La Coupe du monde: football, race et politique

Ce texte ne prétend pas aborder la globalité de la question raciale et de ses expressions, durant la coupe du monde. Il s’intéresse à la rivalité entre l’Algérie et la France, sur le territoire français, au rapport entre l’algérianité et la diaspora et aux enjeux politiques autour de la sélection française, notamment autour de la figure de Karim Benzema.

La Coupe du monde de football est sensée être une grande fête populaire, où l’on célèbre les valeurs du sport, l’amitié entre les peuples et la beauté du jeu. Au nom de ces principes célestes, la FIFA s’oppose à toute intervention de la politique dans ses compétitions et ses affaires. En réalité, cet « apolitisme » officiel est la façade idéologique du caractère irréductiblement politique du sport de haut niveau, instrumentalisé par la même FIFA, avec des slogans tels que son hypocrite et vide « Say no to racism », représentatif de l’antiracisme moral qui règne dans de nombreux États et instances internationales. Le football professionnel est dominé par des intérêts politiques et économiques, voire mafieux, qui président à l’organisation des grandes compétitions sportives et exercent une discrimination sur ce qui a le droit de citer  ou pas. Ainsi, l’UEFA n’a pas éprouvé de problèmes de conscience à organiser un championnat d’Europe espoirs sous l’égide de l’entité coloniale et raciste d’Israël, en 2013. Au Brésil, on a pu constater les importantes controverses et manifestations suscitées par les conditions de l’organisation de la coupe du monde, dans un climat de violence sociale et de corruption. Le football est aussi un vecteur d’identifications et de tensions chargées de sens politique. Les États et des acteurs politiques n’hésitent pas à exploiter symboliquement ces événements sportifs autour de ferveurs collectives piégées, en même temps qu’ils cherchent à tirer profit de leur effet de diversion. A l’inverse, ces événements peuvent cristalliser et même révéler des mouvements de fond et des antagonismes au sein des sociétés, dont les horizons débordent le sport. Le football, comme pratique sociale et passion partisane[1], est un phénomène ambivalent qui reflète la société et ne saurait être la cause de tous ses maux.

L’ombre de la race

Or, d’un point de vue politique, l’ombre de la race a plané sur cette coupe du monde. Elle planait depuis longtemps sur la sélection française, avec le mythe de la France « Black Blanc Beur » et la grande tentative de communion nationale de 1998 et, postérieurement, les polémiques répétées autour de ses joueurs noirs, arabes et musulmans, accusés de manque de patriotisme et assimilés à des racailles[2]. Une nouvelle variable s’est invitée, avec l’excellente participation de la sélection algérienne, l’engouement que cela a suscité au sein de la diaspora algérienne (et même au-delà), en France, et les réactions racistes en retour.

image censurée

La problématique raciale trouve aussi un écho particulier au Brésil. Pays postcolonial au passé esclavagiste, les relations et hiérarchies sociales y sont, en effet, fortement racialisées. Le mythe officiel de la nation métisse, où les races se seraient harmonieusement intégrées, tel que le développe le pouvoir, est associé au génie de l’équipe brésilienne de football, conçue comme une synthèse de la société et de l’homme brésilien. Il a logiquement été mis en scène, dès la cérémonie d’ouverture. Trois enfants – blanc, aborigène, et mulâtre – y ont été invités à lancer chacun une colombe, comme message de « paix » (et d’allégeance). Fait hautement significatif et censuré par les télévisions, l’enfant aborigène a sorti une pancarte pour dénoncer les politiques prédatrices dans la zone amazonienne. On a aussi pu constater le contraste de couleurs entre les supporters brésiliens, à majorité blanche, dans les tribunes et les joueurs sur le terrain. Puisque l’accès aux tribunes est conditionné par le prix des places, ce contraste témoigne de l’interpénétration de la stratification sociale et raciale au sein d’une société certes métissée. Il faut mettre cela en relation avec la violence sociale qui a entouré l’organisation de cette coupe du monde, loin de l’image vendue de « fête populaire » au pays du « jogo bonito », d’ailleurs contredit par le style actuel de l’équipe brésilienne.

Finalement, cette coupe du monde a mis en avant une rivalité nord-sud, amplifiée par l’organisation de la coupe du monde dans un pays latino-américain et aussi par l’érosion de l’hégémonie européenne. En effet, pour la deuxième fois de suite, seules six nations européennes ont atteint les huitièmes de finale et des nations majeures du continent européen (Espagne, Portugal – les ex-puissances coloniales dans la région – Italie, Angleterre) n’y sont pas parvenues. Pour la première fois, deux équipes africaines sont arrivées au stade de ces huitièmes et surtout sept des neuf nations latino-américaines engagées ont passé le premier tour. En ce sens, des solidarités transversales se sont faites jour derrière les nations du sud, avec un ravissement partagé pour le recul de l’hégémonie européenne, même si – pour la victoire finale – elle n’est encore contestée que par l’Argentine. Le rapport nord-sud n’est pas réductible à des contrastes de richesse ; il est chargé d’une histoire, marquée par l’expansionnisme européen, où les problématiques postcoloniales et raciales sont centrales, même si elles traversent aussi les sociétés du sud (et s’il existe un sud dans le nord).

De ce point de vue, il faut mentionner les rappels à l’ordre du Mexique et du Brésil par la FIFA à cause des comportements et slogans supposés racistes et homophobes de leurs supporters, en particulier lors de leur match respectif contre le Cameroun. Ceci est pour le moins cocasse. Même si le racisme constitue un fait social dans ces pays, étant de fait surtout tourné vers l’intérieur[3], la FIFA est mal placée pour le qualifier et le sanctionner, surtout dans un sens aussi unilatéral et à un niveau aussi superficiel, tant elle est liée à l’hégémonisme européen, comme le démontre – parmi beaucoup d’autres choses – le fait de faire jouer des matchs à 13 heures, en pleine chaleur, afin de protéger l’horaire de la diffusion des matchs en Europe (au détriment d’autres continents). Le show de la FIFA n’a d’ailleurs pas manqué de provoquer des réactions critiques et moqueuses au Mexique[4]. Toutefois, ce texte ne prétend pas aborder la globalité de la question raciale et de ses expressions, durant la coupe du monde. Il s’intéresse à la rivalité entre l’Algérie et la France, sur le territoire français, au rapport entre l’algérianité et la diaspora et aux enjeux politiques autour de la sélection française, notamment autour de la figure de Karim Benzema.

Algérie vs France

Les buts de Benzema et le départ tonitruant de l’équipe de France, avec deux victoires éclatantes face à des nations mineures du football, ont menacé de remettre au goût du jour la communion nationale « Black Blanc Beur » de 1998. Dès après la victoire contre le Honduras, le quotidien l’Équipe s’est empressé de faire sa Une avec un Benzema souriant, la main portée sur le coq national et le titre « KARHYMNE À LA JOIE », ceci sans oublier de peindre les trois premières lettres en bleu blanc rouge. On peut expliquer cet empressement par l’intuition que cette fois-ci l’épopée n’irait pas jusqu’au bout. Ce qui fut, un jour, mirage tragique n’allait être, à cette occasion, qu’une farce éphémère, aussitôt dissipée. Ceci n’a pas été que la conséquence des résultats sportifs. Les antécédents des violentes controverses raciales générées autour de l’équipe de France ont laissé trop de traces pour qu’on puisse à nouveau resservir le mythe, si récent et si usé déjà, de cette France « Black Blanc Beur ». Mais surtout l’irruption de l’engouement de la diaspora algérienne pour l’équipe d’Algérie a vite relégué les timides tentatives de le raviver au second plan. Cet engouement a contredit les préjugés intégrationnistes du mythe et produit des réactions qui ont définitivement miné le terrain.

Karim Benzema France Honduras 3-0

Cependant, il faut se rappeler que ce n’est pas la première fois que l’équipe d’Algérie vient contrarier les jolis récits construits autour de la sélection française. Après l’épopée des bleus en 1998 et 2000, la ministre des sports communiste, Marie-Georges Buffet, avait voulu faire un coup médiatique, en pensant pouvoir solder un contentieux historique et social avec l’organisation du fameux match de la réconciliation entre la France « Black Blanc Beur », dominée par la figure de Zidane, et la sélection algérienne, au stade de France, en octobre 2001. Le triomphe supposé de la France multicolore devait enterrer le conflit historique entre la France et l’Algérie, en même temps que résoudre le problème social de l’immigration d’origine coloniale et de ses descendants sur le territoire français. La ministre démontrait ainsi son incapacité à appréhender la profondeur historique et sociale du conflit, avec le paternalisme présomptueux et l’analphabétisme politique qui caractérise un large éventail de la gauche française. Il était absurde et même insultant de croire qu’un simple de match de foot « fraternel » fermerait le cycle.

Ce match fut, en même temps, l’occasion de remettre les pendules à l’heure : le sifflement de la marseillaise et les débordements révélèrent au contraire que, derrière la façade « Black Blanc Beur », le contentieux demeurait vif. D’ailleurs, cela se reproduisit, lors des matchs France-Maroc et France-Tunisie, ce qui montre bien que la problématique n’est pas algérienne mais maghrébine, voire africaine, donc indigène. La jeunesse extériorisa sa résistance sourde à l’opération médiatique de mystification et interrompit la mascarade. Elle siffla l’hymne de la nation impérialiste et raciste et se leva pour entonner l’hymne algérien, comme symbole des luttes contre le colonialisme et avec la fierté des origines. Ce fut indissociablement l’aboutissement d’une réalité sociale vécue, en France, et d’une résistance et identité transmises, aux enjeux plus étendus.

Si le mythe « Black Blanc Beur » est également attaqué depuis des postures d’extrême-droite ou assimilables à elle qui soupçonnent les joueurs noirs et arabes de la sélection d’usurper le maillot national, celui-ci s’inscrit avec elles dans le registre nationaliste, pour lequel – entre intégrationnisme et racialisation – la « diversité » sert de faire-valoir ou de repoussoir. L’irruption de l’Algérie accroît les tensions raciales déjà inhérentes à chaque match de l’équipe de France autour de la stigmatisation des performances et du comportement des joueurs arabes, noirs et musulmans. Elle vient heurter le mythe, non seulement comme un élément extérieur qui met en demeure de choisir entre deux nations, mais aussi et davantage comme un élément intérieur qui engage des identifications concurrentes sous-tendues par le conflit des races sociales, à l’échelle française et globale.

En 2001, l’Algérie était un adversaire facile à battre pour l’équipe de France qui dominait alors le football mondial : à la mise en scène de la réconciliation factice se joignait la garantie du résultat. La condition de la « fraternité » était l’absence d’enjeu sportif – due au caractère amical du match mais aussi à l’inégalité des forces – et donc l’assurance de la domination française. Durant cette coupe du monde, les choses ont changé. L’éventualité d’un croisement entre la France et l’Algérie, en quarts de finale de la compétition sportive la plus importante de la planète, laissait planer l’incertitude sur le résultat final. S’il ne s’est finalement pas produit le match s’est quand même joué par résultats interposés face à l’Allemagne, où l’Algérie s’en est mieux tirée que la France, même s’il est impossible d’anticiper ainsi le scénario d’un match réel.

Brazil France Soccer WCupDès lors, même si certains ont soutenu les deux sélections, le (pas si) inoffensif spectacle du « match de la fraternité » a laissé place à une bien plus périlleuse rivalité, menée à distance entre les deux pays et entre les deux sélections au sein de la France. Soudainement, les racistes qui n’avaient eu de cesse de dénoncer le trop-plein d’arabes et de noirs dans l’équipe de France leur exigeaient, au nom de la France, de faire mieux que l’Algérie, tout en soupçonnant Benzema de pouvoir trahir la cause. La presse française s’est interrogée sur la présence d’autant d’algériens d’origine française dans l’équipe d’Algérie, sans évoquer les profits tirés des ressources démographiques africaines dans les succès historiques de la sélection française. Inversement, la question a commencé à se poser, au sein de la diaspora et en Algérie, de l’étrangeté de voir Benzema dans le camp français et non dans le camp algérien. Ce dernier n’a d’ailleurs pas manqué de souhaiter bonne chance aux fennecs.

Aux grandes célébrations de la diaspora dans toute sa diversité, auxquelles se sont mêlés  des drapeaux palestiniens, maghrébins, arabes et africains, a donc répondu l’hostilité française. On s’est plaint du bruit et des présumés casseurs. En réalité, les incidents ont été très limités et très souvent provoqués par la police, voire construits de toutes pièces par l’extrême-droite. Tout ceci n’a été que l’alibi d’un ressentiment plus fondamental contre les manifestations massives de fierté algérienne, la multiplication des drapeaux algériens – avec tout ce que ce drapeau connote – et les défilés joyeux de basanés. L’inacceptable ne réside pas dans les violences exagérées ou même inventées des festivités, mais bien dans la visibilité de l’enracinement africain sur le territoire français, indissoluble dans la nation blanche. La répression et la criminalisation de ces manifestations, la multiplication des éditoriaux effarés à leur propos, la polémique sur la double nationalité, l’annulation de la diffusion sur écran géant du match Algérie-Allemagne, à Paris, et l’interdiction des drapeaux « étrangers », à Nice, ont contribué à construire une atmosphère postcoloniale entre, d’un côté, l’extrême droite et la République et, de l’autre, des indigènes plus que jamais dissonants.

De ce point de vue, comme me le faisait remarquer un ami, le contraste a été saisissant entre, d’un côté, les joueurs algériens nés en France qui ont pu exprimer librement leurs personnalités, leur foi islamique et leurs convictions et, de l’autre, Karim Benzema sans cesse épié (ferait-il le ramadan ?), sans cesse mis en demeure de démontrer son patriotisme et, d’un jour à l’autre, passé du statut de faire-valoir en sursis de la nation victorieuse à celui de bouc émissaire en puissance de la nation défaite : expressions de libération, d’un côté[5] ;  expériences de captivité, de l’autre.

Algérianité et diaspora

L’un des éléments les plus significatifs à observer, au sein de cette rivalité entre l’Algérie et la France, c’est la singulière proximité sociologique des joueurs qui composent les deux sélections, voire les liens fraternels qui existent entre eux. La majorité des joueurs de l’équipe d’Algérie proviennent de la diaspora algérienne, en France. En contrepartie, la majorité des joueurs de l’équipe de France sont d’origine africaine. Au-delà des expressions paradoxales de nationalisme cocorico, cela explique qu’on puisse soutenir la sélection française, en même temps que l’Algérie, puisque chacune engage, à sa façon, les enjeux sociaux et politiques de l’immigration d’origine coloniale. Toutefois, le rapport à la sélection française demeure nécessairement ambivalent, jamais univoque. En revanche, l’identification à la sélection algérienne n’est obscurcie par aucune arrière-pensée: on la sent pleinement comme notre sélection, celle qui nous représente véritablement et, mieux encore, nous incarne.

L’identification à la sélection algérienne définit bien entendu une algérianité commune des deux côtés de la méditerranée : on célèbre avant tout la victoire de l’Algérie. Elle prend aussi une connotation décoloniale, précisément liée à la nation algérienne, et donc raciale, en France. Malgré la présence de descendants de l’immigration algérienne dans les deux sélections, la sélection où ceux-ci se retrouvent pleinement est celle de l’Algérie. Cela va au-delà d’une identification nationale, puisque le soutien à la sélection algérienne et aux sélections africaines, en général, déborde les diasporas respectives et mobilise transversalement les indigènes. Il existe certes des témoignages inverses de défiance à la sélection algérienne, parmi les indigènes : soit à cause de rivalités nationales étroites, soit dans un sens intégrationniste. Mais, même si on peut souhaiter le succès des arabes et des noirs en sélection française, la victoire de cette sélection reste celle de la France, donc de cette France raciste. Et la défaite est toujours celle des arabes et des noirs. En contrepartie, quand l’Algérie gagne, c’est l’Afrique, le Maghreb et le monde arabe qui gagnent… jusqu’au cœur de la France !

Bref, la coupe du monde a mis en relief l’amplitude du champ algérien qui s’étend de l’Algérie à ses diasporas, en France et ailleurs. L’algérianité ne dépend même pas forcément de la possession effective de la nationalité algérienne. Les algériens de France, dont les rapports concrets à l’Algérie varient, témoignent de la profondeur de leur algérianité, en même temps que de la singularité de leurs expériences sociales sur le territoire français. Rien n’en a mieux témoigné que la générosité héroïque des joueurs algériens sur le terrain. L’algérianité déborde les limites de l’État-nation algérien, tout en l’impliquant, et mobilise des solidarités diverses en Afrique, dans le monde arabe et au-delà qui renvoient notamment aux combats de l’immigration d’origine coloniale, en France. On ne peut ainsi que souligner l’affinité profonde entre l’Algérie, dont les victoires ont été célébrées dans Gaza assiégée, et la Palestine, dont les joueurs et supporters algériens ont brandi la cause.

drapeau al quds

Sur le sol de l’ex-colonisateur, elle est une réponse certaine à la domination et à la haine raciale qui sévit et définit des rapports sociaux. Ceci suffit à lui donner sens contre les notions françaises d’universalité et d’identité nationale. Ce n’est certes pas un sens vide de contenus. L’algérianité est aussi l’expression d’une identité collective, autant transmise que reformulée au sein des luttes actuelles. Ses horizons ne sont aucunement réductibles au contexte franco-français. Certains observateurs voudraient n’y voir que le résultat d’un « mal-être identitaire ». Il n’est pas difficile de deviner les ressorts idéologiques qui motivent leur recours à un langage psychologisant et infantilisant qui permet de lui ôter toute profondeur sociale, culturelle et historique. On cherche autant à la définir comme un élément étranger à la société française, séparé d’elle, qu’à l’enfermer et la dissoudre dans la réalité française, afin justement d’empêcher que le lien politique soit fait entre les luttes décoloniales internes et externes. Or, les manifestations de joie suscitées par la sélection algérienne, en plus de montrer la force du lien entre les algériens de France et l’Algérie, ont révélé la présence légitime d’autres peuples que celui de France, sur le territoire national, et l’impossibilité de concevoir la France et même l’identité française dans les termes habituels de la francité. Les célébrations massives de la diaspora et de tous les supporters de l’Algérie ont révélé l’existence d’une « nation dans la nation » ou, plus exactement, d’une contre-nation qui pointe vers la décolonisation de la France !

En ce sens, le rapport entre l’Algérie et la diaspora n’est pas non plus univoque. Dans l’optique restreinte du nationalisme algérien, on ne parvient pas toujours à saisir les enjeux décoloniaux des luttes de l’immigration algérienne (et africaine) et de sa (leur) descendance, en France. De la même façon qu’elle est aux prises avec l’État-nation français, cette immigration ne tient pas dans les catégories étatiques de ce nationalisme, au prix d’incompréhensions réciproques. Inversement, l’enfermement de la diaspora dans le contexte français ne l’aide pas forcément à comprendre les problématiques algériennes et le sens global de ses propres luttes sociales et politiques. Prise dans la gueule du loup, pour reprendre la célèbre expression de Kateb Yacine, elle trouve dans le drapeau algérien un symbole puissant de résistance, tout en se situant dans une réalité sociale post-nationale. En contrepartie, l’Algérie vit dans l’ère postcoloniale des trahisons et paradoxes du nationalisme algérien, tel qu’il se cristallise dans le régime, avec des profondes contradictions internes.

L’approfondissement des échanges entre l’Algérie et la diaspora – certes constants – est donc stratégique dans la perspective du développement d’une conscience commune, tant tous les champs de bataille sont reliés. Cette conscience politique ramène, de fait, à la vocation singulière et à l’universalité du combat algérien pour la liberté, par-delà les étroitesses vides du nationalisme, tel que le cultive le pouvoir algérien, en même temps que dans la trajectoire de la révolution algérienne. Or, la performance historique de l’Algérie, durant cette coupe du monde, a précisément été l’occasion d’une rencontre entre le pays et sa diaspora, au travers de la sélection et par les explosions communes de joie des deux côtés de la méditerranée. Sans bien entendu exagérer l’importance du football, tant il est dérisoire face aux défis sociaux et politiques en Algérie et en France, il s’est véritablement passé quelque chose d’important sur le plan symbolique et émotionnel: un réveil algérien qui, par le vent frais qu’il a fait souffler sur la France, a balayé les mornes tentatives de raviver le mirage républicain et intégrationniste de l’équipe « Black Blanc Beur ». A la mise en scène de la communion nationale, factice et piégée, de 1998 a succédé une communion bien plus chargée de sens.

Karim Benzema comme cible et enjeu[6]

L’engouement de la diaspora pour la sélection algérienne, en même temps qu’il définit une appartenance algérienne marquée du sceau de la résistance, engage les luttes de l’immigration algérienne et africaine en France. Il renvoie à une algérianité post-nationale de rupture avec l’idéologie racisante de la francité, c’est-à-dire avec l’universalisme abstrait de la République et les conceptions patriotiques d’une France éternelle. Or, des problèmes comparables, bien qu’articulés différemment, se posent autour de la figure de Karim Benzema et, plus généralement, des africains de la sélection française. Si le fait, pour eux, de jouer en faveur de l’équipe de France ou de celle d’Algérie positionne différemment, cela n’élimine pas toute convergence et communauté de destin.

Malgré les scandales et la déferlante raciste qui s’était abattue sur elle, à l’équipe de France de 2010 il avait manqué son arabe, quoique Ribery a alors été un très bon substitut. Dans un contexte moins agité, celle de 2014 a eu cette chance. Il ne fait aucun doute que Karim Benzema, à la suite de Nasri (lui, directement exclu) et à cause de ses origines algériennes, fait l’objet d’un traitement spécial dans la presse sportive et l’opinion footballistique, en général. Ce traitement, qui succède à la béatification (très relative et emplie de réserves, en réalité) de Zidane, traduit de fait une évolution symptomatique du climat racial qui sévit en France. On sera bien sûr tenté de l’expliquer par la plus grande qualité sportive et le comportement plus exemplaire de Zidane. Ce sont les mauvaises performances de Benzema qui justifieraient les critiques dont il fait l’objet. Il serait irresponsable de voir du racisme dans ces analyses footballistiques, inspirées par des critères purement techniques. Dès lors, il deviendrait interdit de critiquer un joueur arabe. Par ailleurs, les Nasri et Benzema seraient, avec d’autres, le produit générationnel d’une jeunesse individualiste qui ne joue que pour l’argent, ce qui expliquerait notamment l’excès de nonchalance de Benzema.

On peut comprendre que des blancs tiennent ces propos, soit par un racisme latent, soit encore parce qu’il leur manque l’expérience subjective qui procure une connaissance sur le racisme. Les indigènes qui les reprennent font preuve d’une étrange naïveté et même d’une fausse naïveté, dont il serait intéressant d’explorer plus profondément les causes, mais on devine bien là un « effet d’intégration » qui prend la forme du déni ou la pose d’une fausse objectivité. Certes le génie de Zidane l’a mis au-dessus de toute critique sportive ; mais faut-il donc être le meilleur joueur du monde pour pouvoir être algérien sans être un bouc émissaire, en équipe de France ? Par ailleurs, il n’est pas vrai que son comportement ait été plus exemplaire, ni celui d’autres joueurs de sa génération. Il a, de fait, souvent été pointé du doigt, certes dans un autre contexte sportif et politique. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que le destin postérieur des joueurs arabes, en sélection, a été particulièrement funeste (même si le racisme ne les cible pas exclusivement). On remarquera que les algériens, issus de la même jeunesse des banlieues, n’ont pas eu de problème de comportement dans la sélection algérienne. Il se peut que le fait de jouer pour l’Algérie motive d’une autre façon que de jouer pour une nation raciste, où l’on est français ou arabe selon qu’on gagne ou pas, sans pour autant relever d’une « affaire névrotique, un symptôme psy » vis-à-vis de celui que certains mauvais analystes croient être  l’oppresseur « d’hier ».  Il se peut aussi que cette question du comportement soit davantage une appréciation qu’une réalité.

Il se peut, enfin, que les tensions effectivement observées ne soient pas tant le produit de la dégénérescence morale de la « racaille », sinon celui des rapports sociaux dans le microcosme social du football qui reproduit, à son niveau, les réalités macrosociales. Ce petit monde du football français sclérosé par la bureaucratie, soumis au parasitage bavard et arrogant du journalisme sportif et dominé par l’autorité mise au-dessus de tout soupçon de l’encadrement des éducateurs blancs est-il à la hauteur de ses joueurs noirs et arabes, considérés ailleurs comme des professionnels irréprochables et maintenus, en France, dans le statut infantilisant et dévalorisant de « mineurs » et de « racailles », sans droit de parole ? N’est-ce pas cela qui est à l’origine de l’explosion de 2010 ? Les critiques tactiques des joueurs de 2010 et de Nasri, en 2012, à l’approche du match de l’Espagne, n’étaient-elles pas fondées et relevaient-elles d’un mauvais comportement qui minait le groupe ou de demandes légitimes sous pression ?

L’alibi du jugement technique, dont on présume la neutralité (la technique est-elle neutre ?), cache bien d’autres choses. En général, les prestations de Benzema sont jugées avec une sévérité démesurée. Après le France-Allemagne, en quarts de finale, Benzema n’est pas apparu comme un joueur dont la performance aurait été moyenne, à l’instar d’autres joueurs. Afin d’expliquer la défaite française, la performance la plus critiquée et mise en avant a été la sienne, ce qui ne reflète pas forcément la réalité de ce qui s’est passé sur le terrain, d’autant qu’il a été à deux doigts d’être le héros (ce qui aurait induit une interprétation radicalement différente de la totalité de sa prestation). On a plus parlé de lui que de la faiblesse évidente de la créativité du milieu français, lent et sans idées, au sein d’une équipe jeune et en devenir face à une très bonne Allemagne. Il n’est pas dit qu’avec Ribéry et Nasri les choses eurent été différentes, mais c’est dans les grands matchs que manquent les grands joueurs et, finalement, quoiqu’on pense de ses performances en équipe de France, Nasri n’était pas présent en 2010, ni titulaire face à l’Espagne en 2012.

On pourrait aussi croire que c’est parce qu’on attendait beaucoup de Benzema, mais le traitement médiatique révèle moins une attente déçue – la performance décevante d’un Robben ou d’un Messi n’est pas traitée de la sorte – qu’une focalisation malsaine. Il est, de fait, intéressant de voir l’écart inouï de perception entre la presse et l’opinion françaises et la presse et l’opinion étrangères, à son propos. Par ailleurs – et c’est une habitude symptomatique, on est vite sorti du registre technique pour commencer à parler de son attitude sur le terrain et pour enquêter sur son rôle dans le vestiaire. S’il ne jouait pas assez bien côté gauche, c’était forcément un caprice de star (pas un problème de positionnement tactique, ni de baisse de régime). Et s’il est l’objet systématique de tels soupçons, cela n’a bien entendu rien à voir avec le fait qu’il soit arabe. Il faudrait même être aveugle au flot ininterrompu de propos racistes qui, sur les réseaux sociaux, accompagnent le commentaire journalistique.

On exagère toujours les contre-performances de Benzema, mais aussi ses performances. On le porte aux nues, comme après les matchs du Honduras et de la Suisse, pour aussitôt l’asseoir au fond de la classe, une semaine après. A son égard, le jugement sportif ne connaît pas la mesure: c’est tout ou rien. La raison réside dans le fait que Benzema – entendons l’arabe –  constitue autant une cible privilégiée du racisme qu’un enjeu pour lui : c’est l’arabe qu’on déteste; c’est l’arabe qu’on soumet et dont on réclame l’allégeance. On l’a bien vu : après le match du Honduras, on a vendu l’image d’une fusion entre le buteur et le corps national, en mettant en avant sa main posée sur le coq ; après la défaite face à l’Allemagne, c’est de nouveau la dualité qui a repris le dessus, en rappelant qu’il ne chantait pas la marseillaise.

Fusion ou dualité, assimilation ou apartheid, intégration ou exclusion, voilà bien les deux figures typiques d’une culture raciste, à relents coloniaux. Comme on le sait, la survalorisation et la dévalorisation de l’indigène sont les deux faces du racisme. A ce propos, la presse française aime signaler que Noah ou Zidane seraient la personnalité préférée des français. Cela est considéré comme une preuve que ce pays ne peut décidément pas être raciste. Or, c’est au contraire la preuve de ce racisme. On aime précisément ceux-là, parmi les indigènes, qui ne se rebellent pas contre le système raciste, reproduisant plutôt – dans le cas  de Noah – l’antiracisme moral du champ politique français[7]. Et surtout on aime aimer les indigènes, on s’enivre de cela, afin justement de se dire qu’on n’est pas raciste.

D’une certaine façon, Zidane avait, à son époque, incarné un enjeu équivalent à celui de Benzema aujourd’hui. Certaines de ses performances en équipe de France avaient été survalorisées (pas en 2000 et en 2006, mais en 1998), afin justement de vendre la marque « Black Blanc Beur ». Cela avait été critiqué, depuis des positions racistes. En réalité, c’est le même racisme qui commande cette survalorisation et les critiques formulées du point de vue de la francité. Le mythe « Black Blanc Beur » était, à la fois, racialisant et inspiré par l’imaginaire républicain de l’égalité abstraite. L’ambivalence ne doit pas dissimuler la complémentarité de ces termes. Ses critiques défendaient, depuis des positions inversées, l’unicité et l’identité de la France. Il y avait même eu des tentatives de « blanchir » Zidane, en insistant sur ses origines kabyles et en adoucissant son indigénité. Cela fait contraste avec le traitement de Ribéry – blanc indigénisé, moqué et haï – parce qu’il a grandi dans un quartier, s’est converti à l’Islam et a embrassé la cause des Arabes.

Franck Ribery, Nicolas Anelka

Cible et enjeu pour la nation française, Benzema est aussi disputé par la France et l’Algérie. D’un côté ou de l’autre, il peut être considéré comme un traître. Or, à sa façon, c’est un algérien qui assume son algérianité et défie la francité, au sein de la sélection française. S’il n’est pas rebelle, il n’est pas non plus que passivité : il a eu quelques notes dissonantes. Du moins, il n’est pas l’équivalent exact d’autres joueurs qui manifestent bruyamment leur allégeance à la nation française. En tout cas, on ne peut pas donner une importance démesurée à un geste, au rituel si convenu, dans l’effusion d’un but. Il est paradoxal qu’il joue pour la France ; comme il pourrait être paradoxal qu’il n’y ait aucun arabe et noir dans la sélection française au regard de la démographie du pays. Cela ne peut pas être compris dans les termes d’un nationalisme étroit, mais s’entend dans une perspective décoloniale.

Malgré tout, il n’en demeure pas moins que le choix de l’Algérie est bien plus porteur. D’abord, il est plus digne et libérateur de défendre les couleurs de la nation postcoloniale que celles d’une nation impérialiste et raciste. Ensuite, ce choix répond bien mieux aux combats de l’immigration, en France, par les ruptures internes qu’il engendre. Si pour les descendants de l’immigration d’origine coloniale, le choix de la nation postcoloniale était naguère un choix par défaut, il ne fait aucun doute que le funeste destin des Nasri et Benzema en sélection française inspirera de plus en plus de vocations africaines. Pour eux, l’heure de l’Afrique a sonné !

 

Malik Tahar-Chaouch, membre du PIR

Notes

[1] L’expression « passion partisane » est de Christian Bromberger qui a réalisé des travaux ethnologiques sur le football, comme celui-ci : Bromberger, C., 1995, Le match de football. Ethnologie d’une passion partisane à Marseille, Naples et Turin, Paris, Editions de la maison des Sciences  de l’Homme.

[2] Rappelons, à ce propos, le communiqué du Mouvement des indigènes de la république, après la qualification de la France face au Portugal pour la finale de la coupe du monde 2006 : http://indigenes-republique.fr/la-racaille-en-finale/

[3] Cela peut même traduire une « haine de soi ». Dans la logique des hiérarchies internes, où l’élément africain est subalterne et dévalorisé, il est probable que les joueurs du Cameroun aient pu être la cible d’expressions racistes, notamment au regard de la sociologie des supporters qui ont les moyens d’assister à un match de coupe du monde.

[4] Si certains intellectuels mexicains ont sauté sur l’occasion pour aborder la problématique du racisme, étrangement ceux sont aussi surtout les moins bien placés – de ce point de vue, au Mexique – qui se sont empressés de donner raison à la FIFA, notamment les « faiseurs d’opinion » liés aux grands groupes médiatiques, plus à cause de la mauvais image que cela donnait du pays que par un véritable souci pour la question raciale, puisqu’ils sont liés aux pouvoirs et aux groupes sociaux dominants.

[5] Cette migration de joueurs algériens, nés et formés en France, vers l’équipe d’Algérie fait écho à la fuite des joueurs algériens des clubs français et même – pour certains – de la sélection française vers l’équipe du FLN, durant la « guerre d’Algérie ». On ne prétend bien entendu pas confondre tout cela. Les conditions historiques et les enjeux sont différents. La lutte n’est plus nationale et territoriale. Par ailleurs, les joueurs de l’équipe du FLN avaient dû sacrifier leur carrière (ou risquer de la sacrifier), au milieu d’un conflit armé, en jouant pour une nation qui n’existait pas encore. On parle d’autre chose. Cela ne retire rien au fait qu’il existe un appel similaire. On pourrait objecter que les joueurs actuels n’auraient jamais eu leur chance en équipe de France, mais ce n’est même plus le cas de tous, dont certains étaient convoités, comme notamment Bentaleb. Les temps changent.

[6] Il faut aussi appréhender ces figures indigènes du sport dans une perspective historique, avec un continuum entre la période coloniale et postcoloniale. A ce propos, on peut notamment citer cet article sur Larbi Ben Barek, la « perle noire » http://insaniyat.revues.org/10020 . Il existe, en ce sens, toute une littérature sur sport, histoire coloniale et immigration. C’est en tout cas une approche à approfondir.

[7] Zidane a toujours été plus silencieux et prudent. On peut regretter son manque d’engagement politique, mais aussi faire une lecture politique de ses silences.

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