Subconscient

La mémoire refoulée de l’Occident

En 1927, Henri Massis, écrivain prolifique et influent, partait en croisade contre les périls qui s’amoncelaient sur les valeurs et l’esprit européens – largement identifiés par lui à ceux de la France : « Le destin de la civilisation d’Occident, le destin de l’homme tout court sont aujourd’hui menacés. (…)

Tous les voyageurs, tous les étrangers qui vivent depuis longtemps en Extrême-Orient nous l’affirment : en dix années, les esprits ont plus profondément changé qu’en dix siècles. A l’antique et facile soumission a succédé une hostilité sourde, et parfois une véritable haine qui n’attend que l’heure propice pour passer à l’action. De Calcutta à Shanghaï, des steppes mongoles aux plaines anatoliennes, toute l’Asie est travaillée par un sourd désir de libération. La suprématie à laquelle l’Occident était accoutumé depuis le jour où Jean Sobieski eut définitivement arrêté la ruée des Turcs et des Tartares sous les murs de Vienne (Allusion à la bataille du 12 septembre 1683, durant laquelle les Ottomans furent vaincus par la Sainte Ligue composée des Polonais, des Allemands et des Autrichiens.)], cette suprématie n’est plus reconnue par les Asiates. Ces peuples aspirent à refaire leur unité contre l’homme blanc dont ils proclament le désastre ([Défense de l’Occident, Plon, Paris, 1927.)]. » Au fond, Massis n’avait pas tout à fait tort : partout se profilait le soulèvement des peuples colonisés.

Dans un contexte bien différent de celui de l’après-première guerre mondiale, marqué lui aussi par de successifs tremblements de terre – fin de la guerre froide, attentats du 11-Septembre, guerres d’Irak et d’Afghanistan, etc. – et, surtout, par la réorganisation du monde au profit de puissances nouvelles comme la Chine ou l’Inde, les mêmes peurs ressuscitent. Empruntant à une conception manichéenne de l’histoire comme affrontement sans cesse recommencé entre civilisation et barbarie, nombre d’auteurs, souvent prestigieux, nous embarquent dans une machine à remonter le temps pour trouver les racines de cette « guerre de deux mille cinq cents ans », selon le sous-titre d’un ouvrage d’Anthony Pagden, Worlds at War, qui ensanglante aujourd’hui la planète.

Ce professeur a enseigné dans les plus prestigieuses universités – Oxford, Cambridge et Harvard. Il peint, en quelque cinq cents pages, un tableau grossier de l’histoire mondiale. « Une flamme a été allumée à Troie qui devait brûler de manière permanente à travers les siècles, alors qu’aux Troyens succédaient les Perses, aux Perses les Phéniciens, aux Phéniciens les Parthes, aux Parthes les Sassanides, aux Sassanides les Arabes, aux Arabes les Turcs. (…) Les lignes de l’affrontement se sont modifiées, l’identité des adversaires aussi. Mais la manière dont les deux parties comprenaient ce qui les séparait est restée stable, s’appuyant comme toujours sur des perceptions, sur des mémoires historiques accumulées, certaines assez justes et d’autres entièrement fausses. »

Malgré cette petite réserve sur les mémoires « entièrement fausses », l’auteur reprend, au fil de son raisonnement, une vision binaire dont l’épisode fondateur serait l’affrontement entre les Grecs et les Perses, rapporté par l’historien grec Hérodote.

Hérodote montre, selon Pagden, que « ce qui sépare les Perses des Grecs ou les Asiatiques des Européens était plus profond que de petits conflits politiques. C’était une vision du monde, une compréhension de ce que c’était d’être et de vivre comme un être humain. Et alors que les cités grecques, et plus largement celles de l’“Europe”, avaient des personnalités très diverses, différents types de sociétés et étaient trop contentes de se trahir les unes les autres si cela les arrangeait, elles n’en possédaient pas moins des éléments communs de cette vision. Elles pouvaient toutes faire la différence entre l’esclavage et la liberté, et elles partageaient toutes ce que nous considérons aujourd’hui comme une vision individualiste de l’humanité. »

Paul Cartledge, professeur d’histoire grecque à l’université de Cambridge, ne dit pas autre chose dans son livre sur les Thermopyles, cette « bataille qui a changé le monde ». « Cet affrontement, écrit-il dans l’introduction, l’affrontement entre les Spartiates et les autres Grecs d’un côté et la horde perse (qui incluait des Grecs), était un affrontement entre la liberté et l’esclavage et était perçu comme tel aussi bien à l’époque que depuis. (…) Le combat des Thermopyles, en résumé, était un tournant non seulement de l’histoire de la Grèce classique mais dans l’histoire du monde. » N’est-ce pas l’économiste John Stuart Mill, au milieu du XIXe siècle, qui affirma que la bataille de Marathon était « plus importante que la bataille d’Hastings (La bataille de Marathon eut lieu en 490 av. J.-C. Elle permit aux troupes athéniennes de repousser une offensive perse. La bataille d’Hastings se déroula en 1066 et opposa le dernier roi anglo-saxon à Guillaume le Conquérant. La victoire de ce dernier marqua le début de sa conquête de l’Angleterre.), même pour l’histoire britannique » ?

« Pour punir une tribu nègre,
il faut brûler ses villages »

Dans sa préface, Cartledge ne cache pas sa perspective idéologique : « Les événements du 11-Septembre à New York et du 7-Juillet à Londres ont donné à ce projet (comprendre le sens de la bataille des Thermopyles) une urgence et une importance nouvelles dans le cadre de la rencontre culturelle entre l’Orient et l’Occident. » Une « rencontre » qui n’est rien d’autre que le choc entre « despotisme » et « liberté »…

Cette représentation universitaire a été popularisée dans le film sur la bataille des Thermopyles sorti en 2007, 300, de Zack Snyder, repris d’une bande dessinée du même nom, de Frank Miller et Lynn Varley. Le film, un succès au box-office américain, dure deux bonnes heures, ressemble à un jeu vidéo dominé par de beaux mâles musclés, dopés aux amphétamines, affrontant des barbares (noirs ou de « type proche-oriental ») féminisés que l’on peut tuer sans états d’âme. « Pas de prisonniers », lance le héros, le roi Léonidas, celui-là même qui, au début du film, tue l’ambassadeur perse : les sauvages ne méritent pas que leur soient appliquées les lois les plus sacrées de l’humanité.

La civilisation, c’est donc l’extermination des barbares ! Déjà, en 1898, Heinrich von Treitschke, un expert allemand en science politique, soutenait ce qui, pour nombre de ses contemporains, apparaissait comme une banalité : « Le droit international ne devient que des phrases si l’on veut également en appliquer les principes aux peuples barbares. Pour punir une tribu nègre, il faut brûler ses villages ; on n’accomplira rien sans faire d’exemple de la sorte. Si, dans des cas semblables, l’empire allemand appliquait le droit international, ce ne serait pas de l’humanité ou de la justice, mais une faiblesse honteuse. »

Et les Allemands ne firent pas preuve de « faiblesse » quand ils exterminèrent les Hereros, dans le Sud-Ouest africain (actuelle Namibie), entre 1904 et 1907, perpétrant le premier génocide du XXe siècle qui, avec bien d’autres, servit de modèle et de précurseur au génocide des Juifs par l’Allemagne nazie.

« Notre histoire commence
avec les Grecs,
qui ont inventé la liberté
et la démocratie »

On ne peut pas plus accuser les Spartiates de 300 de « faiblesse ». Ils tuent les enfants atteints de malformations et interdisent aux femmes de siéger au Sénat. Quant à la guerre, elle représente le summum de l’accomplissement des hommes. Miller, le concepteur de la bande dessinée, ne dissimule pas ses choix idéologiques : « Notre pays [les Etats-Unis] ainsi que le monde occidental tout entier sont actuellement confrontés à un ennemi existentiel qui, lui, sait exactement ce qu’il veut. »

Cartledge prétend qu’il n’existe pas de récit perse des guerres médiques, aucun Hérodote autochtone. Pourtant, de nombreuses connaissances ont été accumulées sur les empires perses, qui modifient les perspectives. Touraj Daryaee, professeur d’histoire ancienne à l’université d’Etat de Californie (Fullerton) (« [Go tell the Spartan », par Touraj Daryaee, Iranian.com, 14 mars 2007.), rappelle notamment que l’esclavage y était peu pratiqué, alors qu’il existait à une grande échelle en Grèce ; que le statut de la femme n’y était pas « inférieur » à celui qu’elle avait en Grèce ; que la première charte connue des droits de la personne a été donnée par Cyrus le Grand dans un texte que les Nations unies ont décidé en 1971 de traduire dans toutes les langues et qui contient notamment la tolérance religieuse, l’abolition de l’esclavage, la liberté du choix de la profession, etc.

Que les Grecs aient présenté – notamment à travers Hérodote, pourtant moins caricatural que ses héritiers – leur victoire comme une victoire sur la barbarie, quoi de plus normal ? Depuis que les guerres existent, les protagonistes se drapent dans de magnifiques principes. Les guerres menées par les Etats-Unis en Irak ou en Afghanistan ne sont-elles pas, pour les dirigeants au moins, celles du Bien contre le Mal ? Pourtant, une question se pose : pourquoi sommes-nous, deux mille cinq cents ans plus tard, si obsédés par les Grecs ?

Marcel Detienne, professeur à la Johns Hopkins (Baltimore) et directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études, apporte une réponse ironique : « Que “notre histoire commence avec les Grecs”, voilà, écrivait Lavisse dans ses Instructions (Né en 1842, Ernest Lavisse joua un rôle majeur dans la conception des programmes d’histoire durant la IIIe République.)], ce qu’il faut apprendre aux élèves des écoles secondaires, et sans qu’ils s’en aperçoivent. Notre histoire commence avec les Grecs, qui ont inventé la liberté et la démocratie, qui nous ont apporté le beau et le goût de l’universel. Nous sommes les héritiers de la seule civilisation qui ait offert au monde l’“expression parfaite et comme idéale de la liberté”. Voilà pourquoi notre histoire doit commencer avec les Grecs. A cette première croyance est venue s’en ajouter une autre, aussi forte que la première : “Les Grecs ne sont pas comme les autres.” Comment d’ailleurs le pourraient-ils alors qu’ils sont au commencement de notre histoire ? Deux propositions essentielles pour une mythologie nationale qui fait le plein des humanistes traditionnels et des historiens férus de nation (Les Grecs et nous, Perrin, Paris, 2005, p. 16-17.). »

Et l’auteur de conclure que l’on aime à croire « non seulement que le ou la politique est tombé(e) du ciel, un beau jour, et donc, dans l’Athènes “classique”, sous la forme miraculeuse et authentifiée de la démocratie, mais qu’il va de soi qu’une histoire divinement linéaire nous conduit par la main depuis la révolution américaine et en passant par la “Révolution française” jusqu’à nos sociétés occidentales, si heureusement convaincues que leur mission est de convertir tous les peuples à la vraie religion de la démocratie ».

C’est cette conception d’une Europe « exceptionnelle », d’une généalogie directe entre l’Antiquité classique et l’Europe actuelle, en passant par la Renaissance – terme inventé, rappelons-le, par l’historien Jules Michelet au XIXe siècle -, que plusieurs ouvrages anglo-saxons ont ébranlé sans que, le plus souvent, leur message ait touché les rivages français (Lire, par exemple, Janet L. Abu-Lughod, Before European Hegemony : The World System A.D. 1250-1350, Oxford University Press, 1991 ; Andre Gunder Frank, Reorient : Global Economy in the Asian Age, University of California Press, Berkeley, 1998 ; Kenneth Pomeranz, The Great Divergence : China, Europe and the Making of the Modern World Economy, Princeton University Press, 2000 ; Jack Goody, The Theft of History, Cambridge University Press, 2006.).

Dans son livre intitulé The Eastern Origins of Western Civilisation, John M. Hobson montre qu’il est impossible de comprendre l’histoire du monde en oubliant l’Orient. Cet « oubli » reflète trois omissions majeures. « D’abord, l’Orient a connu son propre développement économique après l’an 500. Ensuite, il a créé et maintenu une économie mondiale. Enfin et surtout, l’Orient a contribué de manière active et importante à l’émergence de l’Occident en inventant et exportant en Europe ses technologies, ses institutions, ses idées. »

Qui sait que la première révolution industrielle s’est amorcée au XIe siècle, dans la Chine des Song ? Le royaume produisait cent vingt-cinq mille tonnes de fer en 1078, alors qu’il fallut attendre 1788 pour que la Grande-Bretagne atteigne soixante-seize mille tonnes. Les Chinois maîtrisaient des techniques avancées, notamment la production de fonte, et ils avaient déjà substitué le coke au charbon de bois pour résoudre les problèmes de déforestation. On assista aussi durant cette période à une révolution dans les transports, dans l’énergie (avec les moulins à eau), dans le développement de l’impôt et d’une économie du commerce, dans l’extension des grandes villes, à une révolution verte avec une productivité agricole que l’Europe ne devait rattraper qu’au XXe siècle. Parmi les grandes puissances, la Chine est restée primus inter pares (« le premier entre ses égaux ») jusqu’en 1800, l’économie mondiale ayant été décrite par certains comme sinocentrée. Nombre de ses techniques, de ses idées et de ses institutions ont atteint, elles, les rivages de l’Europe et aidé au surgissement du capitalisme moderne. La révolution industrielle britannique n’aurait pas été possible sans l’apport de la Chine. On pourrait en dire autant sur la place des grands empires musulmans (lire « [Islam et capitalisme »).

La peur des barbares
est ce qui risque
de nous rendre barbares

Pour Hobson, les chercheurs « eurocentristes » posent deux types de questions : « Qu’est-ce qui a permis à l’Occident la percée vers la modernité capitaliste ? Qu’est-ce qui a empêché l’Orient d’effectuer cette percée ? » Or ces questions supposent que la domination de l’Occident était inévitable ; elles amènent l’historien à chercher tout ce qui dans le passé explique cette domination. « La montée de l’Occident est ainsi comprise dans une logique d’immanence qui ne peut être analysée que par des facteurs endogènes à l’Europe », ce qui conduit à considérer l’Orient et l’Occident comme deux entités séparées par une muraille de Chine culturelle, cette barrière nous protégeant des invasions barbares.

Mais qui sont ces « barbares » ? Critiquant Claude Lévi-Strauss, pour lequel est barbare celui qui croit à la barbarie, Tzvetan Todorov réplique : « C’est celui qui croit qu’une population ou un être n’appartiennent pas pleinement à l’humanité et qu’ils méritent des traitements qu’il refuserait résolument de s’appliquer à lui-même. » Dans son nouveau livre, La Peur des barbares, Todorov poursuit une réflexion entamée depuis longtemps, notamment dans Nous et les autres.La réflexion française sur la diversité humaine (Seuil, coll. « Points Essais », Paris, 2001 (première édition : 1989))], un ouvrage fécond qu’il faudrait mettre entre toutes les mains. « La peur des barbares, écrit-il en introduction, est ce qui risque de nous rendre barbares. Et le mal que nous ferons dépassera celui que nous redoutions au départ. »

« Si l’on dispose, explique-t-il, d’un terme au contenu absolu, “barbare”, ainsi en sera-t-il de son contraire. Est civilisé, en tout temps et en tout lieu, celui qui sait reconnaître pleinement l’humanité des autres. » Cela se passe en deux étapes : découvrir que les autres ont des modes de vie différents des nôtres ; accepter de les voir porteurs de la même humanité que nous, ce qui ne veut pas dire accepter tout ce qui vient d’ailleurs ni sombrer dans le relativisme. Une démarche complexe que peu d’intellectuels occidentaux acceptent d’assumer.

« Pendant longtemps, note-t-il, la pensée des Lumières a servi de source d’inspiration à un courant réformiste et libéral, qui combattait le conservatisme au nom de l’universalité et du respect égal pour tous. On sait qu’aujourd’hui les choses ont changé et que se réclament de cette pensée les défenseurs conservateurs de la pensée occidentale supérieure, qui se croient engagés dans un combat contre le “relativisme”, qui serait issu de la réaction romantique, au début du XIXe siècle. Ils ne peuvent le faire qu’au prix d’une amputation de la véritable tradition des Lumières, qui savait articuler universalité des valeurs et pluralité des cultures. Il faut sortir des clichés : cette pensée ne se confondait ni avec le dogmatisme (ma culture doit s’imposer à tous) ni avec le nihilisme (toutes les cultures se valent) ; la mettre au service d’un dénigrement des autres pour s’autoriser à les soumettre ou à les détruire représente un véritable kidnapping des Lumières. »

S’agit-il d’un « kidnapping » ou certains éléments de la pensée des Lumières ont-il favorisé ce détournement ? Pour Hobson, la construction de l’identité européenne des XVIIIe et XIXe siècles a permis l’affirmation d’une « exceptionnalité » qu’aucune autre civilisation n’a jamais revendiquée. « Les Européens n’ont pas cherché à refaire le monde parce qu’ils le pouvaient (comme le disent les explications matérialistes), mais parce qu’ils croyaient qu’ils le devaient. Leurs actions étaient dictées par leur identité et ils jugeaient l’impérialisme comme une politique moralement acceptable. » Pourtant, de nombreux Européens, solidaires des luttes anticoloniales ou des peuples du Sud, ont refusé cette vision, souvent au nom des Lumières. Quoi qu’il en soit, le débat mérite d’être poursuivi…

Alain Gresh

SOURCE : [Monde Diplomatique

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