant le droit à constituer un État indépendant dans une fraction du territoire étatsunien ou les courants suprématistes, convaincus que l’Homme noir était destiné à régner sur le monde, ont formulé, à leurs façons, la signification réelle de la lutte des races. Mais, c’est la notion de Black power qui l’a exprimé sans doute de la manière la plus intéressante, malgré ou peut-être à cause de l’absence d’une définition précise (Carmichael/Hamilton 2009). Cette formule, qui a eu le mérite de mettre le doigt sur l’essentiel, a constitué une tentative de trouver une réponse à la question du pouvoir dans les conditions spécifiques d’une minorité raciale au cœur de la métropole impériale.

La question se pose également en France. Elle ne peut se résoudre bien sûr qu’en fonction des coordonnées propres de la situation française. Elle est au cœur des préoccupations du Parti des indigènes de la république (PIR) (Je rappelle que la notion d’« indigènes de la république » fait référence au statut de l’indigénat dans les anciennes colonies françaises (Khiari, 2006). Tout au long de cet article, j’utiliserais dans le même sens les termes d’indigènes, de « colonisés de l’intérieur », de populations issues de l’immigration, etc.)], le seul mouvement issu de l’immigration coloniale qui ait abordé frontalement la problématique raciale. Je n’en aborderai pas, ici, toutes les dimensions mais seulement quelques unes. Je me contenterai de les effleurer, pour tracer des pistes de réflexion en espérant avoir, plus tard, l’occasion d’y revenir de manière plus précise.

Les sociologues français

L’idée d’une lutte des races pour le pouvoir risque en effet de heurter de nombreux chercheurs et militants français réputés antiracistes. Elles agaceront sans doute aussi ceux, trop rares encore, qui n’hésitent plus à aborder le fait de la race comme une forme sociale. Dans les années 1970, l’intensification des luttes de travailleurs immigrés avait permis à ces derniers de gagner quelques points dans le domaine de la théorie. Colette Guillaumin défendait ainsi la nécessité de prendre en compte la réalité de groupes raciaux, socialement construits (Guillaumin 2002). Dans son sillage, quelques intellectuels(Pour éviter d’encombrer cet article, je ne citerai personne. Le faire imposerait en outre de souligner les différences entre les différentes approches évoquées alors que ce qui m’importe ici, c’est une tendance générale, plus ou moins partagée par les uns et les autres, ceux-là mêmes qu’évoque Houria Bouteldja dans son analyse de la « frontière BBF » – Blanchard, Benbassa, Fassin et d’autres encore (Bouteldja 2011). ), désormais bousculés par les révoltes dans les banlieues populaires, prennent également leur distance avec les conceptions dominantes du racisme pour affirmer la persistance d’un imaginaire raciste hérité de la période coloniale et son caractère performatif en termes de stratification raciale du corps social. Ces auteurs s’accordent pour reconnaître la réalité des races comme phénomène social ; souvent, ils n’hésitent pas à mettre en cause les politiques d’État et, pour certains, ils consacrent leurs travaux à décrypter les mécanismes et les logiques qui, dans différentes sphères de la société, produisent et reproduisent les inégalités raciales. Ils ont cependant, bien trop souvent, une tendance regrettable à penser la race sous l’angle exclusif et réducteur de l’« imaginaire »([J’ai essayé de mettre en évidence les contresens auxquels conduisait une approche en termes exclusifs d’« imaginaire » dans un article intitulé « Pap Ndiaye tire à blanc » (Khiari 2010). )]. Certains sociologues, qui tentent, quant à eux, de montrer l’enracinement du racisme contemporain dans l’histoire coloniale, relèvent justement la reproduction et la persistance de dispositifs administratifs, policiers, etc. mis en œuvre initialement dans les territoires colonisés, ou alors ils soulignent l’« analogie » entre certaines pratiques coloniales et des formes actuelles de « gestion » des populations issues de l’immigration. Tout cela n’est évidemment pas sans signification mais le Pouvoir blanc est suffisamment inventif pour générer de nouvelles formes de domination raciste sans rapport, en apparence, avec les mécanismes de gouvernementabilité caractéristiques des périodes coloniales antérieures.

Malgré des démarches parfois différentes, il existe un point commun entre la plupart de ces sociologues : ils ne s’aventurent pas à reconnaître la race comme rapport social de luttes, comme rapport de forces politiques, et, encore moins, à définir l’enjeu central de cette lutte : le pouvoir. Leurs approches alimentent la représentation du « racisé » comme participe passé, simple objet d’une action racisante dont il est victime. De ce point de vue, le « remède » au racisme apparaît nécessairement comme extérieur à la relation raciale, un extérieur dont on a du mal à situer l’emplacement, sinon dans une relation que l’on espère vertueuse entre une intelligentsia « consciente », supposée s’être élevée au-dessus de l’imaginaire social du racisme, et un État régénéré, homogène enfin à son idéal républicain. Penser la race sans penser le conflit racial, sans penser l’enjeu du pouvoir – et, en son sein, le pouvoir central -, interdit à l’antiracisme de se penser comme stratégie politique.

S’ils lui reconnaissent une forme d’existence sociale, reflet pratique d’un imaginaire aussi tenace qu’une tâche de sauce tomate, la race ne doit surtout pas devenir corps politique en tant que race ni accéder à une existence historique réelle. L’hypothèse d’une lutte des races pour le pouvoir peut être effectivement embarrassante : comme toute lutte politique, elle implique l’exercice de la contrainte – rapport de forces – et la haine entre les deux pôles raciaux. Le « racisé » n’est plus simplement victime innocente. Il devient lui-même « racisant ». La haine du Blanc risque de devenir réalité. Une réalité d’autant plus désagréable que les racistes blancs ne manqueront pas de s’en emparer et de désarmer ainsi une gauche antiraciste qui exige des dominés qu’ils soient aussi propres que s’ils sortaient du pressing. Leur combat, pour être légitime, devrait être, selon eux, l’expression de l’universalisme humaniste. L’accepter comme vulgairement particulier et c’est l’universel qui explose en vol. Or, l’intellectuel blanc ne peut pas renoncer à cette idée d’universel, sans laquelle il serait immédiatement rejeté, en tant que Blanc, au cœur du conflit racial, alors qu’en tant qu’intellectuel antiraciste, il s’élève au-dessus du particulier pour être lui-même universel (ce qui est, disons-le en passant, la particularité du Blanc dominant). Être tout simplement blanc est une terrible humiliation. Ne pas être l’incarnation de l’Homme, n’est pas facile à digérer. Être reconnu comme membre du groupe oppresseur, doté de privilèges et de pouvoirs, est proprement inavalable. L’intellectuel antiraciste blanc craint comme la mort le choc qu’impliquerait la prise de conscience de sa non-universalité, figure inversée du traumatisme « métaphysique » de l’Antillais, que décrit Frantz Fanon, découvrant avec effroi qu’il n’est pas blanc mais noir, un négro comme un autre (Fanon 2006). À ce stade, le militant blanc de gauche n’a pas beaucoup de choix. Comme il n’est pas question pour lui de rejoindre ses frères, les Blancs racistes et fiers de l’être, il peut tenter de conserver son « universalité », c’est-à-dire sa « pureté » d’Homme, en « trahissant » le camp des dominants et/ou en attribuant aux « racisés » un devoir de « pureté » et d’« universalité » qui lui assurerait d’être du bon côté de la barrière. Cela reste toutefois une position incommode, même si on peut y trouver un certain confort. Il y a alors une autre solution, plus banale, celle du déni. Éric Fassin a parfaitement décrit ce phénomène qui interdit de reconnaître la racialité de la société française (Fassin/Fassin 2006). On peut compléter son analyse pour y ajouter un autre processus de déni, celui qui interdit à l’intellectuel blanc de gauche, conscient de cette racialité, d’appréhender cette dernière pour ce qu’elle est : un conflit racial, une lutte pour le pouvoir.

Pour voir la lutte des races, il faut la regarder…

… et la regarder là où elle est. Non pas dans le regard plus ou moins bigleux du raciste, ni seulement dans les frontières d’un État, mais d’abord dans le territoire mondial où elle se déploie ; non pas dans la somme des petits présents locaux mais dans le grand présent de la modernité. Là, se déploie le colonialisme. On dira plutôt la colonialité des rapports de pouvoir pour en détacher le sens de l’occupation des territoires et de la subordination des peuples qui y vivent. Ces significations demeurent au cœur du phénomène impérial contemporain mais ne sauraient en épuiser le sens. On doit s’interroger aujourd’hui sur ce qu’il y a de commun et de spécifique dans les relations sociales de domination instaurées à l’échelle mondiale depuis le XVIe siècle. La réponse la plus générale se situe, me semble-t-il, dans la racialisation des rapports sociaux ou, dit autrement, dans la formation et la hiérarchisation de groupes statutaires, définis racialement, au cours du processus historique qui a vu se combiner constitution des empires coloniaux, expansion capitaliste et institution du système des États-nations modernes. Les lignes de démarcation du groupe dominant ont bougé, elles se sont construites autour de normes évolutives, inscrites dans des caractères naturels, des particularités culturelles et religieuses, une localisation géographique ou une condition socio-économique, elles ont été dites ou masquées, s’exprimant principalement dans des pratiques ; pour autant, s’est dessinée au cours des siècles une distribution raciale des êtres humains, un agencement dominé par le groupe dont les principaux critères d’appartenance, construits par l’histoire coloniale, ont été de manière indissociable d’être reconnu comme blanc, d’être d’origine chrétienne et supposé descendre de populations originaires de l’Europe, plus particulièrement occidentale (Khiari 2009).

On est amené de ce point de vue à réinterpréter comme autant de luttes raciales contre le Pouvoir blanc, les résistances des Noirs déportés en Amérique et aux Caraïbes, les guerres anticoloniales, les luttes convergentes du « Tiers-Monde » au lendemain des indépendances ou, autre exemple, les luttes anti-apartheid en Afrique du sud. Ce n’est sans doute pas un hasard si c’est au retour d’un long voyage dans le monde, lorsqu’il prend conscience du caractère global de la domination coloniale-raciale et des résistances qu’elle suscite, que Malcolm X rompt avec le séparatisme suprématiste et apolitique de Nation of Islam pour envisager la stratégie des Noirs américains dans une perspective internationale. On peut se demander également dans quelle mesure la guerre impérialiste au Vietnam a eu une incidence sur la radicalisation de Martin Luther King peu de temps avant son assassinat.

Affirmer que la question raciale est inséparable de la lutte des races pour le pouvoir signifie que les races sont des rapports de forces sociaux entre race dominante et races dominées, les unes voulant préserver leur suprématie constitutive du système racial, les autres s’en libérer. Cela signifie aussi que les races, et donc les démarcations raciales, se constituent dans le processus même de leurs luttes pour le pouvoir. La résistance des races dominées est à la fois une lutte menée de front – la race dominée voulant détruire la suprématie de la race dominante ou instaurer la sienne, tandis que la race dominante cherche à conforter sa suprématie – et une lutte pour appartenir à la race dominante ou, à tout le moins, en être le plus proche, c’est-à-dire grimper les marches de la hiérarchie raciale. Et l’une des stratégies du Pouvoir blanc, c’est justement d’élargir ses propres frontières, de sélectionner qui peut les passer, ou de faire grimper l’un ou l’autre groupe dans la pyramide raciale. C’est une stratégie et c’est l’un de ses pouvoirs. Une stratégie confortée en regard par les stratégies des races dominées, tourmentées par l’ambition d’être accueillies de plein droit dans la communauté des Blancs.

Ainsi, la hiérarchie raciale se présente plus comme une pyramide que comme une opposition entre deux pôles homogènes et rigoureusement définis. Elle est à la fois bipolaire, opposant Blancs et non-Blancs, et pyramidale : face aux Blancs, ou plutôt en dessous des Blancs, s’empilent les différents groupes raciaux opprimés – par strates de couleur ou de culture, chacune selon son rang dans l’humanité ou la civilisation, ses droits et ses servitudes, les combats perdus et les combats gagnés. La stratification raciale opère également une distribution des personnes et des groupes selon les classes – et je n’ai pas besoin de préciser qui sont les principaux bénéficiaires de cette répartition. Il est facile de montrer qu’à l’échelle mondiale les races dominées sont situées aux échelons inférieurs de la division du travail. Cependant, si d’une manière générale, les races dominées sont cantonnées aux strates les plus basses des classes subalternes, elles n’en demeurent pas moins, elles-mêmes, socialement différenciées. De même, l’ensemble des pouvoirs et des honneurs (politiques, symboliques, etc.) tombent en cascade des sommets de la pyramide raciale jusqu’à ses couches les plus humbles.

La République blanche

Les luttes de l’immigration et des banlieues françaises participent de ce même combat racial, n’en déplaise à ceux qui s’obstinent à les appréhender dans les limites étroites de l’Hexagone, voire des seuls quartiers populaires. Il est bien sûr stratégiquement très important d’analyser les modalités particulières à travers lesquelles prend forme et s’exerce le racisme en France. Reste qu’il faut le saisir pour ce qu’il est : la conversion française d’un système mondial de domination raciale et non pas seulement comme un phénomène qui pourrait s’expliquer uniquement par des logiques propres à la société française contemporaine. Il est significatif qu’une telle approche globale, couramment mobilisée dans l’analyse des questions économiques et sociales, est si souvent négligée lorsqu’il s’agit de comprendre le racisme. Or, faire l’impasse sur le caractère impérial du racisme conduit à manquer une part des enjeux réels autour desquels s’agencent les luttes raciales (c’est particulièrement aveuglant en ce qui concerne la question de l’islamophobie depuis le 11 septembre 2001).

L’État français et, plus largement, les appareils de pouvoir racial en France, fonctionnent en effet comme médiation de la suprématie blanche internationale. Il n’en constitue pas pour autant un simple relais. Il a aussi ses enjeux propres, bureaucratiques, de classe et nationaux. L’État français, autrement dit l’État-nation impérial, n’est pas l’État-nation. Il est l’État-nation qui prend forme à travers la domination coloniale (Khiari 2009). Il se façonne dans la compétition voire dans la guerre contre d’autres États-nation impériaux ainsi que dans la matrice de la hiérarchie raciale des pouvoirs à l’échelle mondiale. L’hégémonie bourgeoise sur les classes subalternes dans la France républicaine s’est notamment ancrée institutionnellement dans ce que l’on peut appeler un pacte social-national-racial – le Pacte républicain – lequel s’incarne dans l’ensemble des mécanismes qui organisent la stratification et l’intégration des classes subalternes à la Nation, c’est-à-dire à l’État : dispositifs démocratiques comme le suffrage universel, dispositifs sociaux dont la forme développée a été l’État-Providence, dispositifs nationaux qui tracent des frontières statutaires entre nationaux et étrangers et dispositifs raciaux conférant un statut privilégié aux Blancs par rapport aux non-Blancs. Le Pacte républicain n’aurait pas été concevable, en effet, sans l’octroi aux classes subalternes blanches d’une position privilégiée dans la stratification du travail – mondiale et locale -, sans la redistribution à leur profit d’une part des revenus tirés de l’exploitation des peuples opprimés, sans enfin la gratification symbolique fondamentale d’appartenir à la race supérieure, maîtresse du monde, détentrice du savoir et des seules valeurs qui vaillent ¬- chose que le marxisme français semble rétif à comprendre. De même, les guerres nationales et coloniales n’auraient sans doute pas été possibles si le peuple français n’avait pas été solidarisé à travers les agencements de l’État national-racial. Ce qui fait la dignité de l’être dans l’État démocratique, c’est la citoyenneté ; ce qui fait la dignité de l’être dans l’État national, c’est de faire partie du corps national ; ce qui fait la dignité de l’être dans l’État racial, c’est d’être blanc. La République est tout cela à la fois.

Ainsi, la République a transformé les classes subalternes blanches en complices du Pouvoir blanc international. Dévolutaire de droits démocratiques et d’« acquis sociaux » – il est vrai, arrachés parfois de haute lutte -, le citoyen s’identifie impérativement comme Français et comme Blanc. Et il lui faut se battre pour le rester. Le racisme, les préjugés et les pratiques qui les accompagnent, c’est cela : un combat pour préserver des privilèges de race, privilèges qui sont au fondement de l’État racial. De ce point de vue, il paraît complètement irraisonné d’affirmer que les classes populaires blanches ne seraient pas racistes, mais simplement les réceptacles idiots du boniment des classes dirigeantes destiné à les détourner de la lutte des classes. En ces temps de crise, les classes populaires blanches défendent leurs « acquis » et l’un de ces acquis est d’être blanc. C’est aussi l’acquis le plus facile à défendre. Celui qu’on assure en cognant contre plus faible que soi. Celui qui jouit de l’appui de l’État et des principales forces politiques. On peut dire que l’hégémonie des classes dominantes sur la classe ouvrière s’exerce notamment à travers la domination politique et symbolique de toutes les classes blanches confondues sur toutes les classes non-blanches confondues. C’est ce que la gauche française pense être une simple tactique destinée à « diviser la classe ouvrière ».

Depuis le début des années 1980, en effet, de nombreux arrangements du Pacte républicain se détraquent. L’État-providence est progressivement démantelé, le modèle de l’État-nation souverain est battu en brèche (construction de l’Union européenne, mondialisation financière, etc.) tandis que de nouvelles puissances capitalistes émergent dans les pays du Sud. En France, les populations issues de l’immigration et des territoires d’Outre-mer s’imposent par leur nombre, les résistances foisonnent, notamment dans les quartiers populaires ; elles contestent les discriminations, exigent l’égalité, la reconnaissance de leur dignité, de leurs cultures et leur part du pouvoir (droit de vote pour les immigrés, suppression de l’état d’exception qui les accable, participation à la gestion des mairies et, plus généralement, à la politique). Prisonnières de leur allégeance au patronat et à la finance internationale, les composantes de droite et de gauche du champ politique ne peuvent envisager d’autres solutions pour raccommoder les dispositifs du Pacte républicain, garant du consentement des classes populaires blanches, que de conforter sa dimension raciale. Mesures répressives contre l’immigration, déploiement policier dans les quartiers, renforcement de la ségrégation urbaine, manipulations et manœuvres contre les espaces où s’organisent les non-Blancs, institutionnalisation d’un contrôle étatique des musulmans complémentaire de leur exclusion de la sphère publique, réhabilitation de l’histoire coloniale, efflorescence des discours publics racistes et islamophobes : l’ensemble de ces pratiques constituent autant de tactiques qui composent une stratégie destinée à restaurer l’hégémonie bourgeoise en consolidant la suprématie blanche, et à protéger celle-ci contre les batailles que livrent les non-Blancs. La consolidation de la fraternité blanche entre classes dominantes et classes populaires apparaît en outre indispensable à la réactivation des politiques impériales, manifeste depuis l’écroulement du bloc soviétique. L’expansion de l’islamophobie en France répond ainsi à des impératifs stratégiques internes autant qu’à la nécessité pour l’État français, engagé dans les guerres impérialistes menées en Afghanistan, en Irak et ailleurs, d’obtenir le consentement des classes populaires blanches, s’identifiant de plus en plus au monde « civilisé » et euroaméricain.

Dans cet affrontement, bien inégal encore, entre forces blanches et forces indigènes, la révolte des quartiers de novembre 2005, suivie de nombreux épisodes similaires dans différentes villes du pays, a constitué un moment décisif, bousculant rapports de forces et stratégies. Lors des élections présidentielles de 2007, elle a fort probablement contribué à la victoire électorale de Nicolas Sarkozy qui avait fait de la lutte contre l’immigration et les quartiers l’un des axes centraux de sa campagne. Cependant, la révolte de 2005 a également contribué à imposer une présence accrue des non-Blancs dans différentes sphères de la société et notamment dans l’espace médiatique et dans le champ politique. En témoigne, dans la sphère institutionnelle, le nombre important de candidats « issus de la diversité » lors des différentes consultations électorales, y compris sur les listes des partis politiques blancs. Il faut mesurer ces changements à leur juste valeur. Il ne suffit pas en effet de dénoncer la démagogie et l’instrumentalisation électorale de l’entrebâillement du champ institutionnel à la « diversité ». Sans qu’il y ait remise en cause des politiques raciales défendues et mises en œuvre depuis des années, il est incontestable que les partis blancs sont désormais contraints de prendre en compte la puissance politique indigène et d’y adapter leurs stratégies. Celles-ci s’orientent de plus en plus vers l’ouverture d’un espace de reconnaissance, de promotion sociale et d’insertion dans les institutions politiques à l’intention des « élites » et des classes moyennes indigènes, afin de prévenir leur radicalisation politique et de les dissocier du peuple des banlieues. En d’autres termes, c’est à la fois sur le terrain de classes, celui des différenciations socio-économiques au sein des populations indigènes, et sur le terrain de la race que joue le Pouvoir blanc.

On le sait d’expérience, on le voit tous les jours, une telle stratégie peut être gagnante. Elle n’est cependant guère aisée à mettre en œuvre. D’une part, en effet, elle implique une tension avec l’autre axe de la politique du pouvoir, en l’occurrence celui de la réaffirmation de la dimension blanche du Pacte républicain. D’autre part, malgré l’inclinaison des catégories intermédiaires de la race dominée à se satisfaire de l’ordre existant pourvu qu’il leur laisse une place, une frange en son sein peut au contraire, pour assurer sa propre promotion, agir à l’organisation et à la politisation de ceux qui, tant d’un point de vue de classe que d’un point de vue de race, demeurent au bas de l’échelle.

Appréhendée dans le cadre d’une stratégie indigène, l’articulation entre la lutte des classes et la lutte des races signifie, aujourd’hui en France, engager des secteurs indigènes les mieux dotés aux côtés des franges indigènes subalternes et entraver la stratégie du Pouvoir blanc visant à dissocier politiquement les différents secteurs de l’indigénat, selon des lignes de clivages socio-économiques. Cette convergence nécessaire ne saurait cependant constituer le tout d’une stratégie décoloniale. D’autres questions fondamentales devront aussi trouver leurs solutions.

L’illusion intégrationniste

L’une des plus grandes difficultés à résoudre est certainement la fragmentation des espaces de résistance indigène. Celle-ci s’explique par de nombreux facteurs. Des communautés différentes existent au sein des populations non-blanches, ayant des parcours historiques spécifiques, des cultures, des spiritualités et des attentes particulières. Par ailleurs, les formes d’occupation coloniale et les conditions dans lesquelles ont été conquises les indépendances sont multiples. Les trajectoires d’immigration, les formes d’insertions des différents groupes en France, les modalités de leur racisation, leurs conditions de classes, les techniques de gouvernementalité dont ils sont l’objet, sont dissemblables et changeantes comme se singularisent les formes et les contenus des résistances. Les antagonismes et les conflictualités se croisent indéfiniment et se brouillent les unes les autres. La lutte des races qui serpentent dans cet emmêlement de conflits affleure difficilement à la surface du champ politique. Ses enjeux demeurent confus et les moyens de les réaliser tout aussi imprécis.

Les réponses qui ont été apportées à ces questions sont multiples. Les résistances spontanées ou organisées ont été le plus souvent pensées sans outrepasser les cloisonnements historiques, communautaires, religieux, nationaux ou même de couleur qui séparent, hiérarchisent voire opposent les différents segments de la race dominée, sans non plus tenter de surmonter le fractionnement social qui la caractérise. Elles ont été pensées et menées sans franchir les bornes du cadre républicain celles de ses normes nationales et raciales ainsi que celles de sa conception de la citoyenneté. Il est vrai que les transgressions et les empiétements n’ont pas été rares. Ils suggèrent qu’un dépassement de ces expériences est concevable mais ces écarts procèdent moins d’une volonté stratégique clairement établie que d’un mouvement inné, reflet de la condition raciale commune des différents groupes constitutifs de la race dominée (Bouteldja & Khiari 2012. Voir aussi Khiari 2009 : 127-133).

La perspective intégrationniste, idéologie spontanée des indigènes, est cependant restée prédominante. Bien que nés en France et y vivant parfois depuis des lustres, ils demeurent peu ou prou convaincus de leur illégitimité. Ils n’auraient pas de droits sur la France. L’Hexagone serait la propriété des Français blancs. Certes, de plus en plus souvent, ils s’avisent de revendiquer une amélioration de leurs conditions, l’égalité et la reconnaissance culturelle ; malgré tout, ils ne disposeraient pas de la légitimité nécessaire pour vouloir remettre en cause les normes culturelles majoritaires ou les institutions historiques de la République, sauf, bien sûr, s’il s’agit d’appuyer un projet de réforme porté par des Blancs.

En tant que démarche politique, l’intégrationnisme consiste à revendiquer le droit d’être blanc, c’est-à-dire d’élargir la notion de blanc. Il s’agit de renégocier la frontière raciale de manière à pouvoir être inclus dans le groupe dominant tout en conservant ou non certaines particularités. Historiquement, la stratégie intégrationniste n’a pas toujours été inefficiente. Pour certains groupes racialement opprimées, elle n’a pas conduit à leur inclusion dans la race privilégiée mais leur a permis au moins de s’élever dans la pyramide raciale. Le plus souvent, bien sûr, elle n’a été qu’une illusion.

Le fond de l’intégrationnisme consiste donc à ne pas remettre en cause la matrice raciale coloniale. Sa forme extrême est l’assimilationnisme qui suppose une acculturation complète. Elle est cependant rarement revendiquée aujourd’hui en France. Depuis longtemps, les mouvements issus de l’immigration ont contesté les mots d’ordre d’intégration avancé par les pouvoirs publics à partir des années 1980, parce que la fonction de ce terme dans le discours public est d’occulter les inégalités. Ils y ont vu, à juste titre, la volonté de les laisser en dehors de la citoyenneté ou de les soumettre à une injonction d’assimilation, tout en leur faisant porter la responsabilité du racisme. Différentes alternatives à l’intégration ont été proposées sans pour autant parvenir à s’extraire de l’intégrationnisme. Elles s’expriment dans deux approches, parfois opposées, d’autres fois associées, que l’on retrouve également au sein des mouvements de contestation réputés radicaux. La première s’articule autour de la revendication de l’égalité (égalité des chances, égalité des droits, égalité réelle). Il s’agit là de contester les discriminations dans les différentes sphères de la vie sociale et politique. La seconde s’articule autour de la question culturelle. Il s’agit de conquérir la reconnaissance de quelques marqueurs identitaires dans le cadre d’un multiculturalisme libéral plus ou moins institutionnalisé. Il n’est bien sûr pas question, ici, de contester la pertinence des revendications particulières visant à obtenir l’égalité dans le travail, le logement, les droits politiques ou la reconnaissance culturelle. Il s’agit plutôt d’interroger la conception, trop répandue, selon laquelle le mot d’ordre général d’égalité, associé ou non à celui de reconnaissance des cultures, dans le cadre républicain, constituerait une sorte de plafond programmatique de la lutte antiraciste. Il est certain que, quoique ne sortant pas d’une perspective intégrationniste, les mots d’ordre d’égalité ou de multiculturalisme sont pourtant dotés d’un important potentiel de contestation des hiérarchies raciales. Peuvent-ils, pour autant, tels qu’ils sont énoncés aujourd’hui, ouvrir le chemin à une politique de libération, c’est-à-dire à une politique qui batte en brèche les rapports coloniaux de pouvoirs et leurs dispositifs institutionnels ?

Libération et stratégie frontalière

En France, en dehors des militants et des intellectuels qui connaissent le Parti des indigènes de la république, pas grand monde ne comprend qu’un parti français ou qu’un mouvement se donnant pour tâche la lutte antiraciste, pose la nécessité d’une stratégie décoloniale et se définisse comme un parti de libération([Voir les « Principes politiques généraux » adoptés au Congrès de fondation du PIR (PIR 2010).)]. Ces formules peuvent en effet surprendre. À tort, certains y voient la volonté d’imiter les mouvements qui ont lutté, ou qui luttent encore, contre l’occupation de leurs terres. Ce serait évidemment absurde. Pour éviter tout malentendu, je vais tenter d’expliquer pourquoi parler de « libération » et plus précisément de libération décoloniale continue de faire sens aujourd’hui.

En effet, si la condition des « colonisés de l’intérieur » et les mécanismes de leur relégation raciale diffèrent considérablement des formes d’oppression vécues par les colonisés « de l’extérieur », si l’alternative intégration/libération revêt, dans chacun des cas, un contenu singulier en termes stratégiques, la problématique qu’elle recouvre reste d’actualité tant que la colonialité des rapports de pouvoirs continue, selon de nouvelles modalités, d’organiser la société et de distribuer en races hiérarchisées différents groupes de population. L’objectif du mouvement de libération est de poursuivre la décolonisation jusqu’au délitement total de la suprématie blanche. Dans les anciennes colonies, la libération s’est dite en termes d’indépendance politique. Aux États-Unis, le nationalisme noir s’est exprimé en termes d’autodétermination noire, d’État séparé ou selon la formule polysémique de Black power (assurer notamment le contrôle politique, culturel et économique des ghettos). Au-delà des formes institutionnelles proposées, la logique est donc celle de la constitution d’un pouvoir politique autonome. Il s’agit d’un mouvement premier, incontournable, du processus de libération.

Dans la configuration française, la revendication d’un État séparé serait évidemment incongrue. La libération, comme mode de pensée, comme pratique d’organisation et de lutte, peut se concevoir, cependant, comme une tension intégrant la puissance de l’idée d’autodétermination indigène à l’impératif paradoxal de solidarités conflictuelles aussi bien au sein du corps politique indigène à construire qu’entre celui-ci et les forces populaires blanches. La libération est le mouvement même à travers lequel la pratique indigène autodéterminée et les solidarités conflictuelles avec d’autres secteurs de la population construisent les prémices culturelles et politiques, c’est-à-dire aussi les rapports de forces, susceptibles de conduire à l’émergence d’un pouvoir majoritaire décolonial. La stratégie de libération ne saurait par conséquent être une stratégie séparatiste d’affrontement entre indigènes et Blancs mais une stratégie frontalière, construite de moments et d’espaces de lutte distincts mais qui se chevauchent, incluant séparation, cohabitation et regroupement, conflits, alliances et compromis transitoires. Elle se meut sur la frontière qui sépare et relie plusieurs dynamiques décalées voire antagoniques, entre l’intégrationnisme indigène et la perspective de libération, entre l’action institutionnelle et la résistance non-institutionnelle, entre les aspirations indigènes et les intérêts blancs ou entre l’impératif de construire l’indépendance politique des « colonisés de l’intérieur » et la nécessité de tisser des alliances.

Nous ne vivons pas simultanément

Penser une stratégie frontalière décoloniale suppose de rompre avec la conception d’un champ politique unique et homogène. Forgé dans l’histoire des luttes entre progressistes et conservateurs, gauche et droite ou classe ouvrière et bourgeoisie, cette conception de l’espace-temps politique est également, quoique pas uniquement, le fruit de la colonisation. Celle-ci n’a pas seulement occupé des espaces, elle a également occupé le temps. Par la force des armes, elle a imposé une conception racialisée du temps et de l’espace, présupposant un découpage racial du monde et une histoire linéaire eurocentrée, prétendument universelle, fléchée par l’avènement de la modernité et du progrès, qui relègue les autres espaces et les autres histoires à la non-histoire ou à des stades antérieurs de l’histoire. Le démantèlement des instruments et des dispositifs de pouvoir et de savoir qui permettent aujourd’hui encore l’occupation coloniale de l’espace et du temps figurent à termes comme des enjeux majeurs de la libération. Cette perspective est étrangère à celle de l’émancipation universelle, construite elle-même dans l’idéologie de l’espace-temps unique et homogène au sein duquel prend place un champ politique unique où convergent naturellement les luttes contre les différentes formes d’oppression et où s’opposent nécessairement « réactionnaires » et « progressistes ».

Or, cet espace de conflits n’a jamais existé indépendamment d’autres espaces de luttes, organisés selon d’autres paramètres. Ainsi, dans les années 1950, les luttes de libération nationale dans les colonies françaises se déployaient dans des espaces et des temporalités qui n’étaient pas celles des luttes de classes en France ; ce qui ne veut pas dire bien évidemment qu’elles leurs étaient indépendantes. Les territoires et les institutions dans et à travers lesquels se sont développées les deux dynamiques, leurs acteurs collectifs, leurs enracinements culturels, leurs enjeux et leurs significations historiques, ne pouvaient être confondus. C’est bien pour cela du reste qu’aux yeux d’un militant eurocentriste de gauche – eurogauchiste, pourrait-on dire -, il semble paradoxal que les luttes anticolonialistes et les luttes ouvrières en France ne se soient pas spontanément tendues la main.

Si, d’un point de vue eurocentriste, il est déjà difficile d’admettre l’autonomie relative des champs politiques dans le contexte d’une guerre de libération qui implique deux territoires distincts, il est moins aisé encore de reconnaître une disjonction analogue concernant des luttes menées sur un territoire unique, le territoire français. En apparence, le champ politique y est Un, ordonné, par l’État et ses réseaux de pouvoir, structuré et clivé à la fois par le conflit entre la droite et la gauche, la première représentant la réaction et les forces de l’oppression, la seconde identifiée au progrès et au mouvement universel vers l’émancipation de l’Homme. Les luttes des populations issues de l’immigration s’inscriraient dans ce deuxième mouvement dont elles ne seraient qu’un moment particulier, circonscrit par quelques revendications spécifiques (abolition des « discriminations », suppression des « préjugés racistes »). Elles ne seraient au fond qu’une forme dérivée de la lutte contre les « idéologies réactionnaires » ou de la lutte des classes. Ce n’est pourtant là qu’une apparence, expression d’un rapport de forces particulièrement déséquilibré au sein du champ des luttes raciales. Le Pouvoir blanc est tellement prééminent que le champ politique blanc apparaît comme le seul champ de conflits, empêchant le déboîtement du champ politique structuré par le conflit d’intérêts entre Blancs et non-Blancs. En vérité, la lutte indigène n’appartient qu’en partie à la structure manifeste des rivalités politiques. La raison évidente est sûrement l’exclusion des non-Blancs en dehors de la société politique officielle – c’est-à-dire du pouvoir – sinon en position subordonnée. Parce qu’elle concerne l’accès aux lieux de pouvoir, cette éviction, constitutive du champ politique blanc, est au cœur de la complexion raciale. Mais cette raison n’épuise pas la question. Certes, par bien des dimensions certainement fondamentales comme les luttes de classe, l’action revendicative des populations issues de l’immigration s’insinue dans le champ politique blanc, mais elle s’ancre également dans un autre espace et dans d’autres temporalités, construits à travers le cheminement de la domination coloniale et des résistances qu’elle a suscitées comme à travers le mouvement de l’immigration et la multiplicité des formes de la ségrégation raciale en France. Les colonisés de l’intérieur ne sont pas insérés dans l’espace de l’État français mais vivent sur plusieurs territoires, même quand ils ne quittent pas leurs quartiers ; ils n’ont pas le même héritage historique, les mêmes références, la même mémoire des luttes, ils n’appartiennent pas au même espace culturel. Certes, ils sont socialisés en France, vont à l’école et y travaillent quand ils le peuvent, ils regardent les mêmes émissions de télévision, consomment largement les mêmes biens, mais l’ensemble est digéré, recyclé, métamorphosé, réinventé, dans la matrice de l’espace-temps auquel ils appartiennent ; non pas celui de la tradition éternelle, chère aux culturalismes, mais l’espace-temps de populations issues de sociétés broyées, mixées, par la colonisation, forgées aussi par les luttes anticoloniales, de populations transplantées en territoire ennemi, réduites à nouveau au statut racial d’indigènes, contraintes de reconstruire ses territoires de fuite, de mémoire et de résistance, c’est-à-dire, bien sûr, de pouvoir. Les classes subalternes blanches et indigènes partagent, redisons-le, des tas de problèmes qui dessinent un espace politique commun, mais les unes et les autres ne vivent pas dans le même espace d’oppressions. Plus encore, l’oppression des uns, les indigènes, garantit les privilèges raciaux des autres. La structure de vie et de résistance des indigènes, leurs imaginaires, sont déterminés par la somme des pouvoirs raciaux qui s’exercent sur eux, par les discriminations, la répression urbaine, l’oppression culturelle et religieuse, leur exclusion de la citoyenneté. Leurs revendications, leurs aspirations, les enjeux qui font sens pour eux ne recouvrent que partiellement celles des Blancs y compris lorsqu’ils partagent les mêmes conditions sociales. En bref, l’espace politique non blanc est structuré par les luttes indigènes. C’est la soupe qui fait le bol.

Il ne s’agit donc pas comme le suppose l’extrême-gauche blanche d’additionner anticapitalisme, antiracisme et anti-impérialisme, ou d’ « articuler » des luttes structurées par la finalité du progrès et de l’émancipation au sein d’un espace politique homogène, mais de prendre en compte le morcellement, l’hétérogénéité et la hiérarchisation d’espaces et de temps qui pourtant se recouvrent en partie. D’un côté comme de l’autre, une politique d’alliances ne peut donc se concevoir sur le seul terrain où se retrouvent les intérêts des uns et des autres, qui ne serait finalement que celui de l’émancipation tel qu’elle est conçue par l’imaginaire blanc européocentré. Elle ne peut que s’inscrire dans une stratégie frontalière qui reconnaisse les espaces déboités et les temps disjoints des luttes pour l’émancipation et des luttes pour la libération. Penser un « programme décolonial » procède d’une démarche similaire puisqu’il faudra consacrer la division raciale pour abolir les hiérarchies raciales qui produisent les races, conserver la nation pour dépasser la nation une et homogène (Khiari, 2006), conserver la laïcité pour dépasser la séparation bourgeoise entre le politique et le spirituel, étreindre la citoyenneté individuelle pour faire éclore une citoyenneté qui soit à la fois individuelle et collective, sociale et culturelle, garantir l’égalité des droits pour accomplir l’égalité, elle-même sociale et culturelle, emprunter le chemins de l’émancipation tout en lui opposant nos propres voies de libération, et pour commencer, forcer les barrières de l’espace politique blanc pour faire émerger l’espace indigène indépendant.

D’un côté comme de l’autre, il faudra savoir heurter et renoncer à une part de soi-même. Mais, dans cette équation, il est bon de prévenir que les Blancs auront beaucoup plus à perdre. Ils perdront le pouvoir.

Sadri Khiari, automne 2011

Références

Bouteldja Houria, « Au-delà de la frontière BBF (Benbassa-Blanchard-Fassin(s)) », juin 2011.

Bouteldja Houria & Sadri Khiari, « L’Évolution en ciseaux des champs de l’antiracisme », février 2012.

Carmichael Stokely/Hamilton Charles V., Le Black Power. Pour une politique de libération aux Etats-Unis, Petite bibliothèque Payot, Paris, 2009.

Fanon Franz, « Antillais et Africains » in Pour la révolution africaine, La Découverte/Poche, Paris, 2006, p.26-36

Fassin Didier/Fassin Eric (dir.), De la question sociale à la question raciale. Représenter la société française, La Découverte, Paris, 2006.

Guillaumin Colette, L’Idéologie raciste, Folio/essais, Paris, 2002

Khiari Sadri, Pour une politique de la racaille. Immigrés, indigènes et jeunes de banlieue, Textuel, Paris, 2006

Idem, La Contre-révolution coloniale en France de de Gaulle à Sarkozy, La fabrique, Paris, 2009.

Idem, « Pap Ndiaye tire à blanc », janvier 2010.

PIR, « Principes politiques généraux », février 2010.

L’article ci-dessus fait partie d’un ouvrage collectif paru aux éditions Syllepse le 21 juin 2012 : Race et capitalisme, Félix Boggio Éwanjé-Épée et Stella Magliani-Belkacem (dir.)

En voici le sommaire :

– Ce que pourrait être une gauche antiraciste
Félix Boggio Éwanjé-Épée et Stella Magliani-Belkacem ([Voir ICI)

– L’éclipse de la race et de la classe
David Roediger

– De la reconnaissance à l’effacement. La politique française de lutte contre les discriminations et la question raciale
Fabrice Dhume

– Le visage de Janus de la race: Rhonda M. Williams sur la schizophrénie de l’économie orthodoxe
Patrick L. Mason

– La passion de la nomination: identité, différence et politique de classe
Himani Bannerji

– Ghetto or not ghetto, telle n’est pas la seule question. Quelques remarques sur la «race», l’espace et l’État à Paris
Stefan Kipfer

– Nous avons besoin d’une stratégie décoloniale
Sadri Khiari

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