Intervention à la Conférence "Une autre civilisation s'impose", PIR, 7 mai 2012

La modernité est l’opium du peuple

Je vous remercie tout d’abord d’être là. Je vous remercie d’autant plus que le sujet de notre meeting n’est pas de ceux qui attirent beaucoup de monde. C’est un sujet qui peut sembler très général, très abstrait, alors que la plupart d’entre nous vivent des problèmes très concrets. Ils se débattent avec des problèmes d’argent, ils cherchent du boulot, ils sont confrontés au racisme – islamophobie ou négrophobie – aux contrôles au faciès, aux brutalités policières. Ou alors ils se battent tous les jours pour avoir des papiers. Et puis il y a les dernières élections : certains auraient préféré qu’on en parle plus longuement.

Il y a donc des tas de questions urgentes à discuter, et nous, qu’est-ce qu’on fait au Parti des indigènes ? Est-ce qu’on organise un meeting pour parler des problèmes concrets ? Non. Nous, on organise un meeting pour parler de… civilisation ! Est-ce qu’on organise un meeting pour crier une fois de plus « Yen a marre ! », comme on le fait depuis des décennies ? Non. Nous, on va parler de ce qu’on appelle la « Modernité » pour vous dire qu’il faut en finir avec la Modernité et que cette question est étroitement liée au racisme que nous vivons tous les jours.

Bien sûr, certains nous dirons que tout cela, c’est du blablabla d’intellos et qu’il faut être sur le « terrain ».

A ceux-là, nous répondrons que, là où nous en avons les moyens, nous sommes sur le terrain ; nous répondrons que nous-mêmes nous sommes une partie du terrain ; nous répondrons que l’expérience a montré que se battre sur les problèmes immédiats est indispensable mais insuffisant pour casser le système raciste. Nous répondrons que réfléchir ensemble, nous, Noirs, Arabes et Musulmans, c’est aussi être sur le terrain, parce que l’une des caractéristiques du système raciste consiste à nous maintenir dans l’ignorance, à nous interdire de penser ensemble, pour nous-mêmes, à nous exclure de la réflexion collective.

Nous dirons aussi que sans la connaissance, sans la réflexion, nous sommes condamnés à faire du sur-place. Nous dirons que le mépris de la connaissance et de la réflexion ne fait pas partie de nos cultures ; il nous a été insufflé par ceux qui veulent que nous restions à notre place, c’est-à-dire en dessous d’eux.

N’oubliez pas qu’ils ont fondé des écoles, répondront certains. Oui, ils ont fondé des écoles ; ils les ont fondées pour que nous apprenions à dire « oui » dans leurs langues.

Sans la réflexion, il n’y aura pas de politique pour nous-mêmes. Sans projet global, il n’y aura pas de politique pour nous-mêmes. Et sans politique, il n’y aura pas de changement. Pour changer les rapports de force, il faut un parti. Pour faire un parti, il faut un projet et, pour faire un projet, il faut et de la pratique et de la réflexion. Il faut tout cela parce que la lutte contre le racisme exige un nouveau pouvoir politique qui entame un changement profond de la société, un nouveau pouvoir qui ait un véritable projet.

Il faut donc, en premier lieu, savoir ce que nous voulons.

Voulons-nous être des citoyens ordinaires d’un Etat impérialiste qui pille l’Afrique et s’associe à toutes les entreprises impériales menées par les grandes puissances ? Voulons-nous être des citoyens ordinaires d’une société bourrée d’injustices, d’une société sans idéal ? Sans spiritualité ? Voulons-nous être juste des « Français comme les autres », d’origines, de couleurs ou de cultures différentes mais quand même des « Français comme les autres » ? Voulons-nous juste du champagne hallal, du Coca Cola non-sioniste et la disparition de « Tintin au Congo » des librairies ?

Evidemment pas !

Depuis des décennies, tous, nous disons « Non, à l’intégration ». Jusque-là, c’était généralement un mot d’ordre défensif. Il signifiait pour les uns : « Arrêtez vos balivernes, ne cherchez pas d’alibi au racisme, nous sommes déjà intégrés ». Pour d’autres, il signifiait : « L’intégration, c’est l’assimilation ; nous voulons la reconnaissance de nos cultures ».

C’était très juste. Mais aujourd’hui, nous devons en élargir le sens, l’approfondir. Nous devons en faire un mot d’ordre offensif.

Aujourd’hui, « Non, à l’intégration » doit signifier aussi : « Nous refusons l’intégration parce que nous ne voulons pas d’un modèle de société ou d’une civilisation qui, depuis des siècles, produit du racisme, du colonialisme, des guerres atroces, de la misère et toutes sortes de désastres humains. »

Ce modèle de société n’est autre que la société qui s’est construite à travers la domination blanche. Il a pour nom : la modernité. La civilisation blanche, c’est la modernité. Construire une alternative à la modernité, c’est poursuivre le combat anti-colonial entamé par ceux qui nous ont précédés, parce que c’est construire une alternative à un modèle de société qui a été imposé à nos peuples et que ce modèle de société est un système d’oppression.

Je sais bien que la modernité a bonne réputation ; qu’on pense souvent qu’elle est neutre ; qu’elle est synonyme de progrès pour tous et de mieux-être. Ce serait elle à qui l’humanité devrait la science, la liberté, les valeurs d’égalité et de droits de l’homme.

Tout cela est bien discutable et nous n’avons pas le temps, ici, de le discuter. Disons simplement que, indépendamment de la petite part de vérité que peut avoir le discours optimiste sur la modernité, il vise à masquer la réalité de ce qu’est concrètement la civilisation moderne.

Ce discours vise, en particulier, à établir une hiérarchie entre les peuples qui ont accédé à la modernité et les autres qui les suivent péniblement.

Rappelez-vous la phrase de Sarkozy sur les Noirs qui ne seraient pas entrés dans l’histoire. Elle signifie : les Noirs sont des êtres inférieurs et la preuve, c’est qu’ils ne sont pas entrés dans la modernité. D’une manière moins directe, il a dit la même chose des Arabes quand il est allé au Maroc pour fonder l’Union pour la Méditerranée.

Le pire, c’est que nous aussi souvent on y croît au discours de la modernité. Nous disons de nous-mêmes que nous sommes arriérés, en retard et qu’il nous faut vite nous moderniser.

Et quand nous disons cela, le Pouvoir blanc jubile. Ses missionnaires ont échoué. Ses philosophes, ses politiciens, ses scientifiques, ses économistes ont réussi. Ils nous ont convaincu que la civilisation blanche est la meilleure et qu’il nous fallait imiter les Blancs. Tout cela s’est incrusté dans nos cerveaux au point que nous sommes devenus incapables de penser la possibilité même d’un autre monde.

Rappelez-vous encore. Quand Claude Guéant a dit que certaines civilisations étaient plus avancées que d’autres, tout le monde, et nous les premiers, s’est offusqué. Guéant n’en revenait pas ! Pourquoi de telles réactions alors que tout le monde pense cela ? Il est pas très malin Claude Guéant ; il ne savait pas qu’il y a des choses que tout le monde pense et qu’il ne faut pas dire.

Car tout le monde est convaincu en effet que la civilisation blanche, c’est-à-dire, la modernité, est supérieure aux autres civilisations. Nous-mêmes, nous avons tendance à le penser même quand nous affirmons le contraire. Et quand on pense que la civilisation blanche est supérieure aux autres, eh bien on se trouve complètement désarmé pour contester radicalement la domination coloniale et raciale. C’est pourquoi on peut dire que la modernité est l’opium du peuple.

La modernité, ce n’est pas le progrès. La modernité, c’est une vieillerie, profondément malade.

La modernité, c’est une civilisation qui se tort dans ses contradictions depuis des lustres.

La modernité, ce ne sont pas des idées ; c’est quelque chose de bien concret. Et ce bien concret, ce n’est pas l’I-phone 4 ou 5 et la possibilité de jouer sur facebook.

Le concret de la modernité, ce qu’il y a derrière l’I-phone et facebook, c’est un mode d’organisation politique, sociale, économique, culturelle qui a commencé à se mettre en place il y a cinq siècles, en 1492, avec la colonisation des Amériques et le début de la traite négrière transatlantique.

C’est un système politique, social et culturel qui repose sur la suprématie politique, économique et culturelle des Blancs sur les autres peuples. C’est un système économique profondément inégalitaire pour tous et qui est, de surcroît, couplé à une hiérarchisation raciale mondiale.

Vous voulez quelques chiffres ? Je vous en donne.

– 1,3 milliard d’habitants vivent sous le seuil d’extrême pauvreté, soit près du quart des habitants de la planète (ce sont les chiffres de 2008 et il manque les données de près de 30 % des pays d’Afrique subsaharienne et de plus de la moitié des pays d’Afrique du Nord et du Moyen Orient). Devinez de quelle couleur sont les habitants des pays où il y a le moins de pauvreté.

– Le niveau de vie par habitant des pays à hauts revenus est 3,5 fois plus élevé que la moyenne mondiale et 13 fois supérieur aux ressources des habitants des pays les plus pauvres.

– Le niveau de vie moyen en Afrique subsaharienne est 5 fois inférieur à la moyenne mondiale. Le niveau de vie d’un habitant des Etats-Unis est 42 fois équivalent à celui d’un Ethiopien.

– Les 1 % les plus riches de la planète possèdent 43,6 % de la richesse mondiale et les 10 % les plus riches en détiendraient 83 %. L’Amérique du Nord et l’Europe possèdent plus de 60 % de cette richesse.

– Parmi les deux milliards d’enfants que compte la planète, la moitié vit dans la pauvreté. 90 millions d’enfants souffrent de carences nutritionnelles graves. Où vivent-ils ?

– En 50 ans, l’espérance de vie moyenne a progressé de plus de vingt ans. Malgré tout, l’espérance de vie des pays les plus pauvres équivaut à celle des pays riches… avant les années 1950. Les populations d’Europe de l’Ouest et d’Amérique du Nord ont les espérances de vie les plus longues.

Un dernier chiffre : aux Etats-Unis, le pays le plus moderne et le plus puissant du monde, 1% de l’ensemble de la population est en prison. C’est énorme. Il n’y a pas plus forte preuve de l’échec d’un modèle de société. Quelle est la couleur de l’écrasante majorité des détenus ?

Des chiffres comme ceux-là, on pourrait en citer à la pelle. Qu’est-ce qu’ils disent ? Ils disent que la modernité, ce n’est pas le progrès pour tous mais le progrès pour une petite minorité. Ils disent que les progrès dont bénéficient cette minorité n’existent qu’à la condition que l’immense majorité en soit exclue ou n’en ait que des miettes. Le pire, c’est que lorsque des miettes nous sont concédées, on en vient à croire naïvement que la modernité profite à tous.

La modernité prétend instaurer la liberté mais elle a fait de la logique économique le maître du monde,

La modernité nous transforme toujours plus en appendices des machines et de la technologie,

La modernité tue les rythmes de la vie et de la nature pour nous soumettre au calcul industriel du temps,

Au nom de la primauté de l’individu, la modernité développe la primauté de l’individualisme le plus féroce.

Au nom de la démocratie, elle a construit des Etats bureaucratiques qui deviennent leur propre fin tout en défendant les puissants,

Au nom du combat contre l’insécurité, elle multiplie les dispositifs sécuritaires liberticides et créé l’insécurité généralisée,

Au nom de la paix, des droits de l’homme et du progrès, elle multiplie les guerres – guerres économiques, guerres impériales, guerres raciales, parfois génocidaires -, guerres hyper meurtrières et destructrices, comme aucune civilisation n’en avait jamais connu.

Au nom du bien commun, la modernité détruit le bien commun de l’humanité, c’est-à-dire la nature,

Au nom de la culture pour tous, de l’universel et de l’innovation perpétuelle, elle détruit les cultures, la mémoire des peuples, les coutumes et les savoirs dits traditionnels,

Au nom de la rationalité et de la science, elle cherche à détruire les spiritualités, les croyances et les traditions.

C’est cela la réalité de la civilisation blanche à laquelle on nous demande de nous intégrer. C’est cette civilisation que le colonialisme, dans ses formes anciennes et nouvelles, veut nous imposer.

Cette civilisation, de nombreux anticolonialistes l’ont déjà contesté. Je ne citerais que le grand Aimé Césaire : « Une civilisation qui s’avère incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement est une civilisation décadente. Une civilisation qui choisit de fermer les yeux à ses problèmes les plus cruciaux est une civilisation atteinte. Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde. »

A notre tour, nous pouvons dire que les horreurs du colonialisme, de l’impérialisme et du racisme, pour ne citer que celles-là, constituent un acte d’accusation définitif contre la modernité. Elles sonnent le glas des prétentions occidentales à donner sa civilisation en modèle. La civilisation blanche n’a pas de circonstance atténuante. Elle se condamne elle-même, tous les jours.

Faut-il comprendre de ce qui précède que nous condamnons tout en bloc dans la civilisation blanche ? Faut-il comprendre que nous magnifions le passé et que nous voudrions reconstituer des sociétés depuis longtemps disparues ?

Bien sûr que non. La modernité a créé en son propre sein des résistances de toutes sortes. Résistances des Blancs qu’elle opprime et résistances des peuples qu’elle a soumis à sa domination. Ces résistances, les idées qu’elles ont développées et leurs conquêtes partielles constituent autant de points d’appui pour tracer les voies d’une alternative décoloniale à la modernité.

Je dis bien des points d’appui et non des références qu’il faut prendre telles quelles. Il nous faudra en faire aussi la critique d’un point de vue décoloniale ; rompre avec l’européocentrisme qui les a marqué ; il faudra les reprendre, tout en les dépassant.

Et pour les dépasser, il nous faudra, entre autres choses, revenir vers nos passés.

Non pas pour dire « tout y était formidable » mais pour retrouver les promesses d’un avenir autre qu’ils recélaient en leurs seins.

Pour en retrouver tout ce potentiel historique extraordinaire que la colonisation a voulu faire disparaître.

Pour en retrouver ces histoires riches d’une infinité de futurs que la modernité n’a pas pu effacer complètement des pratiques sociales et de la mémoire de nos peuples.

C’est la persistance de nos traditions, de nos croyances, de nos arts, de nos mythes, de nos souvenirs, de nos valeurs, c’est la persistance de tout ce passé précolonial dans le présent qui nous inspire, qui nous donne une base, non pour abolir d’un coup de baguette magique ce qui est mais pour penser son dépassement et nous projeter dans un futur décolonisé.

Tous les jours, les crises terribles que traverse la civilisation blanche nous prouvent qu’elle mérite moins que jamais de régner sur le monde et que les forces pour la renverser existent. L’Occident a perdu le monopole de l’Histoire et ne le digère pas.

Notre rôle aujourd’hui en France, au-delà de nos luttes quotidiennes contre le racisme et les discriminations, est de nous inscrire dans ce combat historique pour imposer une alternative à la civilisation actuelle. Et dans ce combat au quotidien, dans les alternatives que nous forgerons à travers nos luttes, deux valeurs complémentaires nous guiderons.

Deux mots : la dignité et la générosité.

En arabe, pour dire la même chose, trois consonnes suffisent : م – ﺮ – ﻛ

الكرامة (la dignité)

الكرم (la générosité)

Trois consonnes suffisent et peut-être n’est-ce pas par hasard…. Peut-être, ces mots ont-ils quelque chose en commun. Peut-être sont-ils indissociables.

Ceux d’entre nous qui sont musulmans savent que ces trois consonnes donnent à Allah l’un de ses 99 noms : الكريم.

Sadri Khiari

7 mai 2012

Sur la photo :

Ibrahim Destomb (Président de l’Association Ensemble à Bagnolet, membre du GAB)

Houria Bouteldja (Porte-parole du PIR)

Sadri Khiari (PIR)

Maboula Soumahoro (Universitaire, Black History Month)

Said Bouamama (FUIQP)

Franco (Alliance noire citoyenne – ANC)

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