Indécence

Le combat des réfugiés de la Tour Balzac

Ça se passe en bas de chez toi. Tous les jours. Toutes les nuits. Ça touche des êtres humains : des hommes, des femmes et des enfants. Ça s’appelle la « crise du logement », mais en vérité nul besoin de trouver un nom savant à une misère qui ne l’est pas : je te parle de souffrance au quotidien, de l’indignité moderne, de l’histoire d’hommes et femmes qui vivent dans la rue pendant que tu reprends du dessert en dissertant de la crise, les joues rougies d’être repu.

Ces gens qui dorment dehors, ils ont un prénom comme toi. Un cœur, comme toi. Des larmes, comme toi, mais pas de toit. Pas d’eau chaude. Pas de toilettes. Pas de chauffage ni de baignoire. Pas de lit ni de fer à repasser. Pas d’évier. Pas de droits. Mais ils ont des devoirs. En premier lieu, celui de partir …loin de nos yeux, puisqu’ils sont déjà si loin de nos cœurs.

Au fil du temps, on se dédouane de la misère des autres. L’indifférence prend le pas sur l’indignation superficielle que convoquent les images symboles avec lesquelles on a été éduqués : le Somalien atteint de famine aux yeux exorbités, l’ivrogne de la Gare du Nord qui cache sa bouteille dans du papier avec l’illusion de tromper son monde, le sans-papiers qui vit dans des conditions insalubres et qui part en fumée sur le boulevard Vincent Auriol un soir d’avant-campagne.

On donne des sacs de riz et on sert du café chaud pour acheter nos consciences. Elles ne coûtent pas cher tant elles ont été conditionnées à accepter la subsistance de la misère du monde, dont on postule qu’elle ne peut être portée ni trop longtemps, ni trop durement.

Existe-t-il un niveau de souffrance suffisant ?

Puisque l’on accepte l’idée que chaque année des gens meurent de froid ou de faim, il convient de poser les questions morales suivantes :

Comment peut-on oser présider fièrement un pays dont on se fiche des souffrances les plus quotidiennes ? Quel goût a le saumon de l’Élysée les soirs d’hiver où le SAMU social ramasse des morts ? Quelle indécence et quelle arrogance faut-il pour soutenir la dépense du moindre euro à la sauvegarde d’un patrimoine militaire sans objet tandis que ceux-là mêmes que l’on est censés protéger font le deuil de leur dignité la plus élémentaire ?

A chaque fois qu’une personnalité politique prend la parole, on devrait lui répéter cette question. Et chaque personne doit aussi se la poser individuellement. Il n’existe de grandeur pour aucun d’entre nous tant que l’un d’entre nous souffre de ne pas avoir le strict minimum.

Le système de consommation et de divertissement a pour vocation de nous faire oublier cette question simple et pourtant centrale dans nos vie : mon bonheur peut-il survivre au malheur des autres ?

Chercher une réponse à ça, c’est réaliser l’hypocrisie dans laquelle nous vivons quand on dit qu’il faut combattre la misère dans le monde, car en vérité nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir pour maintenir ce statut qui fait de nous des privilégiés. Notre bonheur a un prix. On le paiera, tôt ou tard.

Ceux dont j’ai envie de te parler aujourd’hui s’appelle « les réfugiés de la tour Balzac ». Ils sont noirs. Ils survivent depuis des mois dans des tentes sur la place de la Fraternité à la Courneuve.

Comme pour les artistes morts, on a dû donner ce nom à cette place le jour où la fraternité s’en est allée pour de bon.

Ils ont des papiers pour une minorité d’entre eux. Les autres sont irréguliers. Beaucoup travaillent. Domiciliés à des anciennes adresses ou chez des amis. Des puces interchangeables dans les téléphones mobiles. Une vie ramassée dans quelques sacs plastiques, pendus aux branches des arbres et balancés par le vent.

Des enfants courent, d’autres jouent à même le sol, allongés sur le bitume. Ça griffonne sur des feuilles de couleurs avec des feutres essoufflés aux bouchons abonnés absents.

Ils n’ont pas toujours été dans la rue. Ils avaient trouvé refuge dans la tour Balzac jusqu’à sa destruction. Ils y sont d’abord rentrés sans autorisation, puis ont stabilisé leur situation en commençant à payer des loyers, mais la situation n’était pas faite pour durer et ils se sont retrouvés à la rue. Expulsés. Déplacés. Abrités temporairement. Dispersés. Traînés par terre. Réfugiés.

Problème de logement.

On ne veut pas d’eux. Ni de leurs bruits, ni de leurs odeurs.

Pourtant ils sont là de fait, vivant en France après des parcours divers, du simple visa étudiant au périple à travers mers et déserts pour atteindre cette terre promise qui s’est mise sur liste rouge.

Qu’est-ce qui les différencie de nous ? Un bout de papier.

Ça et le fait qu’ils doivent aller à quelques centaines de mètres de là au Quick pour utiliser les toilettes. Une fois là-bas, soit on connaît le code, soit on attend qu’un client arrive pour se faufiler derrière lui… Quand le Quick ferme, on attend le lendemain. Les enfants aussi.

Question pratique : qu’est ce que tu fais quand ton petit de 3 ans a fait caca sur lui en pleine nuit et que tu n’as nulle part où le laver ? Tu lui expliques que la France n’a pas vocation a accueillir toute la misère du monde, fut-elle celle d’un enfant dont la seule utilité est de venir légitimer par sa souffrance un discours politique visant la conservation du pouvoir par une élite en déliquescence.

A part ça, il faut aussi faire la vaisselle au-dessus des bouches d’égout. Conserver la nourriture dans des sacs plastiques qu’on range dans des cartons. Suivre les devoir des enfants en leur gardant leur manteaux. Mettre une croix sur la vie maritale dans son intimité la plus élémentaire. Travailler sans jamais entrevoir le choix d’une autre vie. Calfeutrer la tente qui prend l’eau une fois l’imperméabilisation des premiers jours passés. Négocier une prise pour recharger le téléphone. Faire sourire les gosses même quand ton cœur est déchiré et sauvegarder chez eux une graine d’espoir ou d’inconscience de ce qu’ils traversent. Faire face au regard des riverains partagés entre pitié, haine et indifférence. Sécher ses larmes sur la capuche du sac de couchage quand tout le monde s’est déjà endormi, puis recommencer le lendemain sans jamais se plaindre.

La vie en groupe, c’est aussi la naissance et l’apprentissage de nouveaux codes sociaux. Quand on vit tente contre tente, la proximité sociale prend un autre sens. Au bout d’un moment, des côtés moches de la nature humaine commencent à être plus visibles. La jalousie, la polémique. La division, aussi. Plus la vie devient difficile, plus les tensions sont exacerbées et ont tendance à être exprimées dans le champ verbal et parfois physique.

Certaines associations viennent avec « l’envie d’aider ». Quelques-unes apportent de la nourriture (alors que beaucoup des habitants du campement ont un revenu). D’autres ramènent des vêtements ou des jouets. D’autres encore organisent des activités pour les petits. Au fil du temps, ces associations modifient l’auto-perception du groupe et des individus qui le composent. Ils traversaient une épreuve. Ils sont désormais assistés.

Plusieurs d’entre elles se sont servies de la situation des réfugiés pour s’arroger un rôle de coordinateur ou pour renforcer leur image militante, avant finalement de disparaître du terrain dès lors qu’ils n’ont plus d’avantage à tirer de la situation.

Quand il y a des distributions de cadeaux, on se dispute pour s’attribuer les colis. Ça ne va jamais bien loin, mais ça tranche avec l’idée quasi-coloniale dans son fondement qui voudrait que ces noirs se mettent en ordre pour la distribution et chantent les louanges de leurs bienveillants civilisateurs : nous.

Certains d’entre nous sont choqués par la dureté des rapports ou par l’irresponsabilité apparente de certains parents, dont les enfants errent sur et autour du campement sans que leur vie soit structurée. D’autres sont frustrés de ne pas pouvoir tisser des liens durables avec les habitants, l’un et l’autre se voyant au travers d’une vision totalement biaisée, notamment par la posture d’assistance.

Comment porter un regard lucide et humain sur ce qui se passe sur la place de la Fraternité ? Comment garder espoir que les choses s’améliorent et que ce groupe de réfugiés puisse reconstruire des cellules familiales stables et heureuses, après avoir été logés ?

Au travers de ces observations, on voit apparaître des portraits pleins de subtilités et de facettes différentes. Au bout du compte cette vie de groupe construite au fil du temps est si joyeuse par moments, si triste à d’autres, si humaine au fond, comme un miroir de ce que nous sommes en tant que société.

C’est désormais sûr et certain, les familles vont être éjectées de la Place de la Fraternité, un avis d’expulsion ayant été rendu le mercredi 2 novembre par le tribunal administratif. Elle peut se produire à tout moment, sans préavis : demain, après-demain, la semaine prochaine ou dans un mois… Ça consiste à arracher les enfants des bras de leur mamans, à traîner par terre ceux et celles qui résisteront, à se retenir de les frapper comme si le fait de les rafler de la sorte n’était pas déjà une violence lourde. Même la bienveillance des associations n’y changera rien selon Youssouf, le porte-parole des expulsés, puisque le nombre des forces de police augmentera en conséquence. Le soir même, une centaine de personnes étaient sur place en soutien aux familles, mais évidemment ce ne sera pas toujours le cas.

On fera nettoyer la place. Les équipes de la voirie auront été alertées à l’avance et passeront au kärcher les restes de vie, tandis que des proches tenteront de récupérer quelques objets personnels qu’on leur aura mentionnés.

Le groupe des réfugiés de Balzac se reformera peut-être. Ou pas.

Ils auront lutté, dans une relative indifférence générale, pour faire valoir leurs droits et nous donner une belle leçon de patience et d’humanité. Reste à savoir qui des « assistants » ou des « assistés » est le plus en détresse, quand le cœur ne bat plus à en déchirer la poitrine face à la misère du monde qui frappe sourdement à nos portes.

Marwan Muhammad

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