Karim Benzema et la captivité tricolore

L’affaire Karim Benzema est un nouveau révélateur du traitement, en France, des descendants de l’immigration postcoloniale, en particulier maghrébine, qui jouent pour la sélection nationale. Les indigènes doivent toujours être exemplaires, à fortiori si ils sont de « grands sportifs ». Voilà en substance le propos de Manuel Valls. Au-delà des footballeurs, cette affaire informe sur le statut des indigènes dans le contexte social et politique du pays. De fait, les rôles qu’on leur assigne et les obsessions qu’on projette sur eux ne sont pas exclusifs du champ sportif. On les retrouve notamment dans les champs politique et intellectuel.

Au début de la coupe du monde 2014, tandis qu’il faisait le bonheur de l’attaque française, le journal L’Équipe titrait sur la photo du joueur, la main sur le coq du maillot tricolore, « Karhymne à la joie », en peignant les trois premières lettres de son prénom de bleu-blanc-rouge. Quelques buts avaient suffi à en faire un « français », le visage d’une possible réconciliation nationale avec les joueurs issus de l’immigration postcoloniale[1], après les scandales de la coupe du monde 2010, où il n’était même pas présent, ni d’ailleurs aucun joueur maghrébin. Néanmoins, lui comme Nasri incarnaient le carriérisme, le manque d’amour du maillot et le comportement supposé insultant ou désinvolte vis-à-vis de la sélection. Les désillusions postérieures et l’affaire de la sextape de Valbuena en ont refait un « arabe », le restituant dans le rôle de la racaille, indigne de porter le maillot, avec tous les poncifs ainsi véhiculés sur les banlieues définies comme « territoires perdus de la République ».

Faire-valoir de l’intégration républicaine, dont on réclame une adhésion effusive aux symboles nationaux, ou bouc émissaire du corps national qui se doit de se purifier de ses « éléments étrangers », les joueurs issus de l’immigration postcoloniale sont, en même temps, la cible et l’enjeu – les captifs – du principe de majorité qui gouverne la France : la « majorité » blanche, aussi bien incarnée dans le drapeau Bleu-Blanc-Rouge que dans le mythe intégrationniste de la France « Black-Blanc-Beur ».

Il ne s’agit pas ici de se prononcer sur le fond juridique de l’affaire, dont on accède que par les fuites instrumentalisées du dossier et les rumeurs propagées par des médias avides de sensationnel. Le jugement appartient à la justice, quoique cette « justice » – qui a institutionnalisé l’impunité en matière de crimes policiers – ne doive nous inspirer aucune confiance. C’est d’ailleurs le manque de confiance en son impartialité qui a sans doute conduit Karim Benzema à se chercher un avocat, sioniste notoire, qui pourrait peut-être – doit-il se dire ! – mieux le défendre dans un système qui est sensé porter aux nues la « communauté juive ». Peine perdue : c’est là une affaire qui concerne strictement la France blanche aux prises avec les descendants de son immigration postcoloniale. Nul subterfuge, ni médiation ne viendront le sauver[2].

Encore une fois, c’est le traitement politico-médiatique de l’affaire qui retient l’attention. Les médias, si avides de présomption d’innocence, quand de prestigieux français « européens » – tels DSK et Platini – sont accusés par la justice étrangère, l’ont d’emblée présumé coupable. Un crachat anodin, dont les footballeurs sont coutumiers, capté par une caméra vigilante, après l’hommage du Santiago Bernabeu aux victimes des attentats du 13 novembre et la Marseillaise, lors du « clásico », a suffi à déchaîner les passions. On s’est rappelé qu’il ne chantait pas l’hymne national. Ne provient-il pas de ces populations soupçonnées de célébrer le coup porté à la nation en deuil et sommées de se démarquer bruyamment? Bref, Benzema est le coupable idéal, dont la discrétion et le manque d’éléments à charge, quant à son comportement public, ne doivent tromper personne. Ils ne peuvent être assimilés qu’à la sournoiserie si typique de ceux de sa condition et de sa race. Quoiqu’il fasse (ou pas), quoiqu’il dise (ou pas), il est coupable. Pas seulement coupable de complicité de chantage : coupable d’être ce qu’il est, coupable du moindre geste qu’il fait ou ne fait pas, du moindre sourire qui pourrait éclairer son visage et assombrir les regards scrutant qui y voient le signe incontestable d’un affront. « Baisse les yeux ! », semble lui crier la foule, comme aux bons vieux temps des colonies. Innocent ou coupable, il est de toute façon coupable d’avance. Quelle que soit l’issue de la procédure, il le restera mille fois plus que d’autres, même condamnés.

Les politiciens ont vite sauté sur l’aubaine qui leur était offerte d’exploiter l’affaire à des fins populistes, en proclamant leur immaculée conception de la nation dont les valeurs ne sauraient être souillées par un sportif qui en porte les couleurs. Le Président de la République lui-même et le Premier Ministre se sont crus obligés de donner leur opinion du haut de leur magistère. Manuel Valls – en bon commandeur de la nation – a jugé son comportement incompatible avec un retour en équipe de France, tandis qu’il avait longtemps soutenu son ministre Cahuzac accusé de fraude fiscale et qu’il déplore les dossiers judiciaires qui s’accumulent contre les « représentants de la République », faisant ainsi – selon lui – le lit du populisme. Disons-le : la routine.

Parmi les commentateurs soucieux d’expliquer à quel point leur sévérité salutaire ne saurait être inspirée par un quelconque racisme, nombreux ont rappelé l’estime qu’ils portaient à bien d’autres « noirs » et « arabes » qui avaient dignement porté les couleurs de l’équipe de France, quand ceux-ci respectaient encore le maillot. Zidane, Thuram, Desailly et bien d’autres en avaient été l’honneur. Or, ceux qu’on estime et ceux qu’on exècre ne le sont qu’en fonction des résultats sportifs et dans des contextes politiques successifs qui articulent des récits, aucunement opposés, mais complémentaires sur le rapport entre la nation et son immigration. En 1998, en plein gouvernement de la « gauche plurielle », on célébrait le mythe intégrationniste aux trois couleurs de la « diversité » (en fait, des blancs et des divers). En 2010, en pleine France sarkozyste, on déplorait la souillure de la nation Bleu-Blanc-Rouge par la racaille qu’il fallait nettoyer au Kärcher. Les événements sportifs et les contextes politiques, où on leur donne sens, le macrocosme social et le microcosme du football, qui en reproduit les hiérarchies, entretiennent une étrange connivence. En 2014, on a voulu revenir en arrière, refaire le coup du grand carnaval « Black-Blanc-Beur », où on s’étaient tellement aimés, disait un titre de presse de 1998. Les faits sportifs sont têtus. Ils nous ont épargné la mascarade, jouée sans beaucoup de tonus avec un public plus incrédule aujourd’hui qu’hier, mais néanmoins prompt à dégainer une Marseillaise d’outre-tombe, le temps de deux ou trois matchs, vite engloutis par le racisme sordide, quand la défaite éclaire les artifices du spectacle de la victoire et de l’amour porté à ses héros basanés.

Dès lors, on peut se demander quel sens cela a pour un descendant de l’immigration postcoloniale de jouer pour la France, captif autant dans la victoire que dans la défaite des mythes et des ressentiments nationaux qui reproduisent la condition des siens. Dans le meilleur des cas, on peut y voir le potentiel d’une « autre France » et d’un au-delà de la France, retourné contre elle. Mais, dans les conditions de cette captivité, il faut plutôt considérer que les joueurs qui font le choix de plus en plus courant de la sélection d’origine – des nations du Sud ! – portent bien mieux, au sein de la société française dont ils font partie, le dépassement de la nation et des rôles auxquels on n’a de cesse de les réduire : parce que c’est eux ; parce que c’est la France. Leur trahison déclamée, quand la beaufitude ambiante proclame qu’ils « doivent tout à la France » et qu’on les destitue donc de leur nationalité, déplorant aussi de ne plus les tenir en laisse[3], est synonyme de libération et de dignité au-delà de la France, pour une autre France et pour les leurs en France : ceux-ci qui ont la distinction exclusive par leur condition raciale de toujours « devoir quelque chose à la France », même quand ils la font gagner – parce que pour un blanc, l’éducation, la formation et les opportunités qu’elles offrent sont un dû – et qui collectivement, pourtant, sont les bien moins servis au festin des « privilèges nationaux » des pays du Nord dans cette France qui est leur négation. Karim Benzema, même à Madrid, même riche, reste captif de la nation tricolore, dont il est le sujet et le pestiféré.

 

Malik Tahar-Chaouch, membre du PIR

 

Notes

[1] Toutefois, on s’inquiétait de savoir si les joueurs musulmans de la sélection feraient le jeûne du Ramadan et donc s’ils ruineraient éventuellement par leur pratique religieuse une histoire si bien commencée.

[2] Juste avant la publication de cet article, l’information du changement d’avocat de Karim Benzema est tombée : preuve que la défense devait prendre un autre tour, d’autant qu’Alain Jakubowicz a joué, par le passé, la carte du « racisme antiblancs » et ne saurait donc interroger correctement le contexte raciste qui joue contre le joueur. http://www.football365.fr/equipe-de-france/alain-jakubowicz-n-est-plus-l-avocat-de-benzema-1320914.shtml Par ailleurs, il y a eu la fuite d’une « autre affaire » dans la presse, où il n’intervient qu’en qualité de témoin et qu’on a encore immédiatement présentée à son désavantage.

[3] Puisque les « autres » – ceux qui ont fait le choix de la France ! – ne le font forcément que par pur bénéfice

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